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Dans le même numéro

Poésie – Emmanuel Hocquard. Changement d'ordre poétique

septembre 2016

#Divers

Poésie

Emmanuel Hocquard, Changement d’ordre poétique

Pour comprendre la démarche subtile et provocante d’Emmanuel Hocquard, je ne saurais donner meilleur conseil que de lire l’imposant ouvrage qu’il a publié aux éditions P.O.L, en 2001, sous le titre énigmatique de Ma haie1. Rien de naturel ni de bucolique dans la « haie » en question. Il s’agit tout simplement du nom dont l’auteur aime à désigner son désordre.

Lequel remonte à l’enfance, nous confie-t-il (« Petit, j’étais désordonné, mais désordonné comme il n’est pas possible de l’être »), mais dont il a finalement pris son parti (« Je regarde mon désordre comme un penchant »). Car l’ordre apparent que l’adulte Hocquard semble avoir acquis depuis est, poursuit-il, un leurre.

En fait mon désordre s’est déplacé. Il est aujourd’hui caché au cœur de mon ordinateur. Il y a quelques grands dossiers : mes cours à l’École, mon courrier, ma Banque, mon Grand Frère, ma Vie, mon Œuvre, mon Éditeur, etc. Un de ces grands dossiers s’intitule Ma haie. C’est là. Là que gisent pêle-mêle une quantité de documents inclassables, sans liens entre eux, sorte de rhizome incontrôlé (amorces de textes, bouts de journal, notes, blaireaux, Dernières nouvelles de la cabane, lettres privées…) dans lequel j’ai puisé une bonne part des éléments qui constituent ce livre.

Voici un poète d’humour léger qui donne sans cesse le change. Il y a l’homme réel, sociable, entretenant une correspondance suivie avec ses amis, reproduisant son échange de lettres avec eux, tout en se méfiant de l’ordre chronologique que ce choix imprime à son livre (« De sorte qu’en réunissant, dans un ordre à peu près chronologique, les textes qui suivent, je ne suis pas certain de faire une bonne opération »). Il y a ensuite l’auteur, pratiquant un « désordre versifié » reconnaissable, certes, à la phrase écourtée du vers quoique le plus souvent à peine distinct d’une simple phrase de prose. Exemple :

Oncle Benserade, à la fin des années quarante, vendait des postes de radio et des disques de danse, avenue d’Espagne, en face de la gare

Ce poème de Ma haie s’intitule « Allée de poivriers en Californie ». Inutile de partir à la recherche desdits poivriers, on ne les verra nulle part. Ici, le désordre est maximal. En fait, il ne s’agit même plus de désordre, mais de subversion pure et simple. Emmanuel Hocquard, dans la compagnie de quelques autres (Olivier Cadiot, Claude Royet-Journoud, Michael Palmer…) a entrepris d’arracher systématiquement la poésie à ses images et à ses rythmes. À ses clichés. Il donne la pédagogie de son propre art poétique :

À quoi reconnaît-on qu’on a affaire à de la poésie ? À sa physionomie, qui comprend l’aspect et le ton.

Jadis la chose était claire. La page de poésie se signalait d’abord visuellement. Elle n’avait pas le même aspect que la page en prose : en poésie la ligne d’écriture s’interrompt en fin de vers alors qu’en prose les phrases s’enchaînent en continu, au moins jusqu’à la fin de chaque paragraphe. […]

Les choses ne sont plus aussi simples… un renversement est en train de se produire. Tandis que naguère, le poète coulait sa pensée dans la forme-poésie parfaitement identifiable comme telle, surfant sur le rythme et la musique des vers, aujourd’hui il invente la forme de sa pensée. […] Je pense qu’il y a aujourd’hui un malentendu sur le mot poésie2.

Désordre, désordre ! Emmanuel Hocquard, par exemple, donne son congé à la musique :

On trouvera peu de musique dans ce livre. Du moins de musicalité au sens où on l’entend habituellement en poésie : rythmes et phrasés mélodieux, rimes, assonances, allitérations, etc. En poésie, il y a toujours une menace de chantage dans l’air. Les poètes sont, par tradition, de grands maîtres chanteurs.

Autant donner son congé à Apollinaire, Aragon, Claudel et Valéry, voire aux trois quarts des poètes français du Xxe siècle ! À quoi l’on ajoutera la préférence de Hocquard (romantique ?) pour le fragment, autrement dit pour le principe de discontinuité dans l’énonciation, ou encore de décontextualisation.

En fait, ces propositions, écrites noir sur blanc, sont à regarder comme autonomes et ne renvoient plus à aucun contexte préexistant. Elles sont comme les souvenirs, imprévisibles dans leur façon de surgir et de s’associer.

À partir de là, la citation poétique elle-même devient sujette à caution. En effet, quels fragments osera-t-on désormais citer comme « faisant » poème ? N’entrons-nous pas dans un rêve freudien généralisé ? Je ne sais quelle serait la réponse d’Emmanuel Hocquard à mon objection. Ce que je sais en revanche, c’est que sa réflexion, incisive, est la somme résultante de plusieurs axes où se croisent et recroisent la poésie objectiviste américaine, le travail de prose de Gertrude Stein, les espacements d’André du Bouchet et la déréalisation par la psychanalyse.

Le degré suprême de cette ascèse poétique radicale nous semble avoir été atteint dans Théorie des tables3. S’il n’y avait, dans ces cinquante et un textes-poèmes publiés par le poète à l’occasion de ses 51 ans, telle référence à tel(le) ou tel(le) ami(e), nous passerions comme des étrangers dans un paysage de ruines, nous appuyant çà ou là sur telle rare question (« Au milieu de quoi te tiens-tu debout ? »). À la difficulté d’un monde fragmentaire, Emmanuel semble avoir ajouté la complexité d’un recours à une grammaire de la négativité qu’on suppose être wittgensteinienne d’inspiration.

Mais réjouissons-nous, les éditions Poésie/Gallimard viennent, en 2016, de publier un mince volume de cent vingt pages, sobrement intitulé les Élégies, où l’on retrouve Emmanuel Hocquard, le Méditerranéen de Tanger, que l’on avait salué à ses débuts4, louangeant son amour de Rome, du latin, de la mer, de la « lumière qui vient colorer la surface des choses ». Dans cette suite de sept élégies, les références mêlent de façon émouvante les souvenirs d’enfance du poète à sa lecture des grands Américains (Ezra Pound, Charles Olson, Cummings…), naguère présentés et défendus par lui avec tant de brio au musée d’Art moderne à Paris, puis à l’abbaye de Royaumont, dans le cadre d’une célèbre association nommée Un bureau sur l’Atlantique.

Non plus que les lieux
n’a cours
l’époque
sauf
un silence
à pic de mots
et tours d’esprit
après x années
cet hiver-ci
(ou un autre5

Jacques Darras

Danse et photographie

Corps étrangers

Festival Montpellier Danse, Du 23 juin au 9 juillet 2016. Les Rencontres de la photographie, Arles, du 4 juillet au 25 septembre 2016. Festival d’automne, Paris, du 7 septembre au 31 décembre 2016

Les Rencontres photographiques d’Arles et le Festival Montpellier Danse, avant le Festival d’automne à Paris6, ont rassemblé des artistes venus d’horizons divers, du continent africain au Brésil, qui à travers des expositions de photographies, des installations vidéo, des pièces de danse ou de performance ont présenté des images peuplées d’êtres différents, étrangers, de présences inquiètes et vulnérables qui se dérobent ou s’affirment, cherchant leur place. Saisies par le geste du photographe ou construites par celui du danseur, ces images de corps nous parlent de couleur de peau, de domination, d’exclusion culturelle, d’exploitation des plus pauvres, des désordres du monde ou encore de sa destruction par une mise en scène délicate entre archétype, fiction et réalité. Si elles nous émeuvent, c’est qu’elles sont étroitement liées au contexte politique, géographique et social dans lequel elles ont été produites : l’expérience sud-africaine pendant et après l’apartheid pour William Kentridge et Robyn Orlin, ou la favela de Maré à Rio de Janeiro où Lia Rodrigues a choisi d’implanter sa compagnie de danse depuis 2004. Pour ces artistes, le tragique et le scandale n’existent pas dans ce qu’ils montrent mais dans le monde réel qu’il importe de transformer. Donner à voir ces images, c’est penser la vulnérabilité des corps. À l’heure des controverses autour du post-colonial, tous réactivent la question du regard.

D’un regard l’autre

Tournant le dos au moralisme esthétique comme aux esthétiques moralisantes, l’artiste sud-africain William Kentridge a depuis plus de trente ans acquis une reconnaissance mondiale pour les grandes installations poétiques et critiques qu’il développe à travers plusieurs médias : film, animation, dessin, musique et théâtre. Pour sa nouvelle installation vidéo présentée à Arles, More Sweetly Play the Dance, il a photographié en séquence puis transformé en images animées des dessins au fusain et des collages qui évoquent le lourd passé de son pays natal. Il présente ainsi un dispositif immersif et envoûtant, une joyeuse danse macabre qui hypnotise le visiteur comme une lanterne magique et dont les pas de danse sont chorégraphiés par Dada Massilo7. Le spectateur est invité à s’asseoir dans une salle face à des écrans disposés sur quarante mètres, montrant des corps sous l’emprise d’un air de fanfare et de ses répétitions lancinantes. Les musiciens qui ouvrent le cortège sont suivis par des danseurs, des religieux, des malades et une foule de personnages qui défilent comme des ombres ou des apparitions magiques, traînant des sacs ou des cadavres, avançant dans une lente procession qui évoque la mort, la fuite et le cours de l’histoire. Ce flux d’images et de significations, à saisir au fil de ce dispositif en boucle, interroge l’histoire et le récit qu’on en fait, comme si l’Afrique pour l’Europe, c’était toujours les masques, les envoûtements et les fantômes.

L’Afrique étant au cœur des Rencontres d’Arles, c’est aussi ce que montre l’exposition de l’artiste ghanéo-écossaise Maud Sulter. La série de collages et de photomontages Syrcas juxtapose les stéréotypes du passé sur les objets d’art africains et les canons de l’histoire de l’art européenne. Un masque africain est ainsi placé sur un portrait de femme du Xviiie siècle et le tout est superposé à d’anciennes cartes postales de paysages alpins. Maud Sulter entend dénoncer la question raciale en Europe et l’histoire presque oubliée des Noirs européens lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec la série photographique Somnyama Ngonyama (« Salut à toi lionne noire »), l’artiste activiste Zanele Muholi choisit quant à elle de pointer la caméra vers son propre corps, pour affirmer son engagement contre les racismes et son soutien aux communautés gay et lesbienne. Elle joue sur le portrait en noir et blanc et se met en scène « dans la peau » de différents personnages et archétypes pour obliger le spectateur à se concentrer sur son visage noir.

L’engagement des corps

De son côté, la chorégraphe Robyn Orlin, pour qui être blanche à Johannesburg reste difficile même après avoir lutté contre l’apartheid, continue sans relâche à dénoncer la violence de la société sud-africaine, plombée par le poids des traditions et minée par le chômage, le racisme, l’homophobie et la pratique du « viol correctif ». Pour sa nouvelle création intitulée And so you see… our honourable blue sky and ever enduring sun… can only be consumed slice by slice (« Et c’est ainsi… notre honorable ciel bleu et notre soleil constant… ne peuvent être consommés que morceau par morceau ») et sous-titrée Requiem à l’humanité, elle invente un bric-à-brac de couleurs, de formes et de références qui se combinent dans un kaléidoscope de caméras et d’écrans. On entre dans la pièce par ce corps étrange, enrubanné dans des couches de plastique, un corps vivant et filmé qui semble flotter comme une divinité méditative et explosive sur fond de paysages en ruine et d’architectures désertes. Ce corps ludique, ironique, tiraillé entre péché, transformation, déclin et éclat tourne d’abord le dos aux spectateurs qui ne voient de son visage que son image projetée sur le mur du fond de la scène, jusqu’à ce qu’il trouve « sa juste place ». Cette apparition qui nous tend un miroir insolent, c’est celle d’Albert Khoza, fascinant danseur et performer sud-africain, gay, chrétien et guérisseur traditionnel, l’unique interprète de ce solo à l’humour pop survolté. Clin d’œil aux anciennes et nouvelles puissances coloniales, Vladimir Poutine y danse le jerk dans un photomontage aussi grinçant que désopilant. « Le tiers-monde occupe la scène et le premier monde paie pour participer au spectacle », comme le souligne Robyn Orlin. Son jeu habile de regards et de miroirs déconstruit les représentations des expositions coloniales en filmant également les spectateurs qui peuvent se voir eux-mêmes en train de regarder.

Dans la création de Lia Rodrigues, Para que o céu nao caia (« Pour que le ciel ne tombe pas »), inspirée par la pensée du peuple indigène yanomani, le spectateur se retrouve également impliqué dans la pièce, en partageant le plateau avec les danseurs. Travaillant sur la sédimentation historique, sociale et culturelle qui traverse tout geste et toute image, Lia Rodrigues met en scène dix danseurs aux corps nus, dont la peau change de couleur selon qu’ils s’enduisent de pigments de curcuma, de café ou de farine. Offrant une expérience sensorielle aux spectateurs invités à se déplacer sur une scène dont l’atmosphère olfactive et visuelle évoque l’Amazonie traditionnelle confrontée au monde moderne, la pièce se déroule dans une pénombre mystérieuse, que l’on retrouve dans The Jungle Show du Suisse Yann Gross, une magnifique installation présentée à Arles, de photos faiblement éclairées encastrées dans des cubes de bois. Mais les apparitions physiques des danseurs de Lia Rodrigues opèrent un complet changement de perspective : jouant avec les changements de configuration de l’espace, les interprètes fixent le spectateur, l’encerclent et ne le lâchent pas des yeux pour mieux lui renvoyer son propre regard8. Émettant de sourdes plaintes en marchant puis s’animant dans une transe tellurique, ils semblent vouloir conjurer la peur de la fin du monde à venir.

Venus de lieux et de cultures différents mais marqués par un même accroissement des discriminations ayant trait notamment aux façons de percevoir l’étranger ou d’exclure certains modes de vie, tous ces artistes militent pour une réconciliation entre les hommes ou avec l’environnement, par des images et des mises en image d’images dont la force fait de chaque œuvre une errance visuelle, une expérience et un rite de passage, pour mieux « décoloniser » les regards.

Isabelle Danto

Théâtre

Les Damnés à l’heure de la brûlure du monde

Les Damnés, D’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badaluco et Enrico Medioli, mise en scène d’Ivo van Hove, par la Comédie-Française. Créé à Avignon le 6 juillet 2016 ; à la Comédie-Française, salle Richelieu, du 24 septembre au 13 janvier 2017

C’est avec une mise en scène du belge Ivo van Hove, adaptant au théâtre le scénario du célèbre film de Visconti, les Damnés, que la Comédie-Française, sous la houlette dynamique d’Éric Ruf, est revenue à Avignon, dans la Cour d’honneur du palais des Papes, après vingt-six ans d’absence. Spectacle qu’elle reprendra dès la rentrée chez elle, à Paris. En choisissant de reconstituer au théâtre l’histoire – inspirée de celle des Krupp – de la puissante famille Essenbeck, propriétaire de grandes aciéries dans la Ruhr, qui va se perdre dans des relations coupables, incestueuses, avec le IIIe Reich, l’administrateur du Français et Ivo van Hove n’ont pas seulement voulu revenir sur les heures les plus sombres du xxe siècle, mais prendre à bras-le-corps la question de l’incarnation du mal au présent.

Bosch, Van der Weyden, Rubens se sont attaqués, en peinture, à la représentation des damnés. Shakespeare a mis en scène la folie meurtrière de Lady Macbeth et le pouvoir de fascination qu’elle exerçait sur ceux qu’elle entraînait dans son sillage. Dès l’Antiquité, les Atrides ont déployé au théâtre l’enchaînement des malédictions nouées par des passions immaîtrisées. Goya, dont on peut voir, à Avignon, dans les murs de la Collection Lambert, une sélection des Caprices et des Désastres de la guerre, face aux photos qu’Andres Serrano consacre à la contemporanéité de la torture, a donné de cette présence du mal des représentations d’autant plus saisissantes qu’elles sont terriblement humaines. C’est cette terrifiante humanité du mal, de la violence, qu’Ivo van Hove et les comédiens du Français installent sur scène, dans un dispositif qui ne tient pas le spectateur à distance, mais au contraire en fait un témoin de l’action, celui qui sera ensuite en disposition de témoigner afin que l’on sache de quoi il en retourne. Un témoin qui se découvrira, dans la scène finale, en danger, parce que précisément, le mal et ses sbires veulent à tout prix éviter la présence de témoins gênants.

Avec la vidéo et des cameramen qui vont chercher aux quatre coins du plateau les détails d’un geste, d’une attitude, d’une expression des corps, des visages, des regards, avec des images d’archives qui situent le contexte, avec des scènes préenregistrées qui viennent en échos graphiques et chorégraphiques de ce qui se joue en direct, Ivo van Hove cadre puis décadre le regard. Cela lui permet de s’écarter des codes usuels, et souvent usés, de la représentation de la mort et de la violence – ce que la télévision, et notamment les chaînes d’informations, est incapable de faire, elle qui balance sans cesse entre l’euphémisation des animations en 3D, qui déréalise ce qu’elle est censée représenter, ou le martellement et la répétition d’images brutes, quand elle ne se contente pas de reprendre les vidéos de propagande des auteurs de crimes. Par un véritable travail poétique – qui n’exclut pas la crudité et n’amoindrit pas l’horreur mais la décompose, la creuse et la métabolise – le metteur en scène et les comédiens nous mettent, nous spectateurs, au contact du drame qui se noue.

France 2 a présenté une captation du spectacle, visible en replay. La confrontation de la représentation et de la captation met précisément en évidence la valeur de l’acte théâtral. Pour talentueuse que soit la captation télévisuelle, elle instaure une distance froide entre le téléspectateur et l’action. Elle fait écran, quelles que soient la richesse et l’habileté des images. Ce qui disparaît, c’est la chair des acteurs. Ils ne sont plus, passés au filtre de la « lanterne magique », que des figures. Symptomatiquement, la réalisation télévisuelle, pourtant précise et efficace, notamment dans la restitution sonore, coupe ou élude des éléments clés de l’expression théâtrale. La caméra est en fait aveugle, elle ne voit pas ce qu’un œil voit face au vivant, sans le filtre d’un écran ou d’un objectif. Ce n’est pas une affaire de pruderie – on ne cache pas les pénis des acteurs dénudés –, mais plutôt une anesthésie de la sensibilité par la mise à distance de la « présence réelle » des comédiens. Faute de la coprésence des corps des comédiens et des spectateurs dans l’espace théâtral, la représentation se trouve en partie aseptisée.

De quoi le spectateur n’est-il pas protégé, hier dans la Cour d’honneur, demain salle Richelieu ? Du fait qu’il se sent lui-même exposé à la contamination du mal qui s’empare, l’un après l’autre, des membres de la famille Essenbeck, en commençant par le patriarche Joachim (Didier Sandre). Ce n’est pas simplement une affaire d’avidité du grand capital qui sacrifie la morale à ses intérêts – même si c’est aussi cela. C’est une question d’identité personnelle. C’est l’enjeu d’une quête de soi. Qui suis-je, que puis-je, comment puis-je m’affirmer, me reconnaître, me définir, m’imposer ? Tous les personnages sont en bascule, emportés, pour la plupart, par une perception sommaire, brutale, de leurs désirs, de leurs intérêts, de leurs devoirs, de leurs pouvoirs. Ils sont le jouet de ce qu’ils n’ont pas digéré, pas surmonté, des motions basses qui les traversent faute d’avoir appris à les discerner, à les conduire, à les transformer. Ils sont aussi les marionnettes d’un pouvoir qui sait comment les manipuler.

Le SS von Aschenbach (Éric Génovèse) montre une habileté diabolique dans cet exercice d’instrumentalisation des passions et des fragilités respectives de chacun au bénéfice d’un projet politique implacable. Un à un, il les conduit vers l’enfer, avec la dextérité d’un psychologue ou d’un gourou de haute volée, en faisant croire à chacun qu’il va maîtriser son destin, participer à l’accouchement de l’Histoire, accéder à la puissance, tout en répétant, en guise de garantie, que le pouvoir national-socialiste tient définitivement en main l’avenir. Le Reich n’est-il pas, avec Hitler, établi pour mille ans ?

En la personne d’Aschenbach, centrale dans le spectacle, Ivo van Hove pointe ce qui est désormais le talon d’Achille de nos démocraties : la manipulation perverse des affects qui traversent les opinions publiques, sur une scène politique où les émotions ont largement pris le pas sur la raison et où l’avalanche des informations, aussi largement désarticulées les unes des autres que les personnes sont elles-mêmes désaffiliées, rend vaine la recherche d’une « vérité » ou d’un « sens » commun. Seule importe, comme l’avait annoncé McLuhan, la massification du message, le massage des cerveaux par la répétition d’affirmations qui se dérobent à toute vérification objective. Dans ces conditions, face à l’inquiétant présent, ceux qui assènent l’évidence de leur puissance sont non seulement séduisants mais fascinants. Participer à leur « mission » devient exaltant et flatte l’orgueil des uns et des autres.

Autre personnage clé, Sophie (Elsa Poivre), la veuve de guerre du fils de Joachim, mère incestueuse de Martin (Christophe Montenez) et amante de Bruckman (Guillaume Gallienne), le directeur technique des aciéries. Elle concentre, symbolise et diffuse les perversions qui traversent la famille : l’impossibilité de la distance entre les êtres, la dévoration de l’autre comme tentative de conjurer la peur, le mal-être, le doute. Son inceste se décline en avidité pédophile chez Martin, en auto-aliénation chez Bruckman. Elle est le pivot de la fragilité familiale face au mouvement de l’Histoire dont chacun espère au minimum se préserver et au mieux en tirer bénéfice, en passant l’autre par pertes et profits. Lorsque sera brisée son assurance et que sa raison aura cédé sous les coups de la révolte de Martin, il ne restera plus d’elle qu’une petite fille abusée et tremblante.

Contre-figure du SS et de Sophie, Herbert Thallman (Loïc Corbery). Écarté de la direction de l’entreprise dès le début de la pièce, parce qu’il s’oppose à la complicité avec le mensonge et la violence, il prendra la fuite avant de revenir finalement pour tenter de sauver ses filles déportées à Dachau. Il prendra à témoin le jeune et sensible Günther (Clément Hervieu-Léger), dont le père, Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydès), qui avait pris le parti des SA, disparaît pendant la Nuit des long couteaux, dont Ivo van Hove offre une représentation picturale saisissante. Herbert prie alors Günther d’être celui qui dira plus tard, à la face du monde, ce qui s’est passé. Il affirme ainsi que le temps de l’horreur aura une fin, et incarne donc le mince fil d’espérance de celui qui sait qu’il sera broyé mais veut croire qu’une parole de vérité maintient la possibilité d’une délivrance de la malédiction à laquelle s’abandonne la famille.

Aschenbach ne tardera pas pourtant à trouver les mots pour essayer de semer dans le cœur du jeune homme le poison de la haine et de l’orgueil, mais la suite ne dit pas s’il y est finalement parvenu. Günther est, sur scène, le double des spectateurs venus par amour de la culture pour être les témoins du drame. Si bien que la question est posée à chacun de ce qu’il fera de ce dont il est, lui aussi, le témoin. À côté de la révolte brute, du soupçon généralisé, du cynisme, de la consommation de l’autre ou de son rejet, de la peur généralisée, est-il possible de trouver une autre issue ? Est-il imaginable de frayer la voie fragile et simplement humaine d’un avenir ouvert sur la vie plutôt que voué à la mort ?

Le 14 juillet dernier, à l’heure où, à Nice, un homme, habité par le désir fou de faire le plus de victimes possible avant de mourir lui-même, lançait son camion contre la foule venue assister au feu d’artifice de la fête nationale, la représentation des Damnés était sur le point de commencer, et François Hollande devait y assister. Les questions que pose la mise en scène d’Ivo van Hove sont exactement celles devant lesquelles nous placent l’attentat de Nice et la kyrielle de ceux qui l’ont précédé, en France, en Belgique, aux États-Unis, mais aussi en Irak, en Syrie, en Tunisie, au Bangladesh, au Maroc, en Israël, au Liban et dans bien d’autres pays. Rarement Avignon et la Comédie-Française auront été aussi à l’heure – avec ce talent, cette puissance et cette justesse – de la brûlure du monde.

Jean-François Bouthors

Cinéma

Chris Marker : les images du siècle

Planète Chris Marker, Coffret de 10 Dvd – 14 films, Arte éditions, 2013, 80 €

Dans un épisode d’Agnès de ci de là Varda (2011), série documentaire réalisée pour Arte, Agnès Varda parvient à filmer l’atelier de Chris Marker et ses mains – instant rare de dévoilement pour un cinéaste resté discret toute sa vie. Dans la pièce s’accumulent les écrans, des exemplaires de Time datant de 1945, des statuettes de chats, les images d’Al Jazeera en anglais, des photos de femmes dans le métro aux côtés de peintures romantiques, des livres d’art, et même son avatar dans le jeu vidéo en ligne Second Life. Comme si Marker avait, de Les statues meurent aussi (1953, coréalisation Alain Resnais) à Chats perchés (2004), creusé le sillon du xxe siècle pour proposer des œuvres espacées mais signifiantes. Plus démonstratif qu’un Frederick Wiseman, moins moqueur qu’un Godard, sa place demeure singulière dans le genre documentaire. Un retour d’autant plus nécessaire, à l’heure où la Cinémathèque prépare un événement autour de son œuvre, et sachant le rôle qu’il tint dans les colonnes d’Esprit.

Histoire(s)

Voir aujourd’hui le Joli Mai (1962, coréalisé avec Pierre Lhomme) permet de constater la prégnance actuelle du cinéma de Marker, tant les discussions des Parisiens filmés résonnent encore un demi-siècle plus tard. Obsession du logement, débats sur la légitimité des grèves et de la Cgt, et même une scène surprenante où deux ingénieurs, d’un air las et pragmatique, expliquent comment l’économie française fonctionne déjà au ralenti, et qu’une semaine de trente heures pourrait très bien s’appliquer. Les deux cinéastes et leur caméra se retrouvent presque malgré eux au milieu de l’Histoire, filmant le premier printemps après la guerre d’Algérie, une réalité non envisagée au début du projet. Ils incluent dans leur montage final les images des obsèques des victimes de la répression après la manifestation au métro Charonne du 8 février 1962, croisent un travailleur algérien expliquant son parcours et ses relations avec les « métropolitains ». Des anonymes, des ouvriers, des courtiers en Bourse, mais aussi le portrait de la vie populaire dans la rue Mouffetard ou de l’habitat insalubre à Aubervilliers, à une époque où trouver un appartement s’avérait plus difficile qu’obtenir un emploi. Un Paris encore très masculin, où les femmes participent peu à la vie professionnelle, où l’on croise des familles de huit enfants, réalités du baby-boom : monde révolu, mais qui reste préservé sociologiquement sur la pellicule et l’écran.

Le fond de l’air est rouge (1977) fonctionne comme un immense collage, ou plutôt un montage dynamique d’images d’archives, pour créer une contre-histoire globale du xxe siècle, de la mutinerie du Potemkine en 1905 à la chute d’Allende dans le Chili de 1973, via 1936 (sa guerre d’Espagne et ses grèves). Entièrement constitué d’archives retravaillées, il montre dès son ouverture l’universalité des images, en créant un montage parallèle entre le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et les répressions des manifestations dans les années 1960. Sont convoqués, par des entretiens télévisuels récupérés à l’Ina ou chez des médias étrangers, des figures politiques comme Fidel Castro (et son tic de bouger les micros pendant les discours) ou Georges Marchais, des personnages comme André Malraux ou Daniel Cohn-Bendit, mais aussi Alain Touraine, Jorge Semprún, François Maspero et Artur London, pour maintenir, ainsi que le précise le générique de fin, la mémoire de leurs actions et discours. Mais les figures de grands hommes n’accaparent pas le film, qui représente tout autant les assemblées générales, les syndicalistes, les guérilleros, les militants étudiants, mai 1968, les congrès des partis communistes… Des parcours, des luttes et des mouvements de masses rendus non seulement par l’image, par le recueil et l’enchaînement des séquences, mais aussi par une utilisation précise de la voix off, à la fois fil rouge et conteur du récit. Marker ne manque pas, dans un addendum final monté en 1993, d’ironiser sur ce que les années 1980 apportèrent après les espoirs des décennies précédentes : sida, guerres et politiques néolibérales, parfois menées par d’anciens révolutionnaires. Il ne s’agit pas ici d’amertume, mais de constats historiques, comme cette image du premier char de l’Armée rouge ayant libéré Prague en 1945, érigé en monument, et enfin entouré de chars soviétiques en 1968…

Une foi de cinéaste

Il nous faut comprendre la filmographie de Marker comme l’ensemble d’un artiste qui possédait une croyance affirmée en les images, dans un sens quasi religieux. Son œuvre la plus influente, la Jetée (1962), visait justement à dépasser les canons classiques du cinéma, introduits entre autres par Eisenstein, en montrant que la simple succession de photographies, avec une musique et une voix off, produisait autant de sens que les décadrages ou mouvements de caméras les plus complexes. Des images en vue large de Paris sous des chœurs religieux et de villes allemandes dans l’immédiat après-guerre pouvaient évoquer un conflit atomique, un univers de science-fiction post-apocalyptique se créait à peu de frais. L’appellation de « ciné-roman » décrivait assez bien le résultat formel : l’adaptation d’un texte original purement fictionnel, à l’aide de procédés rendus crédibles par la force immersive du cinéma. L’image fixe agissait comme celle en mouvements. La Jetée évoquait tout à la fois le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et la peur de la bombe nucléaire, en pleine tension maximale entre les deux blocs. Marker montrait son obsession pour l’histoire, la conscience d’un homme né en 1921 et combattant dans les troupes américaines pendant le conflit mondial.

Ainsi, comme Le fond de l’air est rouge se lit comme le film définitif sur les mouvements de gauche radicale, le Tombeau d’Alexandre (1993), au départ hommage au réalisateur Alexandre Medvedkine, se transforme vite en portrait du cinéma soviétique, de 1917 à la mort de Staline en 1953. Mais, encore une fois, il s’agit d’un immense travail de montage, de récupération d’archives, de recueil de témoignages auprès de témoins et acteurs, et de recherches de symétries entre les images, de coïncidences dans la mise en scène, d’ironies de l’histoire. Comme lorsque Marker retrouve, avec l’aide d’un étudiant en cinéma, les films perdus pendant cinquante ans du ciné-train, entreprise de démocratisation et de mise en commun des ressources filmiques pour créer des documentaires sur la Russie « idéale » et « communiste » voulue par le régime en 1932. Ou lorsque, d’une voix off où se mêlent amertume et intransigeance, il constate, avec l’aide d’un collage à l’écran, comment les procureurs nazis et soviétiques adoptaient le même ton et les mêmes attitudes dans les documentaires de propagande qui montraient les procès politiques dans les salles obscures. « Mon propos est d’interroger les images » : tâche qui incombe à tous les cinéphiles, et que certains persistent à entretenir aujourd’hui9.

Le cinéaste ajoutait à la fin du Tombeau d’Alexandre :

Aujourd’hui, la télévision inonde le monde entier d’images dépourvues de sens, et plus personne ne pleure.

Dans Chats perchés, il s’amusait à détourner, commenter par des cartons, ou à passer dans un effet de morphing les images d’hommes politiques ou d’intervenants du petit écran. En moins d’une heure, avec ses images filmées dans les rues et le métro à l’aide d’une petite caméra, sans équipe technique, il parvenait à rendre à l’écran la réalité et sociale et contextuelle d’une certaine époque : du 21 avril 2002 à la fin 2003, en passant par la guerre d’Irak et la Coupe du monde, le tout rendu par les manifestations dans Paris et les comptes rendus journalistiques. Il suivait enfin les déambulations de Monsieur Chat, pionnier du street art parsemant les murs et toits de Paris d’un félin jaune souriant, et rendait hommage aux inventeurs d’une nouvelle culture. Avec ses films, il bâtit également une nouvelle histoire, celle du court xxe siècle, des totalitarismes, des guerres, des luttes politiques et du triomphe progressif du cinéma.

Louis Andrieu

Amor omnia

Rétrospective Dreyer, Festival international du film de La Rochelle, 44e édition, du 1er au 10 juillet 2016. Cinémathèque française, du 12 octobre au 6 novembre

La rétrospective Carl Theodor Dreyer (1889-1968) au Festival de La Rochelle en juillet dernier a proposé une programmation intelligente qui fait se côtoyer un des chefs-d’œuvre du maître danois, Gertrud (1964), une belle œuvre moins connue, Michaël (1924) et un court-métrage rare, l’Aide aux mères (Modrehjaelpen/The Good Mothers, 1942), dont les douze minutes laissent le spectateur dérouté.

Il s’agit pourtant d’un simple film de commande, consacré à une institution caritative qui soutient les mères célibataires une fois que ces femmes, dûment sermonnées, ont renoncé à avorter, ce qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, apparaissait certainement comme un progrès. Du film institutionnel, Dreyer conserve la voix de commentaire, la description didactique des différentes étapes du processus, le ton engagé que l’on qualifierait aujourd’hui de pro-life. Mais il mâtine ce registre convenu de plans magnifiques sur une femme qui refuse de livrer son enfant à l’adoption10. Les trouées que font ces plans intriguent : on y retrouve la beauté de ceux que le cinéaste a consacrés à Gertrud (Nina Pens Rode), à Jeanne d’Arc (Falconetti) ou à la magnifique Inger (Birgitte Federspeil) dans Ordet (1955) ; dans cette Aide aux mères, au-delà de la commande ministérielle, Dreyer s’attache à filmer une femme, qui aurait pu être écrasée par un fatum social, mais qui résiste à sa manière et que le point de vue du film donne à admirer.

Au début de sa carrière, Dreyer avait filmé un personnage masculin, dont la profession de foi se rapproche étrangement de celle de Gertrud, qui voulait comme épitaphe sur sa tombe : Amor omnia, l’amour est tout. En effet, dans Michaël, le peintre Claude Zoret (interprété par un des plus grands cinéastes danois, Benjamin Christensen) affirme sur son lit de mort : « Je peux mourir car j’ai connu le grand amour. » Il se sera sacrifié à celui qui, de modèle, est devenu un fils adoptif, Michaël (Walter Slezak), aimé par-dessus tout et qui pourtant – ou justement – le trahit et le vole. Ce qui intrigue dans ce film n’est pas la conception de l’amour humain voué à l’échec et pourtant seule raison de vivre, mais bien plutôt le fait que cette vision doloriste ne soit pas portée par un personnage féminin comme le veut la tradition du mélodrame de l’époque. Dans le roman dont le film est adapté, par le recours à la pratique de l’« adoption » de l’être aimé – l’une des rares parades laissées aux couples de même sexe pour se protéger des violences de la société au siècle dernier –, Herman Bang autorisait une interprétation homosexuelle qui, pour présente qu’elle soit dans le Michaël de Dreyer, ne suffit pas à éclairer le personnage de l’artiste : le peintre y est habité par une mystique de l’amour que le cinéaste revendiquera à nouveau grâce à d’autres personnages féminins. On sent poindre un enjeu différent…

Comme l’a démontré Maurice Drouzy dans l’étude qu’il lui a consacrée, Dreyer est un enfant adopté, élevé dans une famille qui n’a pas su l’aimer11. Le court-métrage de 1942 nous éclaire : comme dans l’Aide aux femmes, la thématique de Michaël parle bien de l’adoption, réelle ou symbolique, pour l’exalter avec ferveur et affirmer que se dévouer à un enfant donne du sens à notre vie. Certes, Dreyer a puisé dans sa souffrance d’enfant abandonné pour idéaliser cette mère, ce père, mais il l’a fait en cinéaste, en déplaçant le point de vue attendu : les récits ne parlent pas de lui, mais du calvaire des géniteurs de fiction dont il s’est doté12. Le déséquilibre de Michaël, dont le récit est centré sur le « père adoptif » et non sur le héros éponyme « adopté » pour lui faire vivre des émotions traditionnellement prêtées au sexe dit faible, les plans lumineux sur la mère souffrante dans l’Aide aux mères, même s’ils s’éclairent de ce rapport à la biographie de l’auteur, restent des choix forts de narration et de mise en scène.

En fait, le cinéaste est passionné par la sphère du féminin. Si l’on met de côté la métaphore homosexuelle, Michaël s’apparente à Le Kid (1921), qui dépeint l’amour d’un père adoptif. Mais là où Chaplin montre sereinement par l’exemple que la tendresse n’est pas réservée aux femmes, au début de sa carrière, Dreyer a encore besoin d’un transfert pour s’aventurer hors des stéréotypes les plus convenus, ceux qui corsètent la représentation des genres et de la femme au cinéma.

Car il s’intéresse aux femmes, qu’elles soient asservies ou indépendantes, et le dit volontiers :

Il y a toujours au centre de mes films une femme qui souffre parce qu’elle est inférieure aux hommes. Gertrud, elle, est supérieure aux hommes qui l’entourent. C’est une intellectuelle, une femme libre, pleine d’intelligence, de caractère, de force, de principes, de volonté. Cette maîtresse femme est différente des femmes accablées dans Ordet, Jour de colère ou Jeanne d’Arc13.

Et il est vrai que dans son ultime œuvre, Gertrud, Dreyer nous livre une description austère, magnifique et terrible d’une femme des premières années du siècle dernier qui paie très cher le fait de ne pas se conformer au modèle prescrit par la société. Cette héroïne, taraudée par son désir de liberté, n’arrive à respecter son idéal qu’au prix de la solitude et de ce qu’elle implique, l’absence de l’amour d’un homme et aussi de la maternité. Au-delà d’un rapport à sa propre biographie et de l’obsession qui le pousse à sublimer cette mère qui l’a abandonné, dans une lucidité âpre, Dreyer, qui a su filmer des hommes splendides, des fous prophétiques, des hommes de pouvoir, aura peint un portrait douloureux et complexe, sans concession ni angélisme, qui nous interroge encore aujourd’hui, celui d’une femme libre, l’une des plus belles héroïnes du septième art.

Carole Desbarats

Livres

La République coloniale

La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, xixe-xxe siècles, Pierre Vermeren, Belin, 2016, 432 p., 23 €. Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Pierre Vermeren, Odile Jacob, 2015, 336 p., 23, 90 €

Historien connu pour ses nombreux travaux sur le Maroc, Pierre Vermeren a publié en 2012 un ouvrage intitulé Misère de l’historiographie du « Maghreb » postcolonial (1962-2012) dont ses deux derniers livres, fort complémentaires au demeurant, sont le prolongement. Si le premier aborde la place prise par « la question religieuse » au moment de la constitution coloniale (et cela du Maghreb au Machrek), le second revient sur le moment de la décolonisation qui a duré deux décennies entre le début de la guerre d’Indochine et la fin de la guerre d’Algérie en 1962. Malgré un domaine d’étude de prime abord fort contrasté et pluriel, Pierre Vermeren fait l’hypothèse que nous avons aujourd’hui beaucoup à apprendre de ces deux moments historiques successifs, la colonisation et la décolonisation, alors que la France contemporaine fait preuve d’une méconnaissance de la manière dont elle a pourtant tenté de traiter la « question religieuse » (et pas uniquement l’islam) hors de l’Hexagone.

En ce qui concerne la période coloniale, Pierre Vermeren se penche longuement sur le cas dramatique de l’Algérie, mais aussi de la présence française au Liban. Par ailleurs, « la France en terre d’islam » est confrontée à une pluralité de religions : qu’en est-il de la présence catholique à travers les collèges jésuites au Liban et en Syrie par exemple ? Qu’en est-il du statut des musulmans, de la présence de l’Église catholique et de la place des juifs en Algérie ? Les pages précieuses et nourries sur le décret Crémieux concernant les juifs, sur « l’exception musulmane » (formule de Franck Fregosi selon laquelle l’islam n’est pas soluble, déjà, dans la République14) et celles qui portent sur le rôle de l’Église catholique et sur la personnalité du cardinal Lavigerie sont autant de réponses. À quoi le lecteur d’Esprit, qui se souviendra peut-être du rôle de Louis Massignon15, pourra ajouter les chapitres sur les liens qui se tissent entre l’islam et une certaine spiritualité catholique. Sur un plan plus politique, l’historien souligne à plusieurs reprises le rôle de la politique des bureaux arabes (relevant de l’armée durant le second Empire et plus tard) ainsi que les profonds désaccords des élites politiques de la métropole et de la colonie. Autre thème essentiel : Pierre Vermeren insiste à raison sur la juridisation de l’islam privilégiée par les élites coloniales, dans le sens des travaux de Fanny Colonna par exemple16, au profit d’une montée en puissance (déjà !) du salafisme et aux dépens d’un islam populaire et confrérique, comme si la volonté politique d’intégration de musulmans « interdits de République » contribuait à une rigidification des pratiques coraniques.

Dans le second ouvrage, la décolonisation est comprise comme tardive et interminable pour des raisons où s’enchevêtrent les faiblesses politiques de la République coloniale et la singularité des élites politiques qui se constituent et se durcissent dans les divers territoires. Si les constats et les analyses de Pierre Vermeren sont tout aussi convaincants que dans le premier ouvrage, c’est que l’échec de la décolonisation est le fruit des contradictions de la colonisation. L’auteur, dont l’horizon géographique déborde Maghreb et Machrek et se tourne vers l’Afrique de Senghor, n’en reste pas à une observation critique des deux élites métropolitaine et coloniale. Il souligne en effet combien celles-ci annoncent une période postcoloniale autoritaire et patrimoniale où les élites qui ont accédé au pouvoir au moment de l’indépendance sont prédatrices et ignorantes de la démocratie. Mais l’auteur monte encore d’un cran en montrant, dans le cas du Maroc par exemple, combien les intérêts des élites françaises et marocaines se croisent le plus souvent, et pas uniquement dans les villas de Marrakech ! À se focaliser, à juste titre, sur l’histoire des élites durant ces deux siècles, on comprend pourquoi Pierre Vermeren donne comme sous-titre au livre sur les décolonisations : « De la guerre d’Algérie aux printemps arabes » : en effet, qu’on le veuille ou non, si momentané que fût ce temps de révolte, les printemps arabes restent dans toutes les mémoires comme un refus de la servitude volontaire visant une scène du pouvoir préparé et formaté par la période coloniale. Voilà deux ouvrages qui lèvent les voiles de la méconnaissance et invitent à saisir que la République a eu plus d’un scénario concernant les pratiques religieuses, musulmanes ou autres.

Olivier Mongin

Le conflit démocratique

L’illusion du consensus, Chantal Mouffe, Trad. Pauline Colonna d’Istria Albin Michel, 2016, 200 p., 17, 50 €

Rappeler la démocratie ainsi que ceux qui la soutiennent aux exigences qui découlent de sa nature : telle est l’ambition de l’ouvrage de Chantal Mouffe. En effet, c’est par un rappel aux réquisits de la forme démocratique que l’auteur dénonce les illusions de ce que l’on nomme parfois la « démocratie apaisée ». Contrairement à tous ceux qui affirment et prônent la possibilité de dépasser le paradigme « adverserial » de la politique, Chantal Mouffe ne voit en ce dépassement qu’un effacement de la démocratie elle-même. À ses yeux, tous les modèles que l’on suppose capables de surmonter les affrontements politiques, que ce soit sous la forme d’une démocratie « non partisane », « de dialogue », « cosmopolitique » ou bien encore de « bonne gouvernance », loin de pacifier le politique, vide celui-ci de sa substance :

Je soutiens que le fait de concevoir le but d’une politique démocratique en termes de consensus et de réconciliation n’est pas seulement erroné conceptuellement, mais dangereux politiquement.

(p. 9)

Cette forme adverseriale que Chantal Mouffe entend défendre ne peut aucunement être assimilée à une conception violente du politique. Il s’agit de rappeler que le champ politique ne peut se priver de la dimension hégémonique au sein de laquelle la démocratie puise son dynamisme. La démocratie est ce cadre au sein duquel les individus cherchent à assurer, au moyen d’institutions partagées, la mise en forme du social qui leur paraît la plus légitime.

De ce point de vue, tous ceux qui aspirent à une scientifisation du politique, faisant de ce dernier une affaire de spécialistes, font fausse route. Ils ne font que participer au dépérissement politique et encourager la désertion civique dont nos démocraties souffrent cruellement, et qui n’est que la conséquence de notre impossibilité à mobiliser politiquement et pacifiquement les passions travaillant la société. La défense, voire la réactivation du clivage droite/gauche, là où on interprète son effacement comme un marqueur de maturité politique (« ni droite ni gauche mais en marche »), est de toute première nécessité. Cette summa divisio du champ politique constitue

la reconnaissance de la division sociale et la légitimation du conflit. Cette opposition met en avant l’existence, au sein de toute société démocratique, d’une pluralité d’intérêts et de revendications qui, bien qu’ils soient en conflit et qu’ils ne puissent jamais être définitivement réconciliés doivent pourtant être considérés comme légitimes (p. 180).

L’ouvrage nous invite à réinterroger le couple conceptuel qui met aux prises le procédural et le substantiel. Le tort d’une vision exagérément procédurale est de croire que la mise au point de procédures organisant le débat politique est susceptible de résorber pleinement les oppositions partisanes, jusqu’à mettre tout le monde d’accord. Une telle vision néglige la dimension hégémonique propre au débat politique. La démocratie étant précisément le régime capable d’apprivoiser les antagonismes sociaux en leur conférant une forme agonistique :

je considère que lorsque ne sont plus mis à disposition les canaux permettant aux conflits de prendre une forme « agonistique », ces conflits tendent à s’affirmer sur un mode « antagonistique » (p. 13).

Montée des extrémismes et violences terroristes trouvent ici une part de leur explication.

Un rappel aux exigences démocratiques consiste précisément à nous rendre moins oublieux du contenu substantiel inhérent au politique. Contenu qui, lorsqu’il n’est pas pris en charge par les institutions, conduit au déni de toute une partie des aspirations sociales. On ne peut faire l’économie du débat, de la confrontation des projets car, comme le disait Machiavel, que C. Mouffe convoque :

En chaque cité, il y a deux humeurs différentes, […] le peuple ne désire ni être commandé ni opprimé par les Grands et les Grands désirent commander et opprimer le peuple17.

Il nous faut bien prendre la mesure de la forme agonistique de la démocratie. Un véritable pluralisme politique doit viser l’organisation d’un véritable débat capable de « désamorcer l’antagonisme qui existe potentiellement dans tous les rapports sociaux » (p. 33).

Il s’agit d’éviter deux écueils : une pure et simple réconciliation entre opposants opérée à l’aide d’une délibération rationnellement réglée (« l’élément antagonistique serait purement et simplement éliminé », p. 34) ; la transformation des dissensions partisanes en conflits où le couple ami/ennemi deviendrait le paradigme de toute opposition politique. C’est ici que la distinction entre « agonisme » et antagonisme prend tout son sens :

Tandis que l’antagonisme représente une relation nous/eux dans laquelle les parties sont ennemies et ne partagent aucun fond commun, l’agonisme est une relation nous/eux où les parties en conflit, bien qu’elles admettent qu’il n’existe pas de solution rationnelle à leur désaccord, reconnaissent néanmoins la légitimité de leurs opposants. Ce sont des adversaires et non pas des ennemis. Cela signifie que, bien qu’ils soient en conflit, les opposants se perçoivent comme appartenant à la même association politique, comme partageant un espace symbolique commun au sein duquel le conflit prend place.

(p. 34)

L’un des prérequis de la forme démocratique consiste précisément à reconnaître la légitimité de ceux avec lesquels on ne pourra jamais être d’accord. La démocratie n’est donc pas soluble dans le procédural. Voilà pourquoi la souveraineté étatique ne peut être considérée comme destinée à disparaître dans le cosmopolitisme. La forme étatique de la souveraineté est à conserver parce qu’elle est la condition de la dimension agonistique du politique – dans sa forme nationale et internationale.

Chantal Mouffe inscrit sa réflexion dans le prolongement des mouvements Occupy Wall Street et des Indignés, qui attestent de l’insuffisance d’un régime démocratique ayant voulu rompre avec le caractère hégémonique de toute politique :

Penser le politique avec l’idée de la présence toujours éventuelle de l’antagonisme nécessite de faire le deuil de la possibilité de trouver un fondement ultime, et par suite de reconnaître la dimension d’indécidabilité présente dans tout système social.

(p. 29)

Une telle dimension d’indécidabilité implique l’impossibilité de nier la conflictualité politique. L’individu démocratique n’agit pas uniquement sous l’ordre de raisons, ses actes et aspirations trouvent leur énergie dans des motifs pathétiques qu’aucune procédure ne peut totalement dissoudre. Ce que l’on nomme « l’ordre des choses » n’a rien de nécessaire et ne représente que le fruit de ce qui a été hégémoniquement établi. Entre le couple ami/ennemi cher à Carl Schmitt et la possibilité d’une réconciliation politique finale visée par la démocratie libérale, C. Mouffe affirme que la vérité démocratique se trouve à mi-chemin entre le tout autre et le même. La démocratie exige un adversaire avec lequel je ne me réconcilie pas, mais qui partage avec moi un espace où peuvent s’actualiser nos différends.

Emeric Travers

Trésor public

L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Benjamin Lemoine, La Découverte, 2016, 308 p., 22 €

Il est devenu impossible de faire entendre, à l’encontre des discours catastrophistes sur la dette publique, que l’État n’est pas de même nature qu’une entreprise, en raison de son caractère durable et de sa capacité à lever l’impôt. Pour Benjamin Lemoine, une telle situation est d’abord le fait des serviteurs de l’État qui invalident tout raisonnement alternatif à ce qu’il baptise « l’ordre de la dette ».

Tout l’intérêt du livre est de montrer que le rapport actuel de soumission entre l’État et les marchés en France non seulement n’a rien de naturel, mais a été constitué de manière délibérée. Ce constat (que l’on peut étendre à d’autres pays) est bien sûr gros de leçons politiques, puisque l’histoire est toujours susceptible de défaire ce qu’elle a fait.

Pour démontrer cette thèse, l’auteur retrace, en deux temps, l’histoire économique du pays depuis la fin de la dernière guerre. La première partie, particulièrement instructive en dépit de sa relative technicité, est une histoire administrative de la constitution de la dette comme source principale de financement de l’État. Elle rappelle qu’il a existé un « ordre » budgétaire et financier antérieur à celui de la dette, ordre moins oublié qu’occulté, car toujours ramené aux circonstances exceptionnelles de l’après-guerre : le « circuit du Trésor ». Celui-ci constituait en effet un mode de financement de l’État en dehors du marché, à travers un système complexe qui intégrait l’ensemble de l’économie nationale mais qui, de ce fait même, entravait largement le développement de la sphère marchande.

L’auteur valide ici, en un sens, la thèse du grand économiste viennois Karl Polanyi, dont le maître ouvrage montrait que la crise des années 1930 avait révélé le caractère tout à fait intenable d’un marché libre et autonome18. Pour lui, le monde occidental se dirigeait donc nécessairement vers un vaste « réencastrement » des relations marchandes. La littérature récente sur le « néo-libéralisme » a montré que la grande crise du capitalisme avait débouché après-guerre sur une vaste ré-institutionnalisation du libéralisme économique19. Et pourtant, Benjamin Lemoine rappelle avec force et clarté qu’une alternative à ce dernier a bel et bien existé dans le monde occidental. Le Trésor, pendant la période de la reconstruction, opérait, de fait, un véritable bouclage politique des circuits financiers de la France. Bientôt dénoncé comme pernicieux et hétérodoxe, celui-ci fut démantelé par des hommes politiques convertis aux thèses des technocrates de l’administration du Trésor, de de Gaulle à Mitterrand et de Pinay à Bérégovoy.

La seconde partie montre comment la dette est initialement liée aux contraintes européennes du traité de Maastricht. La dette publique a acquis peu à peu, sans véritable justification, le statut d’un critère neutre du sérieux et de l’efficacité des décisions publiques, partagé par presque tous les partis politiques. L’auteur critique notamment la notion de « générations futures », qui permet d’occulter ces inégalités dont l’orthodoxie budgétaire est pourtant à l’origine.

En définitive, c’est presque le portrait d’une névrose collective que paraît décrire Benjamin Lemoine : la question de la dette apparaît comme une pathologie absurde que s’inflige le corps social, faute de pouvoir renoncer à l’idéal, pourtant suranné, d’une société de marché autorégulée. Loin du désespoir auquel sont parfois réduites les leçons de la sociologie critique, ce forçage des « boîtes noires » de la dette publique révèle des leviers d’action inattendus pour ceux qui refusent de voler l’avenir de leurs enfants.

Thomas Boccon-Gibod

L’urgence de l’histoire

Penser le xxe siècle, Tony Judt avec la collaboration de Timothy Snyder. Trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016, 528 p., 24 €

Ce livre se compose principalement d’un dialogue entre Tony Judt et son confrère (et cadet) Timothy Snyder20, complété par des introductions, à tonalité autobiographique, rédigées par Judt lui-même. Dernier volet d’une trilogie que d’aucuns pourraient qualifier de testamentaire21, Penser le Xxe siècle fait office de synthèse et s’impose comme le plus historique des trois. Snyder est à l’initiative de celui-ci, conscient que la maladie dégénérative qui frappait Judt ne lui permettrait plus d’entreprendre de travaux d’envergure. La proposition rejoint le désir de Judt d’écrire « une histoire intellectuelle et culturelle de la pensée sociale du Xxe siècle ».

Tony Judt revient sur la centralité de l’histoire juive au sein de l’histoire intellectuelle du siècle : de nombreux intellectuels juifs ont joué un rôle de premier ordre dans la conceptualisation et la diffusion d’idéaux universalistes, alors que se construisaient des démocraties, assises sur l’idée de nation, et parfois peu enclines à tolérer la présence de minorités en leur sein ; après-guerre, la mémoire de l’Holocauste s’est affirmée comme un élément constitutif d’une Europe en pleine reconstruction.

Dans la galerie d’intellectuels qu’évoquent Judt et Snyder, se côtoient des Austro-Hongrois tels que Stefan Zweig, Arthur Koestler, mais aussi les Britanniques Eric Hobsbawm et John Maynard Keynes. Judt en profite pour rendre hommage à ceux qui l’ont durablement marqué : Isaiah Berlin, philosophe politique britannique22 ou le grand spécialiste polonais du marxisme, Leszek Kolakowski. Il retrace les parcours complexes de certains, qui passèrent de la gauche à la droite, voire au fascisme, ou qui soutinrent le communisme sans le questionner.

Ceux qui virent clair dans le xxe siècle, que ce soit en anticipation comme Kafka, ou en tant qu’observateurs contemporains, devaient être capables d’imaginer un monde sans précédent. Ils devaient supposer que cette situation absurde et sans précédent existait vraiment, au lieu d’imaginer avec tout le monde qu’elle était grotesquement impensable. Pour la même raison, beaucoup de gens se persuadèrent que l’Holocauste ne pouvait arriver parce que ça n’avait pas de sens (p. 258-259).

Pour Judt, le principal risque à propos du rôle de l’histoire ne réside pas dans l’oubli du passé, mais bien plutôt dans ses invocations décontextualisées – et souvent à des fins de manipulation – par le politique. Judt nous rappelle ainsi l’une des principales leçons de l’histoire : celle des dangers charriés par la simplification et les interprétations sans nuance.

Ce que Judt nous dit de la démocratie, et de la variante qui retenait sa prédilection, la socialdémocratie, n’a rien perdu de son actualité. Judt utilise l’exemple des États-Unis, où il est intervenu régulièrement, et tire des conclusions valables pour l’Occident dans son ensemble. Il estime qu’en tant « qu’intellectuels […], nous risquons de nous retrouver dans une situation dans laquelle notre tâche principale est non pas d’imaginer un monde meilleur, mais de réfléchir aux moyens d’éviter de pires ». Ces propos rappellent le discours d’acceptation du Nobel par Albert Camus :

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.

Ses considérations sur l’état contemporain de la démocratie sont particulièrement stimulantes, notamment lorsqu’il évoque la question de la sécurité dans le contexte américain post-11 Septembre : l’alternative pour les générations à venir sera « entre des politiques de cohésion sociale fondées sur des fins collectives et l’érosion de la société par la politique de la peur ».

Tout au long du livre et à l’image de sa carrière, Judt révèle une érudition impressionnante, une humanité constante et une intelligence courageuse. Il s’efforce de comprendre le passé, afin de penser le présent et d’envisager l’avenir, alors même qu’il sait ses jours comptés. Son message s’avère d’autant plus libre et honnête qu’il est urgent, à double titre.

Benjamin Caraco

Un loup pour l’homme

Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Baptiste Morizot Éditions Wildproject, 2016, 320 p., 22 €

Le « loup-garou » symbolise dans notre imaginaire à la fois la possibilité et le rejet d’une expérience-limite où les frontières que notre rationalité a tracées entre homme et animal se brouillent. Baptiste Morizot se propose justement dans cet ouvrage de repenser les rapports que l’homme entretient avec le vivant via la figure du loup.

Depuis le retour du loup en France vers 1992, les éleveurs d’ovins subissent ses attaques, qui affaiblissent un secteur déjà en crise du fait de la concurrence internationale. La solution de l’abattage aveugle de quotas de loups qu’on met en œuvre actuellement n’est ni légitime (le loup est devenu une espèce protégée par la loi), ni opportune : elle risque au contraire de favoriser la rapine sur les troupeaux du fait de la fragmentation des meutes et de l’apparition de loups solitaires qu’elle entraîne. L’auteur argumente en faveur de l’utilisation du langage des loups : par exemple, par la construction de barrières olfactives ou sonores propres à les dissuader. De telles mesures, déjà appliquées ici ou là, sont à généraliser et à intégrer dans une transformation globale de notre rapport au prédateur.

Ce rapport serait lié au passage de l’être humain à un mode de vie agropastoral. Le chasseur-cueilleur ne vivait pas dans un rapport d’hostilité au loup, mais dans un rapport de « convivance ». À partir du passage à un mode de vie sédentaire et fondé sur l’agriculture, le rapport de l’homme au vivant serait progressivement devenu un rapport de contrôle et de pouvoir. La métaphysique humaniste d’une coupure nette entre homme et animal et d’une supériorité du premier serait le prolongement et l’aboutissement de ce mode de vie agropastoral qui a de plus en plus éloigné l’animal de l’homme. Nos rapports aux bêtes domestiques et aux prédateurs ne seraient que les deux faces d’une même pièce : nous recherchons le contrôle par la domestication, et détruisons ce qui ne peut être domestiqué.

Contre cette « métaphysique pastorale », l’auteur affirme qu’il faudrait modifier la « carte ontologique » à travers laquelle nous appréhendons l’animal, en l’occurrence le loup : comme être entièrement soumis à des lois biologiques, incapable d’individualité, l’autre absolu de l’être humain. Le comportement du loup n’est pas complètement inné. Il est capable d’apprendre, donc d’apprendre à ne pas attaquer les élevages humains. Dès lors, la description de son comportement, des relations que les membres d’une meute de loups entretiennent entre eux, ne peut se réduire à des instanciations particulières de lois biologiques générales. Elle doit s’ouvrir à l’imprévisibilité de l’événement et à l’aléatoire du récit, tant elle dépend de la singularité et de la spécificité des relations individuelles en cause, comme en témoigne l’histoire passionnante d’une meute de loups de Yellowstone, proche d’un drame shakespearien.

À cette perspective épistémologique s’ajoute un travail spirituel. La compréhension de l’altérité du loup suppose de développer des pratiques par lesquelles on transforme sa propre vision du monde. C’est en cela que le « diplomate garou » est pionnier. Le diplomate, c’est, étymologiquement, l’homme « plié en deux », l’homme qui, par son ethos spécifique, fait le lien entre deux perspectives sur le monde. Le diplomate garou s’efforce d’adopter la perspective du loup afin de mettre en rapport ses schémas de comportement avec les nôtres, à travers des techniques comme le pistage. Pour trouver le loup, il faut en devenir un soi-même.

Une telle connaissance du vivant, de l’intérieur, nous conduit à une ontologie et une éthique relationnelles. L’être des vivants n’est pas un empire dans un empire ; il est déterminé par l’ensemble des relations qu’ils entretiennent avec le monde. L’homme a changé ses comportements pour s’adapter à l’existence du loup, et inversement. Le « loup mangeur d’hommes » est une création humaine : la disponibilité de cadavres humains pendant les xvie et xviie siècles et ses guerres de religion a permis en effet au loup de s’habituer au goût de l’homme. Le diplomate authentique n’œuvre pas pour l’une ou l’autre des parties qu’il met en rapport, mais en vue de la préservation de la relation qu’elles entretiennent.

Il ne s’agit pas ici de « traiter » avec les loups ; c’est un nouveau concept de diplomatie, adapté à la relation dissymétrique qu’on a avec le loup, que cherche à construire Baptiste Morizot. Certaines affirmations sont discutables : si le loup peut faire usage de signes conventionnels en lisant, dans les traces d’autres loups et animaux, la marque de territoires, on peut douter qu’ils constituent des symboles, qui supposent aussi d’établir des rapports de comparaison entre signe et signifié. D’autre part, on peut regretter qu’il ne se confronte pas de manière plus approfondie à d’autres perspectives sur l’écologie, et à la manière dont le sort des animaux domestiques pourrait être amélioré (ce qui n’est certes pas l’objet central de ce livre). Reste que cet ouvrage a l’originalité fondamentale de montrer en quoi il existe une structure d’existence particulière au loup, et en même temps accessible à l’homme.

Xenophon Tenezakis

La conscience écologique

Soigner l’esprit, guérir la Terre. Introduction à l’écopsychologie, Michel Maxime Egger Labor et Fides, coll. « Fondations écologiques », 2015, 288 p., 25 €

Michel Maxime Egger, fondateur du réseau Trilogies, est déjà l’auteur d’un livre original, paru en 2012, qui explore l’étroite relation qui unit l’homme à la nature, en se fondant sur certaines traditions de la pensée religieuse chrétienne, notamment la théologie orthodoxe. Dans son dernier ouvrage, il poursuit cette exploration en présentant au public français un courant né au États-Unis dès le début des années 1990 : l’écopsychologie. Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, l’intention de l’auteur est d’introduire le public francophone à un champ de recherches encore peu connu sur le Vieux Continent. Ce champ fondamentalement interdisciplinaire rassemble des compétences et des sensibilités diverses, des psychothérapeutes, des écologues et des environnementalistes. Elle réunit donc aussi bien théoriciens que praticiens et fait « de l’exploration des interrelations entre la psychè et la nature, ainsi que du mariage entre l’écologie et la psychologie, un projet explicite en réponse à a crise écologique ».

Egger présente un panorama des questions soulevées par l’écopsychologie tout en s’efforçant d’introduire aux principaux auteurs qui ont contribué au développement de ce courant de pensée. Chacune des quatre parties se termine par l’évocation d’une figure intellectuelle représentative du domaine : le psychiatre Carl Gustav Jung (1875-1961), considéré comme l’un de ses principaux précurseurs ; le philosophe et environnementaliste Paul Shepard (1925-1996), pour qui répondre à la crise écologique passe par un retour aux sources du Pléistocène (selon le titre de l’un de ses ouvrages) ; l’historien et sociologue Theodore Roszak (1933-2011), auteur de l’expression « écopsychologie » et promoteur de l’hypothèse d’un inconscient écologique ; enfin, Joanna Macy (née en 1929), spécialiste de la théorie des systèmes, bouddhiste et protagoniste d’une méthode destinée à favoriser la transition vers une société écologique, celle du « travail qui relie ».

La première partie présente donc le décalage constaté par les écopsychologues entre l’abondance de l’information sur les problèmes écologiques et l’insuffisance des changements de comportement. Les écopsychologues y voient plusieurs raisons : entre autres, le déni de réalité, la dissociation entre ce que l’on sait et ce que l’on ressent émotionnellement (la peur, l’angoisse, etc.), le désir de se protéger de la culpabilité ou du sentiment d’impuissance face à des problèmes qui dépassent l’individu. À l’inverse, souligne Egger, il existe également une critique de la psychologie formulée par l’écologie et la politique. On peut critiquer les psychologues pour avoir omis la place de la nature dans les études sur le développement de la personnalité et de la vie psychique. Ils se satisfont également d’une vision atomisée d’un moi fondamentalement séparé des autres et de la nature non humaine ou, comme chez Freud, le rôle de la culture consiste précisément à contenir instincts et pulsions sexuelles.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Egger entreprend d’exposer les causes profondes de la crise écologique. La radicalité de l’écopsychologie, dit-il, réside dans

l’approche de la crise écologique comme psychopathologie et la recherche de ses racines profondes – souvent inconscientes – au-delà des causes symptomatiques, politiques et économiques.

La cause première est la séparation de l’homme d’avec la nature qui s’est progressivement produite dans l’histoire de l’humanité.

La réponse des écopsychologues consiste à adopter un nouveau paradigme. Dans la troisième partie, Egger distingue trois axes principaux susceptibles d’en favoriser l’émergence. Le premier est celui de la connaissance qui doit désormais devenir « holistique, complexe et transdisciplinaire » et développer une autre conception de la nature et de la Terre. Le deuxième axe est celui du mode d’être de l’humain : nous sommes chacun « le fil d’une toile », « comme des cellules dans le corps du vaste organisme qu’est la planète Terre ». Le troisième axe concerne le mode de vie et d’agir qui suppose un travail pour se libérer de l’addiction à la consommation et s’engager à la simplicité de modes de vie plus durables ; apprendre à faire la différence entre vrais et faux besoins ; faire face à la souffrance et aux peurs générées par l’abandon de la consommation et des technologies. De nombreux écopsychologues voient chez les peuples premiers, les Amérindiens, les Indiens d’Amazonie ou certains peuples africains une illustration de cette forme de connaissance, de ces modes de vie, de cette compréhension de soi et de la nature qu’ils appellent de leurs vœux.

Dans la quatrième et dernière partie, Egger recense un éventail de pratiques écopsychologiques qui envisagent de nouvelles manières de prendre en charge les individus ou de renouer le lien à la nature : redéfinir l’espace physique de la thérapie en sortant du cabinet, se mettre à l’écoute du lieu que l’on habite, vivre la nature par le corps (à travers la perception subtile, l’attention, la méditation, la respiration, etc.), cultiver les jardins et pratiquer des séjours dans la « nature sauvage ».

L’ouvrage de Egger se clôt par l’évocation de la dimension sociale, institutionnelle et politique des problèmes écologiques. Comme le constate l’auteur,

l’écopsychologie a globalement peu pris en compte cette dimension cruciale, qui ouvre sur la responsabilité non seulement des individus, mais des institutions – gouvernements, entreprises, organisations sociales et éducatives.

Confiné à la transformation intérieure de l’individu, le changement de paradigme voulu par l’écopsychologie ne peut qu’échouer. Il importe d’articuler le niveau de l’individu à celui du collectif.

On n’attendra pas de ce livre une réflexion critique sur l’écopsychologie et ses limites. Pourtant, l’éloge, chez de nombreux écopsychologues, du primitivisme, une sorte d’idéalisation du passé, prête le flanc à la critique de ce que l’on peut appeler le « mythe de l’Âge d’or », celui d’un monde harmonieux, sans technique, dont on voit mal comment il pourrait aujourd’hui susciter l’adhésion collective et constituer un programme. Ensuite, la valorisation particulière de la nature vierge et sauvage laisse entendre que l’activité humaine est (presque) toujours perturbatrice. Or cette affirmation n’est pas cohérente avec une autre thèse de l’écopsychologie, qui soutient que l’homme fait partie de la nature. Finalement, le recours à un inconscient écologique, comme chez Roszak, est une hypothèse audacieuse, mais lourde. En quoi un tel inconscient écologique peut-il alors contribuer aux solutions que l’humanité se doit d’apporter aux problèmes écologiques ? N’est-on pas ici renvoyé, au contraire, aux ressources d’une conscience écologique ?

Dans le champ de la pensée écologique, le livre de Michel Maxime Egger comble indiscutablement une lacune. Clair, accessible et synthétique dans la présentation des principales idées de l’écopsychologie, il fournit de plus au lecteur de nombreuses références pour approfondir le sujet.

Gérald Hess

La vie à perte de vue

Je veux croire au soleil, Jacques Semelin, Les Arènes, 2016, 288 p., 17 €

Jacques Semelin, directeur de recherche au Cnrs et professeur à Sciences Po, historien des génocides et des résistances civiles face aux totalitarismes, nous livre, à la suite de J’arrive où je suis étranger (Seuil, 2007), la description minutieuse de sa vie quotidienne d’aveugle.

Les difficultés sont permanentes et de toutes sortes. Il lui faut apprivoiser le petit studio qu’il a loué : l’espace, son organisation, les meubles et les objets, pour ne pas s’y cogner, ne pas les casser (la vaisselle), s’y blesser (le four), pour les faire fonctionner (la machine à laver le linge, le micro-ondes, alors que tout est fait pour la vue et pas le toucher), et l’escalier raide pour descendre les poubelles. Dans la rue, il lui faut apprendre et mémoriser les trajets, pour ne pas se perdre, à l’aller ou au retour ; éviter les obstacles (poteaux, terrasses de café), traverser les rues. Avec ses collègues et ses étudiants, il doit se souvenir de leur voix pour éviter les confusions et les non-reconnaissances ; aussi repérer à l’oreille leur état d’esprit, leur émotion, leur intention, toutes choses qu’un voyant peut, le plus souvent, lire sur le visage de son interlocuteur.

Son effort obstiné de ne pas subir les effets de sa cécité ne porte pas seulement sur les aspects pratiques de la vie, mais aussi sur tout ce qui fait qu’elle vaut la peine d’être vécue. Il nage à la piscine publique, se promène dans les parcs, visite les musées, est attentif aux odeurs, aux souffles de l’air, même s’il éprouve un pincement au cœur de ne pas voir la beauté des fleurs et des arbres. Il fait basculer sa passion des journaux vers la radio, et les livres enregistrés vocalement par des associations préservent le plaisir de la lecture. De même, il utilise les merveilles technologiques cher payées pour continuer à travailler, lire, écrire : en particulier, un ordinateur avec retour audio des mots qu’il frappe. Un petit appareil l’aide à reconnaître les couleurs et à s’habiller sans dysharmonie.

Il accepte les risques, physiques ou moraux, que comporte sa volonté de continuer à vivre comme avant : être stigmatisé comme aveugle, infantilisé par certains, souvent de bonne volonté, qui exagèrent les dangers qu’il court, qui ne se rendent pas toujours compte de la violence de leurs gestes quand il n’a rien demandé. Mais d’autres l’aident avec délicatesse. Pour préserver une relation équilibrée aux autres, éviter de s’enfermer dans la colère et la solitude amère, il doit distinguer la curiosité sincère et le voyeurisme, la maladresse et l’hostilité. Le plus grave serait de tomber du quai à l’arrivée du métro ou de se faire écraser par une voiture en traversant la rue.

La résistance est de tous les instants et demande du courage, ni héroïque ni extraordinaire. Tel est le prix à payer pour refuser que la cécité fasse la loi, lui impose l’identité unique du handicap, une vie étriquée ou dépendante des autres, la révolte stérile – contre ses parents qui lui ont transmis la maladie, contre les autres qui voient, contre le destin, etc. – ou le statut de victime. Il accepte sa réalité, après avoir cherché longtemps à la nier – bien qu’il sache depuis l’âge de 16 ans qu’un jour il perdra la vue –, mais il veut garder la maîtrise de sa vie. L’enjeu majeur est certes de combattre la peur, mais avant tout de s’accepter tel qu’il est, dans la continuité de celui qu’il a toujours été.

Il s’appuie sur ses autres sens, les objets technologiques, les associations d’aide (comme celles qui réalisent des enregistrements audio de livres), sa volonté, l’affection et la solidarité de sa femme (comme, à l’adolescence, il a pu sans doute s’appuyer sur celles de ses parents, et peut-être de sa fratrie), mais est conscient que cela risque d’engendrer une relation de dépendance et de déstabiliser le couple. L’objectif permanent est de sortir de l’enfermement dans la cécité et de briser le mur qui le sépare du monde des voyants. Il est donc nécessaire de leur faire connaître le monde des aveugles, et tel est aussi l’enjeu de ce livre, qui sait trouver les mots et le ton justes. La qualité de l’écriture aide le lecteur à entrer dans son monde, loin de la position de spectateur ou de voyeur.

Son choix de résister aux conséquences psychologiques et sociales de la cécité est cohérent avec son intérêt professionnel pour les barbaries et les résistances civiles qui s’y opposent. Ses études sur la violence humaine l’ont aidé à mieux comprendre la violence destructrice de la cécité – et réciproquement. Celle-ci n’enlève pas seulement un sens, mais modifie l’ensemble des relations du sujet au monde. Il ne s’agit pas seulement de s’adapter dans la continuité, mais aussi de construire dans la différence, parfois jusqu’à la rupture. Qui est-il, à ses yeux, à ceux des autres, quand il utilise sa canne blanche, demande à être aidé, annonce qu’il voit très mal, ou se refuse à le faire ? Dilemme permanent, qui réactive la violence du premier moment, quand il apprit qu’il serait aveugle, et du second, quand il le devint.

Livre instructif et attachant, dont bénéficieront tous ceux atteints de handicap, et tous ceux qui sont confrontés à eux – non seulement les proches, les amis, les collègues, mais nous tous, au-delà de l’expérience de la cécité.

Daniel Oppenheim

Correspondances

L’artiste et le philosophe, Philippe Grosos, Éditions du Cerf, 2016, 265 p., 19 €

L’ambition de cet essai au sous-titre prometteur, Phénoménologie des correspondances esthétiques, est de proposer une approche renouvelée des rapports qu’entretiennent, via leurs œuvres respectives, les deux figures singulières de l’artiste et du philosophe : il s’agit de donner congé aux abstractions obligées de la théorie esthétique pour promouvoir ce que l’essayiste appelle, en langage heideggérien, des « gestes existentiaux », lesquels relèvent non pas d’une théorie des beaux-arts mais d’une phénoménologie du sentir, celle-là même dont le philosophe Henri Maldiney, dont l’ouvrage s’inspire largement, s’est fait le chantre. L’introduction éclaire le projet : il ne s’agira pas de faire, refaire ce que Michel Serres a fait, par exemple s’agissant des correspondances entre le peintre La Tour et le philosophe Pascal, rapprochements qui ressortissent chez lui à une traduction d’ordre culturel et savant, mais d’identifier « l’intuition esthétique » à partir de laquelle « deux œuvres, l’une philosophique, l’autre artistique, se déploient sans s’être concertées ».

Les cinq études qui suivent suscitent d’entrée de jeu la curiosité du lecteur, parce que rien dans le parcours biographique ou cognitif des créateurs ne laissait prévoir les correspondances avancées : comment « peuvent s’accorder un peintre qui ne sait rien de la philosophie – Georges de La Tour – et un philosophe qui ne sait pas grand-chose de la peinture – Pascal » ? Le schème existentiel « Chuter, entrevoir » éclaire la rencontre entre le peintre de la lueur et le philosophe de la grâce, tous deux intégrés et dissidents dans le grand siècle de la modernité ; l’un et l’autre, par le matériau pictural pour le premier, la pensée théologique pour le second, révèlent une même tension entre la quête d’un divertissement « laïque » propre à faire oublier la nature peccamineuse de la créature (divertissement pascalien, joueurs de cartes de La Tour), et un repli intérieur tourné vers la méditation (la Madeleine pénitente) : ce qui se donne à voir, via le clair-obscur du peintre et la dialectique pascalienne de la chute et de l’élévation, c’est l’improbable visibilité divine, celle d’un deus absconditus, seulement entrevu dans le mystère d’une présence/absence.

Le même dilemme d’une impossible incarnation de la figure divine travaille la peinture religieuse de Fra Angelico et la Somme théologique de Thomas d’Aquin, alors même que deux siècles séparent les œuvres des deux dominicains. Là encore il s’agit de contourner le soupçon qui depuis Platon pèse sur la mimèsis et d’affronter l’impuissance du concept comme de l’image à dire l’essence divine. « Contempler, annoncer » : ce même double geste désigne chez le philosophe le souci d’une quête qui doit faire son deuil d’atteindre le quid de l’essence divine ; d’où l’urgence d’un savoir voir soustrait au piège de la contemplation philosophique mais qui rappelle, dans une analyse serrée de l’image théologique sommée de figurer l’infigurable, cette possibilité donnée à l’homme de « s’élever à l’intelligence par le sensible ». Ce piège de la confusion entre l’icône et l’idole, Fra Angelico l’évite avec les moyens figuratifs d’une « esthétique des confins » propre à irréaliser le visage du divin (la Madone des ombres). Mais la finalité de l’artiste comme du philosophe est d’annoncer le fruit édifiant de cette contemplation. Dans la Somme théologique il appartient aux anges, médiateurs entre le ciel et la terre, d’illuminer les hommes en leur annonçant la bonne nouvelle de l’Incarnation, défi que deux siècles plus tard relève Fra Angelico, qui n’a jamais cessé de peindre des anges, dont celui de l’Annonciation qui « manifeste et célèbre, théologie et peinture confondues, l’énigme de la visibilité ».

« Dévoiler, incarner » offre un autre fécond paradoxe, celui de « voir en Fragonard un Diderot de la peinture, comme peut-être en Diderot un Fragonard de la philosophie » ! D’autant que Diderot se dira vite déçu par la peinture de Fragonard qu’il rabat un peu hâtivement sur le « petit goût » de Boucher. Mais l’essayiste a beau jeu de mettre en relation, outre l’extrême diversité des genres pratiqués dans leur domaine respectif par les deux créateurs, un Diderot et un Fragonard attentifs à dévoiler la chair du monde, à mettre à nu, loin des modèles académiques et du goût à l’antique, « la vérité d’une époque et de ses mœurs » ; leurs œuvres témoignent d’une même attirance pour les jeux de la séduction et une philosophie érotique du bonheur qu’extériorisent « le matérialisme enchanté » de Diderot comme l’attention vibrante de Fragonard à la nature. Le souci de Diderot de « penser la chair », qu’il traduit dans sa critique d’art par son hommage à Chardin, se retrouve dans celui de Fragonard dont les portraits donnent « le sentiment de la chair » ; l’un et l’autre partagent un besoin d’incarner, qui les rend sensibles à l’esthétique théâtrale de la scène et de la conversation, dispositif cher à l’écriture du philosophe, comme aux tableaux du peintre de la galanterie mondaine. Ce faisant ils donnent congé à une esthétique classique et plus encore néoclassique à bout de souffle.

L’étude consacrée à Schelling et à Liszt, « Briller, recueillir », met en scène une situation d’emblée piquante car les deux hommes se sont bien rencontrés à l’occasion d’un fameux concert donné par le compositeur le 27 décembre 1841 auquel assiste Schelling, et d’une conférence donnée par le philosophe le 3 janvier de la même année, écoutée par le musicien. Ce que retient l’essayiste, c’est ici un parcours existentiel marqué de ruptures qui obligent progressivement ces deux génies précoces à s’arracher aux tentations et séductions d’un monde qui leur tend les bras pour se hausser à des exigences intérieures plus ambitieuses, celles qui pour Liszt préparent la musique de l’avenir, qu’il poussera jusqu’aux limites de l’atonalité, et qui pour Schelling iront de l’effacement progressif du Moi à la préoccupation théologique d’un dieu vivant. Ce renversement de la figure de l’artiste roi en celle du génie oblige à renoncer au système pour recueillir – et se recueillir dans – les héritages du passé : Schelling ressaisit « toute l’histoire du monde, mythologies comprises » ; et Liszt, en « un geste commun », se réapproprie, en véritable virtuose de la retranscription, toutes les influences musicales passées et contemporaines. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le souci de la personne qui finit par l’emporter.

C’est très naturellement la dernière étude, « Ériger, traverser », consacrée à Alberto Giacometti et à Henri Maldiney, qui témoigne avec le plus de ferveur de la prégnance de ces gestes existentiaux, révélateurs d’une même manière d’être au monde. Il s’agit pour le sculpteur de rendre visible « l’invisible affect » exercé sur lui par l’expérience du monde ; son travail de figuration plastique donne congé à une « logique objectivale de l’image » : la tête humaine devient une figure constitutive de l’espace dont le schème majeur est la verticalité. Elle est commentée, dans la seule et belle page que Maldiney consacre aux silhouettes du sculpteur, en des termes qui, aux yeux de l’essayiste, valent pour la propre attention phénoménologique portée par le philosophe à « la soudaine morsure de la réalité ». Traverser, parce que ces deux créateurs sont moins sensibles à la question du temps qu’à celle de l’espace, un espace dont la « genèse est une avec son apparaître » ; il y va alors d’un rapport rythmique au monde qui peut aller jusqu’au vertige – l’Homme qui chavire du sculpteur…

On peut, évidemment, regretter que les analyses de Philippe Grosos soient parfois plus fécondes et convaincantes quand elles s’emploient à explorer le cheminement singulier de chaque œuvre qu’auxdites correspondances esthétiques, trop vite synthétisées, parfois jusqu’à l’arbitraire, dans des formules un peu vagues ou répétitives. Aussi bien, compte tenu de la disparition des anges dans notre imaginaire collectif, il arrive que le lecteur suive avec curiosité et plaisir tel excursus sur l’angélologie thomiste sans plus se soucier des correspondances… Reste que l’intérêt de pareilles analyses, outre qu’elles nous ramènent heureusement à la racine sensible de l’aisthésis, avant toute conceptualisation, a ceci de précieux qu’elles obligent à repenser en termes de catégories d’existence notre rapport à la création artistique. Elles rappellent aussi, rendant ainsi caduc le dilemme abstraction/figuration, combien les œuvres peuvent s’appréhender dans un espace/temps plastique qui, faisant fi de tout ancrage historique, les rend contemporaines les unes des autres. Comment alors ne pas penser à la belle méditation de Proust dans le Contre Sainte-Beuve sur la ressemblance émouvante entre les grands poètes du xixe siècle, qui fait d’eux « des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde ».

Cécilia Suzzoni

Une faim dévorante

La Faim blanche, Aki Ollikainen, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016, 160 p., 16 €

Pour son premier roman, cet auteur finlandais, né en 1973, collaborateur d’un journal local, fait revivre, d’une écriture serrée et sans complaisance aucune, une page fondatrice de l’histoire de son pays. Entre 1866 et 1868, la Finlande a été confrontée aux effets dramatiques d’une famine (près de 300 000 morts en trois ans, soit environ 15 % de la population), imputable à la conjonction de deux mauvaises récoltes successives, d’hivers particulièrement rigoureux et d’une sévère politique d’austérité. Aki Ollikainen s’attache au destin d’une pauvre femme de fermier, Marja, qui, seule avec ses deux enfants, brave la neige profonde dans l’espoir d’atteindre Saint-Pétersbourg, la ville du tsar, où, pense-t-elle, il n’est pas permis de mourir de faim. En miroir, le romancier esquisse le portrait contrasté de personnages emblématiques : médecins, fonctionnaires et surtout le Sénateur, inspiré du ministre des Finances de l’époque, Johan Vilhelm Snell-man. Le désespoir, l’abandon, la perte, la solitude, la honte, tous ces sentiments éprouvés à des titres divers par la foule d’anonymes affamés comme par le corps politique, religieux ou médical, permettent de poser autrement la question de la foi, de l’amour, de la solidarité et du progrès.

Le roman se déroule à un rythme lent et lancinant, à l’image de la marche trébuchante de Marja, de cette errance douloureuse où chaque pas s’apparente à une victoire éphémère sur la mort. L’alternance de brefs chapitres, articulés autour de dates clés (octobre 1867, avril 1868), consacrés aux réflexions du Sénateur ou retraçant l’expérience vécue de Marja, sa fillette Mataleena ou son petit garçon Juho, induit un étrange sentiment de confusion. Chacun semble à la fois isolé et solidaire, soumis au sort et acteur de ses choix.

Avec une économie de mots, en recourant à des phrases elliptiques, Aki Ollikainen excelle à faire exister le monde d’avant la famine, avec son cortège de deuils, de chagrins, de doutes et de joies aussi. Mataleena se souvient des parties de pêche avec son père ; Teo, l’un des médecins, revient sur les relations qu’il a établies avec les prostituées en échange de soins prodigués ; le Sénateur pense à son épouse et à ses enfants décédés une dizaine d’années auparavant. À ces témoignages, disséminés comme au hasard à travers le récit, répond la dureté implacable de la situation présente. Le docteur Berg meurt du typhus, contaminé par les malades qu’il a voulu sauver ; les côtes squelettiques du cheval ressemblent à des doigts en prière ; Lauri est empoisonné par le pain à base de lichen qu’il a concocté pour survivre ; Mataleena remarque qu’elle est une enfant, mais que l’image renvoyée par le miroir est celle d’une petite vieille.

Peu à peu, une réalité autre s’impose. Dans la lutte inégale contre la faim blanche, contre cette mort annoncée, souhaitée ou crainte, un froid glacial pénètre l’intimité des corps et s’empare des cœurs blessés. Dans des pages bouleversantes par leur simplicité, par une forme de pudeur aussi, Aki Ollikainen, sans jamais émettre le moindre jugement, raconte le drame de la famine, telle que l’affrontent Marja et ses enfants. Que ce soit à pied, à ski ou en traîneau, calfeutrés les uns contre les autres, emmitouflés dans des strates informes de vêtements, les trois pauvres silhouettes titubantes se doivent d’avancer. Une horde d’individus affamés et faméliques, fuyant des villages privés de tout moyen de subsistance, les accompagne dans leur périple. Perçus comme des mendiants, des voleurs ou des prostituées, ils ne provoquent que haine et violence dans les hameaux qu’ils traversent en bandes désorientées, dans les granges ou presbytères où ils tentent de trouver un abri pour la nuit. Les insultes fusent vite, souvent suivies par des actes sans merci, passages à tabac, assassinats, viols. De rares gestes viennent en adoucir le spectacle : un peu d’eau offerte, un court trajet en traîneau proposé, le regard compatissant d’un bedeau, l’effort inouï d’un adolescent, hissant Juho sur ses épaules décharnées pour soulager un peu Marja, retardent une issue que l’on sait fatale. Des rêves aussi permettent de persister dans cet espoir fou de survivre, qu’ils convoquent des moments moins sordides, nient la disparition des êtres aimés ou, transformés en cauchemars terrifiants, anticipent la mort des rescapés et invitent à tenir.

La puissance de ce roman, en filigrane à l’horreur des situations, à la cruauté des hommes, est de questionner ainsi la foi, toujours mise à l’épreuve, comme le répètent tant les hommes d’Église dépassés par le nombre des appels à l’aide, que les officiels ou simples citoyens pris dans la tourmente des événements. Ces conditions extrêmes posent le problème de la responsabilité politique et morale en pointant les distorsions entre l’intérêt national tel qu’il est perçu dans le confort de bureaux cossus et la réalité du vécu intime des plus faibles, en traquant la frontière ténue entre le bien et le mal, entre l’indifférence assumée et la volonté de détourner le regard.

Aki Ollikainen insuffle aussi de la beauté et de l’espérance dans le roman par la description détaillée de paysages qui, immuables, sont comme entrés en résistance contre l’âpreté des maux qui détruisent tout autour d’eux. L’onirisme d’images rescapées d’une tristesse infinie vient bercer la litanie de la souffrance. Mataleena, regardant une fleur rose, pense que son père est heureux pour eux et que les gouttes de pluie, qui tomberont l’été, seront les pleurs de joie qu’il versera sur la terre. L’innocence tenace de l’enfance, même meurtrie, résonne comme un appel lancinant à des temps plus doux, moins hostiles.

Marja « est trop asséchée pour pleurer, mais la larme qui coule sur la joue de Juho la réconforte ». L’enfant de la Faim blanche peut survivre, s’il n’oublie pas.

Sylvie Bressler

Brèves

Quand la gauche se réinventait. Le Psu, histoire d’un parti visionnaire (1960-1989), Bernard Ravenel, La Découverte, 2016, 365 p., 24, 50 €

Quand le Psu (Parti socialiste unifié) s’auto-dissout en 1989, ce n’est pas à cause de la chute du Mur de Berlin – qui aurait plutôt dû lui donner des ailes –, mais à cause d’une série d’élections décevantes pour lui après l’entrée d’Huguette Bouchardeau dans le gouvernement Mauroy en 1983. L’analogie avec ce qui se passe aujourd’hui chez Europe Écologie Les Verts est frappante : rien de tel qu’un passage par le pouvoir pour défaire un parti portant des propositions utopiques, radicales ou d’une générosité qui rompt avec le cours ordinaire de la politique ou de l’économie. Le Psu reste ce parti né en 1960 pour inventer un socialisme vraiment « de gauche », ni communiste, ni gauchiste, ni social-démocrate façon Sfio, ni a fortiori « radsoc », mais très radical dans son anticapitalisme et sa conception d’un socialisme démocratique, et séduisant à tous ces titres pour nombre d’intellectuels et de militants de divers horizons. Bernard Ravenel, militant du Psu de la première à la dernière heure, raconte ici cette histoire politique mouvementée avec empathie, sans cacher les limites et les erreurs d’un parti atypique, plus important par la diffusion de ses idées et la qualité intellectuelle et humaine de ses militants que par ses succès électoraux ou sa séduction dans la classe ouvrière pourtant constamment invoquée. Le rôle important – et modérateur – de Rocard dans la première période est bien souligné. A posteriori, on est certes frappé par le côté « visionnaire » que souligne le titre (le Psu « lance » la réduction du temps du travail, la démocratie locale, la sortie du nucléaire ou des alternatives au nucléaire, l’émancipation des femmes, le vote des immigrés, la préservation de l’environnement…). Mais la réalisation laisse tout de même à désirer, et le grand thème de l’autogestion lancé avec la Cfdt a fait pschitt dès le début des années 1980. Ce qui frappe aussi, c’est combien toutes ces nouveautés (y compris l’autogestion) sont enrobées dans la rhétorique antérieure des années 1950-1960, celle du mouvement ouvrier en lutte contre le capitalisme industriel : du vin nouveau dans de vieilles outres. Mais à ceux qui ont vécu la période, le livre rappelle d’innombrables souvenirs d’événements (et d’idées auxquelles on a cru), et le parcours complet des trente ans de vie du Psu est passionnant. À noter qu’Esprit est présent dans cette histoire à travers des individualités, mais non comme revue, une absence qu’il serait intéressant de vérifier – et d’expliquer si elle est confirmée.

J.-L. S.

La vie intense. Une obsession moderne, Tristan Garcia, Autrement, coll. « Les Grands Maux », 2016, 210 p., 14, 90 €

« Il faut vivre intensément » : cet impératif moderne est devenu une obsession chez beaucoup. Le « culte de la performance » en fait partie. Citius, altius, fortius (« Plus vite, plus haut, plus fort ») : le mot du dominicain Didon, repris par Pierre de Coubertin, dépasse depuis longtemps l’idéal olympique. À la limite, une vie non intense ne vaut pas d’être vécue ; en tout cas, l’inanité, consciemment ressentie ou non, de l’absence d’intensité, de la platitude d’une vie simplement égale, sans reliefs ni pics d’intensité, provoque tristesse et dépression. Sociologues, psychologues, philosophes, conseillers spirituels se donnent donc la main pour prôner, célébrer, encourager, sous une forme ou une autre, cette vertu. Dans ce livre inattendu, à la fois brillant et profond, Tristan Garcia, qui est aussi romancier, réunit une série de fils sous le thème de la « vie intense » et en retrace la généalogie philosophique et pratique. La puissance et l’acte aristotéliciens, Nietzsche et Deleuze côtoient ici les temps de l’énergie libertine, de l’adrénaline… Il y eut ce moment, au xviiie siècle, où l’électricité sembla l’explication universelle des intensités diverses. Une phénoménologie plus fine de la vie intense à l’instant de son triomphe révèle pourtant, selon Garcia, qu’à être trop exploitée, elle produit inexorablement son contraire, sa décroissance, son émoussement. Dans ce livre si excellent, on regrette les analyses faibles de l’intensité dans les religions du salut (islam et christianisme) : elle est renvoyée, dans sa mesure définitive et excessive, au salut dans l’au-delà (le judaïsme est absent : ne serait-il pas une religion du salut ?). Le philosophe ignore le plus important : ce que produit l’intensité de la foi et de l’espérance dans la vie ici-bas. « Ne pas céder au vertige de l’affirmation de la vie, ni […] tomber dans le gouffre de sa négation » : la fin, dans des formules d’équilibre entre vie intense et pensée qui la nie et produit la « vie égale », déçoit un peu, une déception qui n’est pas déni des qualités remarquables de cet essai.

J.-L. S.

Mariage et filiation pour tous. Une métamorphose inachevée, Irène Théry Seuil, coll. « La République des idées », 2016, 128 p., 11, 80 €

« Réforme de civilisation » ou « rupture anthropologique », la loi du 17 mai 2013 qui ouvre le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe aura déchaîné les passions dans la société française. L’ouvrage d’Irène Théry y revient en proposant une nouvelle approche du genre, en inscrivant les transformations contemporaines dans l’histoire longue de la famille et en offrant des perspectives neuves sur les questions de filiation. À l’encontre des conceptions identitaires, l’approche « relationnelle » du genre critique l’idée occidentale du genre comme attribut intrinsèque de la personne. La critique du sociocentrisme invite à considérer que « la distinction masculin/féminin modalise les manières d’agir attendues statutairement dans le contexte d’une relation instituée ». L’histoire du mariage, de l’ordre matrimonial de la famille au démariage, suggère qu’il est devenu progressivement l’institution d’un lien de couple. N’étant plus indissoluble, c’est la filiation qui le devient. Dans ce contexte, la loi de 2013 est une métamorphose inachevée parce qu’elle autorise l’adoption, mais non l’aide médicale à la procréation, pour les couples de personnes de même sexe. Trouble dans la filiation : nous sommes les victimes d’une opposition factice entre une filiation charnelle et élective. Pourtant, devenir parent, c’est acquérir un statut social à travers certains rites. L’ouvrage se conclut sur les principes d’une gestation pour autrui « éthique » ou « responsable ».

J. C.

Orages pèlerins, Fawaz Hussain, Le Serpent à plumes, 2016, 172 p., 17 €

« Le bonheur marche main dans la main avec l’absurde » pour ne durer qu’un temps éphémère ! Le dernier roman de Fawaz Hussain raconte l’histoire, impossible au sens le plus étroit du terme, de quatre Kurdes : Sino, fils d’une « diablesse » polyglotte et curieux de Machiavel, qui quitte la Turquie des militaires, Dara, qui laisse derrière lui les routes meurtrières de l’Irak de Saddam Hussein, Shirko, ne pouvant plus supporter l’Iran « des mollahs et des femmes semblants aux sacs de charbons ambulants » et Rustem-e Zale, miraculeusement sauvé du sadisme ba’athiste de la Syrie « unie, libre et socialiste ». Chacun d’eux incarne, à sa manière, le destin d’un Kurdistan fragmenté pour réaliser ensemble son rêve d’unité dans un exil incertain en Europe, notamment à Paris, ville abritant tant de misères et tant d’« invisibles » du monde dans ses zones périphériques ou dans ses antres souterrains. Au-delà de ses sensibilités kurdes et de la fascination qu’il porte aux légendes cruelles de l’« Orient », Orages pèlerins de Hussain se transforme en ode à l’incertitude et à l’aliénation, entendues autant comme fardeaux existentiels que comme expériences collectives déterminant notre condition humaine.

Hamit Bozarslan

De l’Asie Mineure à la Turquie. Minorités, homogé néisation ethno-nationale, diasporas, Michel Bruneau Cnrs Éditions, 2015, 412 p., 26 €

Étudier la singularité et la radicalité du passage de l’Asie Mineure à la Turquie, tel est l’objectif que s’est fixé Michel Bruneau. Fondée en 1923 sur un espace multi e thnique, la Turquie représente la forme la plus radicale de construction d’un Étatnation ethniquement homogène au Moyen-Orient, au prix de déportations, d’exils forcés et de massacres à caractère génocidaire. Violence d’un processus dont les conséquences sont les reconfigurations territoriales, la constitution de diasporas et des tensions mémorielles. Michel Bruneau, géographe spécialiste des diasporas et des espaces transnationaux, convoque le temps long de l’hellénisation et de la turquisation de l’Asie Mineure, ainsi que les peuples frontaliers (Kurdes, Arméniens, Perses et Iraniens), pour comprendre ce passage de l’Asie Mineure à la Turquie.

Nicolas Faure

En écho

GAUCHE EUROPÉENNE – La Revue nouvelle, no 4, 2016. La revue propose un dossier sur « La gauche en ruines », coordonné par Christophe Minke. La « trahison » de la gauche qui, arrivée au pouvoir, mène une politique de droite doit se comprendre par les aspects structurels du jeu politique. L’avenir de la gauche doit passer par une réflexion sur la construction européenne et sur sa conversion au néolibéralisme par addiction à la croissance. La question de l’accueil des réfugiés révèle un bouleversement radical des valeurs de la gauche qui court après l’extrême droite. Faite de réactions au coup par coup, la gauche cherche à regagner ses électeurs populaires et/ ou se convertit à la souveraineté nationale, pourtant anachronique au temps de la mondialisation. Plus radicalement, la crise des réfugiés montre que l’impuissance publique est érigée en mode de gouvernement, qui fait passer l’efficacité devant la démocratie.

DROIT GLOBALRevue Projet, no 353, été 2016. La revue propose une réflexion sur le « retard du droit à l’heure des multinationales ». Le droit, réduit à entériner des situations de faits plutôt que de les normaliser, prend la forme d’un « droit global », indépendant des souverainetés nationales et internationales et contraire à la légitimité démocratique. Réticentes, au nom de la compétitivité, à toutes règles, les multinationales font barrage aux traités internationaux avec, pour conséquent, une large impunité. La question centrale est donc : comment contrôler les sociétés transnationales ? Si, en droit international, la protection de l’environnement et des droits humains devrait prévaloir, on observe qu’il n’en est rien et les procédures d’arbitrages ne jouent pas leur rôle. L’enjeu, au-delà de la mondialisation des normes sociales et environnementales, est aussi de mettre à mal une justice prompte à protéger les puissants.

PERSONNEArchives de philosophie, 79/2, avril-juin 2016. Emmanuel de Saint Aubert, engagé dans la formation de psychologues cliniciens et d’enseignants spécialisés pour élèves en grande difficulté, développe la notion de « portance », aux fondements de notre ouverture au monde et de notre rapport à autrui. Le dossier est complété par des réflexions sur l’herméneutique du soi chez Ricœur, la personne au-delà de l’anthro pologie et la personnalité morale chez Kant.

MUSIQUE POLITIQUECritique, été 2016. Ce numéro est consacré aux relations entre musique, violence et politique. C’est notamment l’occasion de revenir sur « la façon dont se sont mêlés au Bataclan, les jouissances du rock, l’horreur des coups de feu et le hurlement des sirènes ».

SIMONE WEILTumultes, no 46, mai 2016. Simone Weil attire les esprits et toujours sous des angles différents et nouveaux. On le vérifie dans le beau numéro de Tumultes : « Oppressions et liberté. Simone Weil ou la résistance de la pensée », sous la direction de Pascale Devette et Étienne Tassin. Des articles lisent attentivement des textes supposés connus. Robert Chenavier pose avec précision la question : Simone Weil est-elle antimoderne ? Dans cet ensemble, Simone Weil est souvent mise en parallèle avec tel ou tel autre auteur, l’effet est stimulant.

  • 1.

    Emmanuel Hocquard, Ma haie (Un privé à Tanger II), Paris, P.O.L, 2001.

  • 2.

    E. Hocquard, Ma haie, op. cit., p. 227.

  • 3.

    E. Hocquard, Théorie des tables, Paris, P.O.L, 1992.

  • 4.

    Id., Album d’images de la villa Harris, Paris, Hachette/P.O.L, 1978 ; Une journée dans le détroit, Paris, Hachette/P.O.L, 1980 ; Une ville ou une petite île, Paris, Hachette/ P.O.L, 1981.

  • 5.

    Id., « Élégie 4 », les Élégies, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2016.

  • 6.

    Robyn Orlin sera au Théâtre de la Bastille du 31 octobre au 12 novembre 2016 ; Lia Rodrigues au Centquatre-Paris, du 4 au 12 novembre 2016.

  • 7.

    Figure de proue de la danse contemporaine sud-africaine, celle-ci s’est fait connaître en Europe en revisitant le ballet le Lac des cygnes avec un prince noir, gay et exubérant.

  • 8.

    Dans The Exhibit Series du Sud-Africain Brett Bailey, ce même jeu de regards avait soulevé la polémique, car il reprenait le dispositif des zoos humains avec des humains. Voir Isabelle Danto, « Exhibit B : de la performance au spectacle », Esprit, février 2015.

  • 9.

    Voir le dossier « Puissance des images », Esprit, juin 2016.

  • 10.

    Le nom de l’interprète de cette mère ne figure pas dans les filmographies.

  • 11.

    Maurice Drouzy, Carl Th. Dreyer, né Nilsson, Paris, Le Cerf, 1982.

  • 12.

    Selon M. Drouzy, Carl Theodor Dreyer n’aurait pas été exempt de reproches dans sa conduite à l’égard de son père.

  • 13.

    Cité par M. Drouzy, Carl Th. Dreyer, né Nilsson, op. cit, p. 349.

  • 14.

    Franck Frégosi, l’Islam dans la laïcité, Paris, Pluriel, 2011.

  • 15.

    Bruno Aubert, « Relire Louis Massignon », Esprit, juin 2010.

  • 16.

    Fanny Colonna, les Versets de l’invincibilité, Paris, Presses de Sciences Po, 1995.

  • 17.

    Machiavel, le Prince, chap. ix.

  • 18.

    Karl Polanyi, la Grande Transformation [1944], Paris, Gallimard, 1983.

  • 19.

    Voir, notamment, Serge Audier, Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012 ; Pierre Dardot et Christian Laval, la Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.

  • 20.

    Professeur à Yale, auteur du remarqué Terres de sang, Paris, Gallimard, 2013.

  • 21.

    Du politique Contre le vide moral (Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2011) au très personnel le Chalet de la mémoire (Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2012).

  • 22.

    « La leçon berlinienne la plus pertinente pour l’analyse et le débat politiques au quotidien est le rappel que tous les choix politiques impliquent des coûts bien réels et inévitables » (T. Judt, Penser le xxe siècle, op. cit., p. 261).

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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L’avenir de la gauche

Ce dossier de rentrée est consacré à l’avenir de la gauche : non pas l’avenir électoral incertain de partis moribonds, mais le projet de société que les amis de l’égalité sont encore capables de nous faire espérer. Ce dernier doit affronter le défi de la mondialisation, à rebours du déni souverainiste et du renoncement néolibéral, en s’inspirant des dynamiques de la société civile.