
Mine de rien
Gaëlle Josse raconte, avec une écriture précise et poétique, l’histoire d’un corps qui s’effondre sous la pression des tâches à accomplir. C’est l’absurdité mortifère du monde du travail, et de la quête de perfection, que le roman dévoile sans aucune volonté moralisatrice.
Ce matin-là, la voiture de Clara ne démarre pas. Ce qui est banal devient, dans la vie de la jeune femme, le début d’une chute aussi mentale que physique. Elle sera en retard au travail ; il lui faut appeler un garage, annuler des rendez-vous, prévenir son compagnon qui saura faire. Mais le corps se dérobe, le murmure d’un affaissement.
Clara est une femme moderne, une battante. Elle aime son travail dans un organisme qui « vend de l’argent », comme elle dit. Elle grimpe les échelons à coup de volonté, n’hésite pas à sacrifier ses week-ends, et ce matin-là, c’est la chute. Tout allait bien et puis, plus rien.
Au médecin, « elle raconte le trop-plein de demandes, la brutalité des injonctions, les objectifs impossibles à atteindre, […] les faux sourires pendant les réunions, les contrôles à tout moment, la froideur des mails, leurs contenus glaçants à l’écran, le téléphone de fonction qui vous poursuit le soir encore, et aussi pendant les vacances, les rivalités entretenues ou provoquées, la défiance qui s’installe, le toujours plus et le jamais assez ».
Gaëlle Josse raconte l’histoire d’un corps qui s’effondre sous les coups de boutoir de la vie en entreprise.
Elle s’est laissé étrangler. Gaëlle Josse raconte l’histoire d’un corps qui s’effondre sous les coups de boutoir de la vie en entreprise, de la pression subie et d’une existence qui se résume, sans crier gare, aux tâches à accomplir. Son ami la quitte : ils n’ont plus rien à vivre ensemble.
Cela n’aurait rien d’original sans l’écriture. Celle de Gaëlle Josse est précise, parfois chirurgicale, avec des phrases courtes et incisives, presque poétique quand elle évoque ce qui l’entoure. Elle sait saisir l’existence au plus près des sensations et des émotions. Lorsque Clara rejoint une amie de toujours dans la ferme qu’elle occupe quelque part en moyenne montagne, ce ne sont pas tant les paysages qui sont décrits que le lent mouvement des heures passées avec cette famille à tenter de se réinventer.
À la suite de ses précédents livres, Gaëlle Josse poursuit son travail d’écriture sur une ligne de crête, là où tout bascule vers le rien pour, parfois, entrevoir un espoir. Le Dernier Gardien d’Ellis Island (Notabilia, 2014), où un homme tente de saisir son destin jusqu’au vertige, Une longue impatience (Notabilia, 2018), où une mère attend le bateau qui lui ramènera son fils en lui écrivant la fête insensée qu’elle prépare pour son retour, ces récits se déroulent, mine de rien, sans volonté de donner une leçon, mais en pointant de manière aiguë les problématiques contemporaines.
Avec Ce matin-là, Gaëlle Josse esquisse, en creux, les impasses où conduit le souci de la perfection, celui de la petite fille sérieuse qui guette l’approbation, le sourire, la récompense : « Depuis toujours, oui, faire bien. » La voiture ne démarre pas et Clara se retrouve comme Gregor Samsa dans La Métamorphose de Kafka. Transformé en vermine, il n’est plus rien, voit le monde à l’envers dans une lucidité douloureuse et cruelle.
Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde écrit que tout art est parfaitement inutile. Il y a aujourd’hui trop de romans où l’on sent chez l’auteur la volonté de décrire une situation personnelle ou sociale, de servir un propos ; on imagine même certains auteurs chercher dans le journal un sujet à exploiter. Cela peut offrir de beaux récits ou des histoires touchantes, mais ils passeront vite, car ils ne possèdent pas ce ton trouvé de l’infime et du banal pour évoquer certaines circonstances de l’existence qui, par l’écriture, restent longtemps en mémoire. Le burn-out de Clara n’est pas un prétexte pour dénoncer, mais pour grandir.
Lors d’une ultime visite à ses parents, Clara annonce qu’elle part pour longtemps occuper un poste à l’étranger. Sa mère lui demande quand elle va cesser d’en demander toujours plus à la vie. « Un silence. La main de son père toujours sur son épaule. Je ne demande rien, maman, j’essaie simplement de cesser de me brutaliser, je fais ce que je peux. […] Elle se tourne vers son père. Elle le sent amaigri sous ses vêtements. Il fait un pas en arrière. Allez, ma fille, ta vie t’attend, file ! »
Une fin ou un commencement. Les livres de Gaëlle Josse sont souvent ainsi. La littérature ou la passion de l’inachevé.
Ce matin-là
Gaëlle Josse
Notabilia, 2021, 224 p., 17 €