
Paul Louis Rossi. Voyageur dans la nuit
Voyageurs de la nuit.
visages.
Visages des
nuits.
Si vaste. Existe-t-il
dans l’univers.
Avec la voix. avec le dessin de la
voix.
Une couleur palpable.
Parcelle de lumière.
Où nous soyons
unis1.
Paul Louis Rossi est un écrivain des seuils, des passages, des voyages. Aussi convenait-il de poser l’un de ses poèmes au seuil de l’article que nous lui consacrons. Par geste de courtoisie, de salut. Le poète se tient toujours entre deux terres, entre deux textes en effet. Entre deux îles peut-être même. Son patronyme italien cache en effet un Breton maternel, ayant son lieu d’ancrage à Nantes et dans la région nantaise. De là son attachement au cornique de Cornouailles, toponyme désignant la Cornouaille française (le Finistère) aussi bien que les Cornwall anglaises, comme à toutes les langues prétendument minoritaires. Cela explique sans doute aussi son goût prononcé pour l’éloignement, à commencer par sa pratique de l’alternance littéraire entre prose et vers, voire le mélange des deux, mais aussi et surtout son art consommé de la digression.
Paul Louis est quasiment intenable à l’intérieur de son texte même. Au départ, il pose un titre, nom de peintre, de poète ou de territoire, qu’il se propose d’explorer puis, tout de suite, il se perd, méandre, digresse avant de renouer avec son fil en toute fin de parcours. L’expérience n’est pas moins envoûtante que déroutante pour son lecteur. Pour nous, nous l’affirmons volontiers, Paul Louis Rossi est l’un des plus fins prosateurs contemporains de la langue française. La réunion de ses « Chroniques », données principalement dès 1965 à la revue Action poétique et rassemblées ensuite dans le livre intitulé Les Variations légendaires 2, est un véritable plaisir pour l’esprit. L’écriture de ces textes, dont l’enjeu philosophique et esthétique est des plus sérieux, déploie un mélange d’érudition et de réflexion proposées sur un ton si léger, pour ne pas dire quelquefois désinvolte, que l’on comprend très vite qu’il s’agit d’une recherche, d’une quête initiatrice à laquelle on s’associe très vite, soi-même lecteur. Tout au long de ses voyages en compagnie de Pierro della Francesca, Memling ou Carpaccio ou encore dans le sillage de Gérard de Nerval, le poète prend en effet le temps de s’interroger sur la nature du lien unissant la poésie et, plus généralement, l’art à la politique. Les Variations légendaires sont autant d’actes d’émancipation courageux vis-à-vis des théories du réalisme socialiste alors encore en vigueur dans certains cercles marxistes. Lisant les « Leçons d’esthétique », on croirait assister en direct à un adieu aux dogmes et à une redécouverte des formes – préludant d’ailleurs, se dit-on, à un nouveau formalisme.
L’Art n’est justement pas une marchandise comme les autres, ne serait-ce que par sa longévité. Toute théorie qui n’apercevrait pas le caractère symbolique de l’art se condamne d’avance aux pires errements… C’est donc au double procès du réalisme, comme aboutissement de la chaîne esthétique, et comme pratique visant à restituer la réalité que devrait conduire cette critique. Car nous savons que la réalité des pratiques sociales disparues est à jamais détruite, et qu’elle n’émerge que par la symbolique des signes et des gestes qui ont échappé à cette destruction.
Il nous reste de dire quelques mots de la possibilité d’une analyse strictement formelle des œuvres d’Art.
On comprend que, désormais, le déterminisme historique passera pour une vieille lune, les sciences de l’analyse structurale des signes (linguistique, psychanalyse, etc.) prenant sa relève. On sent surtout combien le sujet poétique semble soulagé d’échapper à un tel carcan. C’est cela que dit le parcours primesautier de Paul Louis Rossi et qui le rend si émouvant. Ainsi, à peine a-t-il affirmé la légitimité de son droit à digresser (et transgresser) qu’il part aussitôt vers Nantes, la ville mystérieuse par excellence pour Vaché et Breton, auxquels il tourne effrontément le dos. Paul Louis nous entraîne vers son Nantes à lui, son Nantes intime, dans les premières pages de Quand Anna murmurait 3, où il nous fait déchiffrer l’une de ces notes en petits caractères qu’il aime à placer à l’entrée de ses poèmes, tel un seuil à franchir impérativement par le lecteur.
Mais c’est au soir qu’il faudrait venir, quand les nuées arrivent de la mer en aval pour se jeter contre la Ville, entre les docks et la lumière des quais. Je me souviens d’une fin de journée, avec nos amis, nous étions allés voir le port. Dans la nuit des bouffées de pluie et de vent venaient nous assaillir, nous déséquilibrant un instant pour s’épuiser aussi vite. Pendant les accalmies il faisait une douceur extrême, et pourtant il nous semblait que de cette bouche d’ombre, ouverte sur l’Océan tout proche, pouvait surgir à tout moment une bourrasque qui viendrait tomber sur nous comme une armée de brigands.
Ici le mystère tient aux nuances du ciel et du climat, la poésie émane du rapport de l’individu au dehors (Nantes, lorsque j’y retourne au hasard, j’aime être seul). Est-ce de l’impressionnisme ? Aucunement. S’il aime plus qu’à son heure allonger le pas jusqu’à la prose, dont il maîtrise élastiquement le rythme, Paul Louis Rossi est d’abord un poète rythmique stricto sensu.
La poésie n’est pas autre que cette scansion du langage, ce tracé de l’imaginaire et du réel, qui permet à chacun – ayant accompli son parcours – de se tenir debout dans le monde et d’affirmer la supériorité de son organisation et de son harmonie4.
Le terme capital est ici celui de « scansion ». À ne pas considérer d’un simple point de vue technique mais aussi en son sens esthétique général. Se tenir debout, en harmonie avec le monde, dit-il, est une tâche chaque fois individuelle, chaque fois recommencée par chacun d’entre nous. Qui protesterait contre cela ? Par-delà la « scansion » saisonnière des pratiques amoureuses (on se reportera à la délicieuse « Époque des cerisiers 1985-1989 » dans Quand Anna murmurait), on fera remarquer toutefois que, pour Paul Louis Rossi, demeure toujours à la fin le mystère diffus, extérieur, impossible à localiser, de nos voix dans la nuit.
Revient parfois la nuit
Celui qui meurt, il revient parfois
dans la nuit.
Il colle son visage près
du nôtre. il parle.
Mais on ne voit que ses lèvres
qui remuent, et son sourire.
Indéchiffrable.
Que fait-il ? flottant dans
l’idéal.
Près de l’œil fermé, sous la peau très mince
du sommeil.
Entre la lumière et le noir 5.
- 1. Paul Louis Rossi, « Visages », dans Faïences, Paris, Flammarion, 1995.
- 2. P. L. Rossi, Les Variations légendaires, Paris, Flammarion, 2012.
- 3. P. L. Rossi, Quand Anna murmurait. Anthologie des poésies 1953-1999, Paris, Flammarion, 1999.
- 4. P. L. Rossi, Les Gémissements du siècle, Paris, Flammarion, 2001.
- 5. P. L. Rossi, « Les Sommeils », dans Quand Anna murmurait, op. cit.