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Photo : Matthew Brodeur
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Les raisons de la colère

Les colères sont des garanties affectives contre la soumission apathique à l’ordre établi. Mais comment distinguer entre les colères saines et les exaspérations réactives ? Le critère ne réside pas dans leur objet, mais dans leur capacité à expliciter leurs raisons et à aspirer à une politique de l’amitié.

[La colère] est un mode de connaissance qui ne convient pas mal quand il s’agit du fondamental.

Maurice Merleau-Ponty, Signes, Préface

De la colère, on dit qu’elle « enfle », « monte » et finalement « déborde ». Les métaphores fluviales suggèrent que cette émotion se situe au carrefour de l’impuissance et du pouvoir. Semblable à une crue que rien n’arrête, la colère s’empare de nous sans que l’on puisse la maîtriser. Mais elle est aussi une force capable de transformer de fond en comble le paysage. Un individu « se met » en colère : même subi, ce sentiment ouvre la voie à une activité qui rompt avec l’apathie du quotidien. Passion active, la colère a reçu un traitement particulier de la part des moralistes. Sénèque en condamne les excès tout en y voyant le propre des « rois » qui n’admettent pas que leur souveraineté puisse être remise en cause1. Les monothéismes ont procédé à une élimination systématique des passions que les païens associaient au divin. Mais ils ont conservé la colère comme l’émotion d’un Dieu déçu par l’infidélité des hommes.

Autant de signes de ce qu’il est plus difficile de condamner la colère que la haine qui se mêle parfois à elle. Même ceux qui rêvent d’une société apaisée envisagent avec suspicion un monde définitivement libéré de la colère. Tout se passe comme si la colère, en dépit de ce qu’elle comporte de désagréable pour celui qui la ressent comme pour ceux qui la subissent, était une garantie affective contre la soumission à l’ordre établi.

Ce paradoxe doit être rappelé avant de porter un jugement sur les colères qui traversent actuellement la société française (comme la plupart des démocraties occidentales). Le succès phénoménal de l’opuscule de Stéphane Hessel démontre que l’indignation peut faire l’objet d’un désir collectif et la colère accéder au rang de passion critique2. Un citoyen qui ne se scandaliserait de rien renoncerait à une dimension centrale de la citoyenneté : demeurer sensible à ce que l’on voit. Sans irascibilité, il n’y aurait jamais de révolte. L’intolérable demeurerait dans les choses, mais il aurait disparu des âmes.

Pour autant, il se pourrait que les appels à l’indignation lancés depuis quelques années en France aient été victimes de leur succès. En France, les colères s’énoncent de plus en plus souvent avec fracas, que ce soit dans les médias traditionnels, sur l’internet, parfois dans la rue et souvent dans les urnes. On est confronté ici à la démocratisation d’un sentiment conçu habituellement comme aristocratique (depuis Homère, la colère littéraire est généralement celle du chef ou du héros). D’où la question posée par Pierre Pachet : « Que devient la colère lorsqu’elle est accessible à tous3 ? » À l’âge de la communication virtuelle, il faudrait ajouter : que devient la colère lorsque chacun peut non seulement l’éprouver, mais la rendre publique depuis son salon ?

La difficulté pratique (que faire de nos colères ?) trouve sa source dans une aporie : y a-t-il un moyen de distinguer entre les colères saines et les exaspérations réactives ? C’est cette aporie que l’on va explorer ici au fil conducteur du lien entre colère et politique. Ne disposant plus du modèle d’une colère « sainte », les Modernes sont condamnés à évaluer les raisons de la colère. Certains imprécateurs contemporains voudraient redonner à leur colère un caractère sacré, s’épargner la peine de donner des raisons et juger la société à l’aune de leurs préférences élevées au rang de vertus. Leur erreur est de rabattre la politique sur la morale. Pourtant, quelque chose de fondamental se dit dans la colère, ce qui n’implique pas que toute colère soit bonne à dire. Bien qu’il se trompe parfois d’objet, ce sentiment manifeste une sensibilité aux normes de justice dont aucune démocratie, même la plus procédurale, ne peut faire l’économie.

L’indignation : dissolution éthique de la colère ?

Pour désigner une bonne colère, on parle volontiers d’« indignation ». Ce terme fait entendre une référence à la « dignité », comme si l’indignation mettait en évidence de manière négative ce qui est humainement acceptable. Autant la colère commune serait égoïste et incontrôlée, autant l’indignation serait empathique et mesurée. Comme le suggère Victor Hugo, l’indignation est une colère qui affirme son bon droit : « on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par quelque côté » (les Misérables)4.

La mise en avant de l’indignation prétend apporter une solution simple à l’aporie de la colère : elle évalue les sentiments d’exaspération à partir de leurs objets. Une colère serait noble du fait de la noblesse de la cause qui la suscite. La thématique de la « sainte colère » (pour laquelle on parlerait plus justement d’indignation) vient de là : la valeur du sentiment est proportionnelle à celle de son objet (grandeur de Dieu, dignité de l’homme, devoirs dus à son rang, etc.).

Le plus souvent, la moralité que l’on prête à l’indignation provient de son caractère désintéressé. Si le sujet se met en colère en raison d’un mal qui lui est fait, il s’indignerait de l’injustice que l’on fait à un autre5. L’expérience cruciale est celle du mépris dont autrui fait l’objet et qui appellerait une remise en cause des structures de la société tout entière. Comme il n’est pas victime du tort commis, le sujet semble devenir le spectateur impartial de sa colère qui perdrait ainsi son caractère irrationnel.

Prise en ce sens, l’indignation est-elle un affect politique ? Peut-être, mais alors selon une conception très étroite du politique : celle qui privilégie le proche sur le lointain. L’indignation repose sur un sentiment d’appartenance (à une même classe, une même ethnie ou un même groupe) dont rien ne garantit le caractère égalitaire. C’est bien le tort fait à l’autre qui suscite l’indignation, mais la figure de cet autre est socialement construite, tout comme les identifications qui portent sur lui. On s’indigne plus facilement du tort fait à nos « semblables » parce qu’il pourrait nous affecter nous-mêmes ou qu’il engage des êtres dont nous avons une représentation relativement précise.

Autant que la colère, l’indignation est une émotion qui fait appel à des normes symboliques sous-jacentes. Mais elle ignore sa condition sociale : les imprécateurs de l’appartenance (religieuse ou nationale) s’indignent au nom d’une « idée » de ce qui est bien, et qui, en général, leur ressemble. Ici réside le paradoxe du projet de hiérarchiser les colères à partir de leurs objets. Cette solution est circulaire : on classe les colères en partant d’une définition du bien et du mal alors même que c’est la colère qui, tout d’abord, ouvre l’accès à une telle définition. Dans un emportement face à ce qui dépasse la mesure, la différence entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, le digne et l’indigne est éprouvée avant d’être conçue.

Tout le prestige de l’indignation vient de ce qu’elle est la forme morale de la colère. C’est ce qui explique sans doute qu’elle se conjugue aussi facilement à l’impératif. Mais cette dimension morale escamote la manière dont la colère se donne empiriquement : non comme résultant d’une idée (de la dignité humaine, de la justice, etc.), mais comme l’expérience vive d’une offense qui demande à être explicitée. Essentiellement morale, l’indignation manque aussi de réflexivité. Le fait qu’elle soit souvent ressentie à l’égard de l’offense faite à un autre ne la rend pas pour autant objective puisque c’est au nom de l’idée (qu’il se fait) de cet autre que l’indigné crie au scandale. Cette « idée », il faudrait l’interroger à partir du sentiment de colère plutôt que de la situer à son fondement.

C’est pourquoi l’hypothèse sur les « banques de la colère » avancée par Sloterdijk fonctionne plus encore à propos de l’indignation6. Dans l’histoire, toute une série d’institutions (Sloterdijk cite principalement l’Église catholique et les partis révolutionnaires) ont puisé dans les « énergies thymotiques » des individus pour asseoir leur domination. L’exploitation de cette énergie passe par des promesses de vengeance future : le sujet se satisfait en déléguant son indignation à un pouvoir ou à une organisation qui la fera fructifier politiquement. De telles captations de la colère morale sont d’autant plus aisées qu’elles se font au nom d’un autre abstrait auquel les institutions thymotiques confèrent la figure de victime par excellence. L’idée d’un « tort absolu » subi par une catégorie de la population a marqué la rhétorique politique du xxe siècle. On la trouve appliquée au prolétariat dans la tradition marxiste (ce qui impliquait au moins une forme d’universalisme), mais aussi aux Allemands vivant hors des frontières du Reich par les nazis. On voit sur ce dernier exemple que le fait de considérer les « prochains » ne suffit pas à garantir la supériorité éthique de l’indignation. En subordonnant le sentiment à une norme de justice préétablie, on accroît plutôt les risques d’instrumentalisations politiques.

La passion, l’ordre et la contingence

Pour évaluer le potentiel politique de la colère, mieux vaut prendre les choses de plus bas en s’appuyant sur une description phénoménologique de ce sentiment. C’est ce que fait Rousseau à sa manière dans un passage de l’Émile où il veut démontrer le caractère inné du « sentiment du juste et de l’injuste ».

Je n’oublierai jamais d’avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n’obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu’il n’expirât dans cette agitation. Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le cœur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu. Je suis sûr qu’un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l’intention manifeste de l’offenser.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, livre I, Paris, GF-Flammarion, 2009, p. 89

Si Rousseau approuve la colère de l’enfant, c’est parce qu’elle témoigne physiquement en faveur de son sens de la justice. Comme le nourrisson ne dispose pas de mots, c’est son corps qui manifeste ce que le coup reçu comporte d’injuste. Associée traditionnellement à la « bile » et aux humeurs, la colère est un sentiment où le corps devient discours sans que celui-ci ne trouve toujours les moyens de s’articuler. De ce point de vue, l’expression de la colère se rapproche des pleurs dont, un peu avant ce passage, Rousseau notait qu’ils désignent « le premier rapport de l’homme à tout ce qui l’environne7 ». Comme les larmes, les manifestations de colère sont une manière de répondre quand il n’y a plus rien à répondre. La colère est moins le ressort de l’engagement que le fait d’un être qui, par son corps, est toujours déjà engagé dans le monde. Dans ce sentiment s’exprime l’impossibilité d’entretenir un rapport éthiquement neutre avec le social.

Rousseau ajoute un élément décisif à sa description. Si les larmes peuvent être provoquées par un fait naturel (la faim, un « tison » qui s’abat par hasard sur la main de l’enfant, etc.), la colère résulte toujours d’une « offense ». Elle met le sujet qui l’éprouve en relation avec une dimension bien particulière du monde : celle des volontés (en l’occurrence la volonté de la nourrice qui frappe le nourrisson pour ne plus être importunée par ses pleurs). Il est vrai que l’on se met parfois en colère contre les choses. Lorsque quelqu’un enrage de ne pas trouver un objet qui devrait être sous sa main ou s’irrite contre une chose sur laquelle il vient de trébucher, c’est le constat d’un désordre qui motive la colère. Les clefs que je recherche en vain devraient être là, tandis que la pierre que mon pied vient de heurter aurait dû se trouver ailleurs. Ces colères prêtent une intentionnalité aux choses inertes : elles ouvrent une parenthèse animiste dans les existences les plus rationnelles. En règle générale, elles retombent plus rapidement que celles qui s’adressent aux hommes parce que nous comprenons que les choses n’ont pas voulu nous offenser et que c’est seulement par hasard que la nature a fait obstacle à notre désir. En revanche, l’ire provoquée par l’action volontaire d’un autre institue de manière durable un rapport intersubjectif marqué par le ressentiment.

Dans l’exemple pris par Rousseau, nulle idée de la justice, du bien ou de l’humanité ne justifie a priori le sentiment de colère. C’est plutôt la colère qui constitue le point de contact initial entre l’enfant et la sphère de l’idéal : le déni de l’amour de soi est la toute première expérience de l’injustice. Que ce contact soit négatif confirme le fait si souvent souligné par Paul Ricœur : c’est par le sentiment de l’injustice que l’on entre dans le problème de la justice8. À l’inverse de l’indignation morale qui trouve sa source dans une idée déjà formalisée de ce qui est « digne » de l’homme, la colère dénonce un désordre. C’est seulement à partir de cette accusation que s’ouvre la question de ce que pourrait être un ordre juste.

En quoi ce sentiment recouvre-t-il une dimension politique ? En éprouvant dans la douleur que quelque chose ne fonctionne pas dans le monde, le coléreux ne se contente pas de condamner ce qui est. Il se révolte au nom d’un autre ordre dont il n’a pas encore l’idée, mais perçoit déjà l’exigence. La colère est une aptitude à défier les partages réels et symboliques à l’œuvre dans la société au nom de la possibilité d’un partage alternatif. Il faut se garder de demander tout de suite si cet autre partage est objectivement juste : il existe bien sûr des colères outrées qui trahissent le narcissisme délirant de ceux qui les éprouvent. Le point important est que toute colère révèle une modalité de l’expérience sans laquelle il n’y a pas de politique possible : sa contingence.

Alors que l’apathie place tous les événements sous le signe de la nécessité et de la répétition, la colère repère un désordre sous l’ordre apparent des choses. De là sa violence : passion dialectique, elle nie la situation présente, parfois jusqu’au désir de voir le monde entier disparaître9. La colère est un démenti contre l’illusion de l’équivalence selon laquelle tous les différends peuvent être réglés par une négociation pacifique (thème libéral du « doux commerce »10). C’est sans doute pourquoi le coléreux tient à sa colère et refuse souvent de l’abandonner, même lorsque cet abandon lui garantirait un réconfort. La figure cinématographique du « justicier en colère » tire de là son caractère suggestif. Il peut se tromper de colère, certes, mais le fait qu’il tienne à son courroux plus qu’à ses satisfactions « érotiques » démontre que la justice est parfois préférable à la vie.

Bien qu’elle engage un jugement sur le présent, la colère n’est pas encore la justice. L’expérience de l’intolérable précède ici la définition du bien. On n’expliquerait pas autrement que, lors des Printemps arabes, des militantes féministes aient pu se retrouver sur les mêmes places que des salafistes dévots. Le mot d’ordre sous lequel tant de colères antagonistes ont pu, pour un temps, se coaliser avait la simplicité du refus : « Dégage ! » De cette étrange alliance, on peut juger a posteriori qu’elle n’a rien donné de bon. Il vient toujours un moment où il faut préciser l’objet de sa colère et dérouler un programme pour l’avenir. Cela n’enlève rien, pour autant, à la puissance de mobilisation de la colère, ni surtout à sa fonction politiquement révélante. Dans la colère, l’ordre établi perd l’évidence que lui confèrent nos habitudes de se soumettre à lui : d’être subitement intolérable, il devient contingent. Il reste à voir que ce sentiment initie un conflit sur le légitime et l’illégitime sans lequel il n’y a pas de démocratie véritable.

Les vertus de la mésentente

« Qu’est-ce qui distingue une bonne colère d’une vaine exaspération ? » demandions-nous en commençant. La réponse n’est pas la même selon que l’on se réfère à la morale ou à la politique : la différence entre indignation et colère permet de préciser l’écart entre ces deux ordres. Contrairement à l’indignation, la colère ne dispose pas de critère préétabli qui garantisse sa légitimité. En répliquant à l’offense, la colère met violemment en question les critères du juste et de l’injuste habituellement admis dans une société (et au nom desquels on s’indigne si volontiers). Le coléreux vérifie à ses dépens l’adage romain Summum jus, summa injuria (« Comble de droit, comble d’injustices ») : sa rage est proportionnelle au sentiment de ne pas voir reconnues des attentes qu’il juge légitimes.

Est-ce à dire que la démocratie, comme elle en donne si souvent l’impression aujourd’hui, consacre l’égalité des exaspérations et le relativisme des colères ? Rien n’est moins sûr. Pour le comprendre, il faut se référer à une dernière caractéristique de la colère qui est son rapport au langage. Ricœur a parfaitement décrit ce rapport : « Si la colère est un cri, la justice corrective et l’amitié politique en seraient le logos implicite11 ». Cette remarque est faite à propos d’Aristote qui étudie justement la colère dans sa Rhétorique, c’est-à-dire au cours d’une réflexion sur les aspects politiques du discours. La colère est un moyen de la rhétorique (par exemple judiciaire) qui, pour persuader le public, doit susciter des sentiments qui amènent l’auditoire à épouser une cause. Comme la colère, la rhétorique n’a de sens que dans un monde contingent où aucun savoir certain ne peut prétendre formuler la norme de justice. Le rhéteur suscite des passions faute de pouvoir s’appuyer sur des démonstrations.

Si le risque de manipulation n’est jamais absent, il est plus important de remarquer que le langage permet de lier le sentiment à une norme qui vient en débat dans l’arène politique ou au tribunal. De fait, le coléreux recourt au langage, ne serait-ce que sous la forme de l’injure. Celle-ci comporte un aspect magique ou performatif (j’espère faire de l’autre ce que ma colère dit qu’il est), mais elle est aussi une adresse par laquelle le coléreux se rapporte aux autres. La théâtralité que l’on reproche souvent à la colère émane du désir de trouver des spectateurs ou des auditeurs qui prendront conscience du tort dont le coléreux se juge victime. En se donnant à voir ou à entendre, ce dernier postule que son sentiment est bien fondé et qu’il peut en rendre raison.

En ce sens, l’homme est un être qui cherche des raisons à sa colère. Même si elle s’ancre dans des processus biologiques que l’on peut retrouver chez les autres animaux12, la colère est spécifiquement humaine du fait que celui qui l’éprouve tente de la légitimer auprès des autres et de lui-même. Un accès de colère s’accompagne généralement d’une avalanche de paroles plus ou moins sensées ; les colères froides et apparemment muettes sont en réalité l’objet d’un discours intérieur qui vire parfois au ressassement. Par la parole, le coléreux prend le monde à témoin de ce que l’offense qui lui est faite ne peut rester sans suites. Même au comble de la déraison, il recherche des raisons.

C’est ce « logos implicite » au « cri » qui fait de l’emportement une passion politique. De la colère qui cherche à donner ses raisons, on peut dire ce que Jacques Rancière dit de l’activité politique en général : « elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit13 ». Expression d’une « mésentente », la colère contredit le consensus dont le risque est de légitimer les abandons en matière de justice au nom du principe de réalité. Cette mésentente n’est pas pour autant sans issue puisque, à partir du moment où il se met à parler, le coléreux ne se présente pas comme la victime d’un « tort absolu » qui ne pourra jamais être réparé. Il entre plutôt dans un litige où l’offense ressentie devient publique.

C’est à ce niveau que se pose le problème de la justice. Comme telle, la colère n’est ni juste ni injuste : la question de la légitimité ne s’applique pas aux émotions. Elle se pose en lien avec les raisons que ceux qui éprouvent ce sentiment apportent pour l’expliciter. L’erreur des conceptions purement procédurales de la démocratie n’est pas d’insister sur les règles qui doivent présider à l’échange des arguments, mais de garder le silence sur les situations qui rendent nécessaire un tel échange. Car il n’y aurait pas besoin de procédures dans un monde où les normes politiques ou sociales ne feraient pas l’objet d’un intérêt passionné, et parfois violent. Des acteurs peuvent, comme le voulait John Rawls, placer un « voile d’ignorance » sur leurs intérêts particuliers et sur la position qu’ils occuperaient dans une société juste. Mais ils ne peuvent ignorer qu’ils sont intéressés à la justice elle-même, ce qu’ils expérimentent dans leurs emportements contre les partages inéquitables à l’œuvre dans leur environnement.

Ici, la question n’est pas tant de savoir si la colère est provoquée par une offense qui nous est adressée ou par une injustice faite à autrui : celui qui est « hors de soi » a déjà cessé de n’envisager que son point de vue particulier14. La colère transforme plutôt le sujet en sociologue amateur : de proche en proche, c’est l’ensemble du contexte social qui est soumis à la critique par celui qui se juge offensé. On a dit que la sociologie a pour but de « rendre la réalité inacceptable15 ». Encore faut-il que l’ordre du monde soit perçu comme inacceptable d’un certain point de vue. La colère politique constitue l’événement de cette perception.

À l’inverse, les colères vaines sont celles qui sont incapables de se dire dans un autre langage que celui des préférences individuelles. Une attitude, des mœurs, une forme de vie quelconque ne nous « reviennent pas », et l’on en conclut au scandale moral. Dans ce genre d’exaspérations, le sujet s’emporte, mais sans faire un pas hors de lui-même. L’émotion est son propre juge et la raison de la colère ne prend pas la peine de se dire. Cette logique est celle du lynchage : on la retrouve à l’œuvre lorsqu’une indignation désigne des coupables plutôt que de se confronter aux normes qu’elle conteste et à celles qu’elle promeut implicitement.

Un sujet est dépossédé de sa colère à chaque fois qu’on ne le laisse pas parler jusqu’au point où l’émotion ne se suffit plus à elle-même, mais réclame le renfort des arguments ou la puissance du récit. Dans les mises en scènes médiatiques de la colère, par exemple, quelques « scandalisés » portent le drapeau des colères populaires en s’exonérant du devoir de faire paraître leurs raisons. La force d’une image ou l’intensité d’un coup de sang y sont la marque d’une authenticité que l’on impose en guise de jugement politique. Faute de temps pour expliciter le scandale, on substitue la tripe au cœur en offrant une catégorie de la population à la vindicte publique16.

Le devenir-spectacle de la mésentente reconstitue ce que la colère devait justement interrompre : l’impératif de consensus qui contraint au silence. Celui qui s’obstine à demander des raisons apparaîtra suspect de ne pas vouloir faire corps avec l’indignation publique17. Lorsque les frustrations privées sont enjointes de se dire dans un langage stéréotypé, la colère cesse de faire rupture avec l’ordre des choses pour devenir le meilleur allié de sa perpétuation.

*

Nous avons de bonnes raisons de nous méfier des colères majoritaires. Les indignations ne deviennent consensuelles que lorsqu’elles ont perdu leur pouvoir d’interroger le réel. En général, elles débouchent sur la désignation d’un ennemi (aujourd’hui l’étranger, l’islam, parfois la modernité elle-même) rendu responsable de tous les désagréments du présent. L’objet de la colère prime alors sur ses raisons et l’énergie positive contenue dans nos emportements se trouve dilapidée dans le spectacle sans charme des humeurs.

C’est moins la démocratisation de la colère qu’il faut craindre que sa capture par des discours indignés emplis d’évidences sur ce que sont les « nobles causes ». En démocratie, le « droit à la colère » s’exerce qu’on le veuille ou non : c’est la conséquence d’un monde où l’irrespect à l’égard des valeurs n’est plus censé faire l’unanimité contre lui. L’enjeu est plutôt de retrouver le désir sous les colères. Ce désir est désir d’autre chose que l’offense, en ce sens il est politique de part en part. Il paraît dans les paroles motivées par l’émotion, mais qui déplacent le lieu de la colère du seul fait qu’elles sont prononcées. Nos colères cessent alors d’être simplement les « nôtres » (celles d’un individu ou celles d’une communauté) pour ouvrir sur les normes de justice qui règlent la société.

  • 1.

    Voir Sénèque, De la colère, II, XXI, 3.

  • 2.

    Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Paris, Indigène, 2011.

  • 3.

    Pierre Pachet, « Un sursaut de l’être », dans P. Pachet (sous la dir. de), la Colère. Instrument des puissants, arme des faibles, Paris, Autrement, 1997, p. 16.

  • 4.

    Ce qui est dit ici ne vaut pas du concept d’indignation chez Spinoza qui ne se distingue pas vraiment celui de la colère (voir, dans ce dossier, l’entretien avec Frédéric Lordon, p. 167).

  • 5.

    C’est le cas, par exemple, d’Aristote qui affirme que l’indignation (nemesis) suppose « l’absence de tout intérêt personnel et la seule considération du prochain » (Rhétorique, II, 9). Sur la colère chez Aristote, voir dans ce dossier l’article d’Olivier Renaut, p. 135.

  • 6.

    Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Fayard, 2011.

  • 7.

    J.-J. Rousseau, Émile, op. cit., p. 88.

  • 8.

    Voir, par exemple, Paul Ricœur, la Critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 183.

  • 9.

    Hegel a comparé la « colère de Dieu » au moment dialectique, celui où « toutes les choses viennent en jugement » (Encyclopédie, additif au § 81, Paris, Vrin, 1970, p. 515).

  • 10.

    Sloterdijk a insisté sur ce point en montrant que la colère place les sujets « au-delà de l’érotisme du marché » où la valeur des marchandises est proportionnelle au nombre de désirs qui portent sur elles. Défaisant cette logique, la colère introduit de la fierté dans l’économie : le besoin d’être reconnu l’emporte sur celui de voir son désir de consommation satisfait (Colère et temps, op. cit., p. 25-33).

  • 11.

    Paul Ricœur, « Aristote, de la colère à la justice et à l’amitié politique », Esprit, novembre 2002, p. 28.

  • 12.

    Voir Christian Derouesné, « La nature d’une émotion », dans P. Pachet (sous la dir. de), la Colère, Instrument des puissants, armes des faibles, op. cit., p. 75-90.

  • 13.

    Jacques Rancière, la Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 53.

  • 14.

    Sur le sens politique du « hors de soi », voir Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2006, p. 31-56. Voir aussi la contribution de Guillaume le Blanc à notre enquête, p. 249.

  • 15.

    Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008.

  • 16.

    Du fait de leur temporalité hachée, les chaînes d’information continue sont passées maîtresses dans la mise en scène des indignations sur commande.

  • 17.

    C’est ainsi que l’on a récemment reproché aux partisans d’une « explication » du terrorisme d’entrer dans une « logique de l’excuse ».

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

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Colères

Pour son numéro double de mars-avril, la revue consacre le dossier central à la question des colères. Coordonné par Michaël Fœssel, cet ensemble original de textes pose le diagnostic de sociétés irascibles, met les exaspérations à l’épreuve de l’écriture et se fait la chambre d’écho d’une passion pour la justice. Également au sommaire de ce numéro, un article de l’historienne Natalie Zemon Davis sur Michel de Certeau, qui reste pour le pape François « le plus grand théologien pour aujourd’hui », ainsi que nos rubriques « À plusieurs voix », « Cultures » et « Librairie ».