
Jean-Pierre Siméon. Une question de vers et de versants
Seize années durant, nous avons pu apprécier le travail de Jean-Pierre Siméon à la tête du Printemps des poètes. Nous l’avons vu payer de sa personne pour lancer, parrainer, soutenir tel ou tel festival de poésie, courir aux six coins de l’Hexagone pour saluer et conforter la présence de la poésie, fût-ce dans les villages les plus reculés, à tel point qu’on en finissait par oublier le poète lui-même. Rarement, sauf à l’époque des frères Breton gouvernant les éditions de Saint-Germain-des-Prés dans les années 1960, un poète s’était à ce point dévoué pour faire vivre la poésie en France, la faire rayonner sous la double tutelle des ministères de la Culture et de l’Éducation nationale. Jean-Pierre Siméon est profondément convaincu que « la poésie sauvera le monde1 ». Très léger désaccord entre nous : nous ne sommes pas si sûrs que la notion de « salut » soit pertinente à propos de cet art de diffusion restreinte et de cheminement mystérieux qu’est la poésie. Dépassée, à notre sens, la conception issue du romantisme hugolien considérant le poète comme substitut du prêtre ou auxiliaire de l’enseignant laïque, bref, comme pourvoyeur de sacré, à la suite des surréalistes et de Rimbaud. La poésie nous semble entrée dans une période de transmission plus secrète, plus nouvelle. Aussi convient-il plus que jamais de prendre l’exacte mesure des paroles des uns et des autres.
À cet égard, la parution récente du petit recueil intitulé Lettre à la femme aimée au sujet de la mort nous permet de voir (et d’entendre) le poète Siméon prendre sa juste place dans la tradition lyrique française, au croisement des voies venues d’un côté de Paul Éluard, de l’autre d’André Frénaud ou de René Guy Cadou.
Mais l’homme au cœur des choses de la ville,
les façades et le ciel, le mutisme et l’effroi,
pose un jour son regard sur l’éclat d’un visage.
Cela est simple comme une naissance,
le pas risqué au seuil d’un jardin,
la paix du matin sur l’ombre des pourpiers.
L’homme alors
hante sans fin sa solitude
et reconnaît dans l’empreinte de ses pas
la poussière d’or qu’il portait aux talons.
Alors,
les lèvres sèches et le cœur sans douceur,
il fait le compte de ses nuits et de ses apparitions.
Cela est simple comme une peur d’enfant,
un vol d’oiseau sous les fusils.
Quand il a oublié le visage et jusqu’au rêve du visage,
il marche dans la ville
comme un aveugle inventant les couleurs par leur nom.
Il marche vers sa certitude. Cela est simple.
Le monde n’a que l’or bref d’un visage
pour argument2.
Ce très beau poème tout en retenue, hésitation et gravité, fait se produire un événement à peine nommable devant nos yeux. Du suspens a lieu – « Alors » – comme dans une fable où se croisent tout ensemble narration et discours. Parmi plusieurs lectures possibles, celle-ci : il s’agit d’une entrée décisive dans le métier de poète et dans la poésie, l’homme se tenant comme dans un poème « au seuil d’un jardin » éminemment pacifique où se projette « l’ombre des pourpiers », mélange de nuit et de couleur. Ou bien celle-là, plus symbolique : il pourrait s’agir des décisions que nous prenons, à tel ou tel moment de nos existences. Alors chacun de nous de « marcher vers sa certitude », phrase noble et belle comme un texte d’Albert Camus. Car le poème de Jean-Pierre Siméon n’a pas peur de paraître anachroniquement « engagé », la poésie étant pour lui affaire humaine de part en part, et l’humanisme, sa philosophie déclarée.
Il existe cependant une autre face de Jean-Pierre Siméon, qu’il convient de concilier avec la première. Homo duplex, comme disait le romancier Conrad de lui-même, le poète Siméon est aussi homme de théâtre. Peut-être même est-il d’abord homme de théâtre, l’un des seuls aujourd’hui en France à pratiquer les deux arts à égalité. Une quinzaine de ses pièces, dont certaines correspondent à des commandes et ont déjà vu la scène, ont été rassemblées en un recueil. La plus célèbre est sans aucun doute le Stabat Mater Furiosa, créé en 1999 à la Maison de la poésie de Paris dans une mise en scène de Christian Schiaretti. Il s’agit d’un long et vibrant texte de protestation de vingt-trois pages, composé, semble-t-il, au Liban, et placé dans la bouche d’une femme dont le destin a été brisé par les guerres du Moyen-Orient. On y découvre un Jean-Pierre Siméon beaucoup plus libre et déchaîné, si l’on ose dire, que dans l’expression lyrique classique de sa poésie.
je crache sur celui qui fait d’un corps de femme une chair ouverte
une chair bleue qui était blanche
couverte de guêpes qui était faite pour le baiser
déchirée qui était comme une soie pour le soleil
je crache sur la haine et la nécessité de cracher sur la haine
homme de guerre je te regarde
regarde-moi
je te dis regarde-moi
tu ne sauras pas qui je suis ni d’où je viens
je n’en ai plus la mémoire
plus de place pour la mémoire
mon esprit est tout entier occupé à forger les sentences de ma colère
soudain si je veux comprendre tout de même
tout de même
je suis celle qui essaie de comprendre par la colère
comme la cascade comprend la roche par la colère
il me faut ce courage d’effacer en moi l’effet de la douceur
tout souvenir
de la douceur
et toi il te faut également accomplir
ce mauvais courage
dont tu es la cause
il nous faut effacer l’effet de la douceur tout souvenir de la douceur
la chaleur d’une main sur l’épaule au dévers du lit
quand la lumière dessine la fenêtre au petit matin
la chaleur du doigt qui essuie le lait sur les lèvres de l’enfant
la chaleur du front qui cherche la maison bâtie sous l’aisselle
la chaleur d’une table où s’échangent les sourires comme un vin clair3…
Ce qui change la nature du poème dans ce monologue, c’est son caractère d’adresse à quelqu’un, appelons-le l’ennemi ou plus anonymement le guerrier, d’une parole en situation capable d’adjurer, d’invectiver, de haïr, de se charger de toutes les scories du sentiment. On le voit à la lecture, la respiration du vers sur la page est différente, les décrochements typographiques traduisent le silence tout comme les répétitions des mots et des phrases expriment les impasses de la colère. Il y a à la fois place pour le retour de la parole sur elle-même et juste ce qu’il faut de relâchement de tension dans la syntaxe et le choix des mots pour mimer une parole « populaire », capable d’accueillir une telle déclaration. On imagine en effet une assistance tout entière communier avec cette femme, cette mère délibérément accusatrice et faire sien son discours. On pressent la charge d’affectivité que saura faire partager la comédienne titulaire du rôle. C’est une parole puissamment efficace qui s’exprime là, qui nous amène à réfléchir sur les degrés d’intensité par quoi passe la langue selon qu’elle s’énonce en première personne ou qu’elle nous tutoie d’un « tu » implicite. Réfléchir, en somme, aux divers angles d’incidence du langage humain sur l’oreille humaine. Tels sont les deux versants que fréquente assidûment la parole de Jean-Pierre Siméon, d’une part la pure verticalité lyrique, de l’autre l’obliquité d’une parole déjà ployée, voire gauchie, par l’usage commun. Celle-là impose le respect, celle-ci touche plus sûrement et plus largement la communauté des faiblesses que forme un auditoire de théâtre.
- 1. Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde, Paris, Le Passeur, 2015.
- 2. Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes, préface de Jean-Marie Barnaud, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2017.
- 3. Jean-Pierre Siméon, Stabat Mater Furiosa, dans Théâtre 1999-2004, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2013.