Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Vivre en province. Introduction

novembre 2019

Suite à la crise des Gilets jaunes, la France s’analyse en un archipel de bassins de vie : certains fragiles et relégués, d’autres attractifs et dynamiques.

Ce dossier d’Esprit sur «  la province  » a été envisagé dès octobre 2018, donc avant le déclenchement de ce qu’il est convenu d’appeler la «  crise des Gilets jaunes  ». L’idée en était que la vie dans les différents territoires de la France peut sembler tour à tour difficile, empêchée, ou au contraire plus douce, plus humaine que la vie dans les grandes métropoles. Voire que la province pourrait être le laboratoire de nouveaux modes de vie à la hauteur des enjeux, écologiques notamment, du xxie siècle.

Dans l’année qui s’est écoulée depuis lors, la crise des Gilets jaunes, toujours en cours, a fait l’objet d’une pléthore de commentaires et d’analyses, et elle est bien entendu présente aussi, directement ou en filigrane, dans ce dossier. Cependant, malgré l’intensité (voire la violence) et la durée de leur mouvement, ainsi que leur inventivité pour créer de nouveaux modèles de lutte face à l’État et mobiliser l’opinion publique, les Gilets jaunes ne peuvent prétendre représenter à eux seuls le moment actuel de l’espace social français. Il n’y a pas que deux France : celle des gagnants et des perdants de la mondialisation ou celle des dominants et des dominés qu’a pour une part popularisées la «  France périphérique  » de Christophe Guilluy[1]. La France est multiple, éclatée et fragmentée, et l’image de l’archipel, remarquablement documentée et décortiquée par Jérôme Fourquet, semble bien plus pertinente pour décrire la nouvelle donne qui s’est imposée en «  province  » durant les dernières décennies[2].

Pourquoi alors parler de «  la province  » au singulier ? D’abord parce que le pluriel «  les provinces  » aurait renvoyé à la diversité proverbiale des régions de France, qui n’est pas notre sujet. Ensuite pour éviter tant les affects liés à certaines expressions («  douce France  », les «  petites patries  » ou encore les «  terroirs  »…) que la technique administrative attachée à certains mots, comme «  territoire(s)  », très présent aujourd’hui dans le discours public et au-delà. Le mot «  campagne(s)  » nous a semblé pour sa part trop connoté par la ruralité des terres encore marquées par le monde agricole. La province a un sens bien plus large que le rural. Pour tout dire, elle est tout le non-citadin, en particulier tout l’espace «  rurbanisé  » à l’écart et plus ou moins éloigné des grandes métropoles et des grandes villes, de leur attractivité multiple, de leurs services de toutes sortes, en particulier de leur réseau de transports, de leur offre médicale et hospitalière, de leur développement commercial et culturel. Les Gilets jaunes ont repéré et intégré de façon presque instinctive cette différence en investissant, tous les samedis de leurs «  actes  » successifs, le centre rutilant de Paris et de grandes et moyennes villes, symboles, pour eux, des richesses et des facilités pratiques qui leur sont refusées.

L’entretien avec Jérôme Fourquet, pour donner suite à son remarquable livre sur l’Archipel français, plante le décor de cette province qui s’est «  provincialisée[3]  ». Sans dénier qu’il existe une France en phase avec la mondialisation, tandis que d’autres «  bassins de vie  » sont fragilisés, voire relégués, il décrit aussi les enchevêtrements de lieux et de situations qui demeurent ou se recréent de part et d’autre : le passé n’est pas entièrement détruit, et le nouveau apparaît sous de nombreuses facettes. Pour le passé, il souligne l’importance du recul de la grande matrice catholique, qui ouvre de lui-même à la possibilité de multiples croyances et engagements. Aucune renaissance n’étant en vue, on ne voit pas aujourd’hui ce qui pourrait remplacer ce «  ciment  » des différences. J. Fourquet se demande cependant si «  l’écologisme  » «  ne pourrait pas faire office de nouvelle matrice structurante  ».

D’autres l’ont aussi noté à propos des Gilets jaunes et du vote pour le Rassemblement national : le «  capital culturel  » joue désormais un rôle crucial, par ses effets sur les capacités, les possibilités d’emploi et les choix politiques. On dira à bon droit : le problème n’est pas dans la diversité. Il est avant tout que les mondes divers ne se rejoignent plus. Certains intellectuels, chercheurs et journalistes ont d’ailleurs reconnu leur difficulté à parler d’une population avec laquelle ils n’avaient aucun lien, aucune affinité, une population dont ils étaient littéralement coupés.

Tout comme les banlieues, d’ailleurs, qui n’ont pas rejoint les Gilets jaunes, malgré des difficultés comparables, voire communes. Erwan Ruty rappelle combien, là encore, le lieu est important : vivre dans les barres d’immeubles des «  quartiers  » n’a rien à voir avec la vie dans les périphéries pavillonnaires. Malgré les difficultés que connaissent aussi les banlieusards pour les transports, l’une des grandes différences vient probablement du rapport à la mobilité, de la capacité de quitter le lieu «  assigné  ». Selon Quentin Jagorel, «  la mobilité quotidienne des personnes est la condition de leur insertion dans la société et de leur autonomie individuelle. Elle leur permet de construire librement un parcours de vie. Elle n’est pas seulement géographique, mais aussi psychologique et sociale. Or les Français ne sont pas égaux face aux mobilités  ». Il considère qu’elle doit être le premier défi à relever pour assurer la cohésion des territoires.

Trop souvent, le fatalisme et la résignation semblent dominer dans les représentations, oubliant que se reconstitue vaille que vaille une société civile portée par l’engagement des élus et la vie associative.

L’«  archipélisation  », qui peut aller jusqu’à marquer des différences considérables entre des villages, des bourgs et des villes pourtant peu éloignés les uns des autres, ne compose pourtant pas un tableau univoque dans le négatif : dans ce numéro, les descriptions de deux villages breton et basque rappellent les réalités parfois heureuses de la vie en province, mais on apprend aussi que des chansons largement ignorées par la France «  d’en haut  » ont mis en paroles et en musique le sentiment d’abandon des gens de la France d’en bas, vivant dans des «  campagnes pourtant belles  », pour paraphraser Jean Ferrat, et qu’ils ne renient pas. Dans son livre[4] dont nous publions des bonnes feuilles, Benoît Coquard raconte, loin de tout misérabilisme, comment «  ceux qui restent  » dans les campagnes et les villages, peuvent faire la part belle à l’amitié, au travail, à des prises de conscience collectives. Du reste, tant la littérature que le cinéma continuent d’accorder une place considérable aux «  lieux  », aux paysages, à la diversité et à la multiplicité de la province (peu importe qu’on l’appelle campagnes, territoires, régions). Il n’y a pas d’abandon ici : depuis Mauriac dans un texte emblématique de 1926, les «  lumières de la province  » sont célébrées de mille façons par l’image et le texte.

Trop souvent, le fatalisme et la résignation semblent dominer dans les représentations, oubliant que se reconstitue vaille que vaille une société civile portée par l’engagement des élus et la vie associative. Quand il n’y a plus (ou pas encore ?) de grand récit pour relier des réalités très diverses, il reste autant de petits récits… Reste à souhaiter que ces histoires simples ne soient plus étouffées par la tendance administrative à générer de la complication pour répondre à la complexité. Le pays vaut mieux qu’une succession de révoltes à laquelle répond un pouvoir politique se piquant soudain du mot «  écoute  » quand les acteurs locaux voudraient s’engager dans des démarches de co-construction de projets. Ce dossier tente de répondre à cette attente, non par des réponses toutes faites, mais par l’observation et l’analyse de ce qui se joue, et qui témoigne d’un renouvellement nécessaire de la démocratie.

La rédaction remercie Diane Delaurens pour son aide à la constitution du dossier.

 

[1] - Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.

[2] - Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019. Voir sa recension dans Esprit, mai 2019. Voir aussi Pierre Veltz, La France des territoires. Défis et promesses, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2019.

[3] - Voir Jacques-Yves Bellay, «  La provincialisation de la province  », Esprit, décembre 2019.

[4] -  Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.

Jacques-Yves Bellay

Essayiste et romancier, il a récemment publié Ne dis pas tout à la mémoire (Yellow Concept, 2020), livre pour lequel il a obtenu le Grand Prix du roman des écrivains de Bretagne.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

Dans le même numéro

Vivre en province

Suite à la crise des Gilets jaunes, ce dossier, coordonné par Jean-Louis Schlegel et Jacques-Yves Bellay, décrit une France en archipel de bassins de vie : certains fragiles et relégués, d’autres attractifs et dynamiques. À lire aussi dans ce numéro : la révolution tunisienne, la tragédie du Venezuela et l’esprit du christianisme.