L’Europe est-elle toujours l’avenir de l’Allemagne ? (entretien)
L’Europe ne semble plus être une évidence pour l’Allemagne, dont la vocation européenne se transforme. Mais cela ne signifie pas pour autant que le pays soit soudain devenu eurosceptique ; une réflexion sur l’Europe peut au contraire le mener à résoudre ses propres contradictions politiques.
La fin de l’évidence européenne
Esprit – Les Européens, particulièrement les Français, ont du mal à comprendre le rapport de l’Allemagne à l’idée européenne depuis la réunification. Pouvez-vous expliquer l’importance du débat intellectuel allemand sur la réunification et la manière dont celle-ci se voit comme pays (divisé puis réuni) et comme nation ?
Jan-Werner Müller – Dès 1995, on a pu voir les résultats de la réunification et des débats qui l’avaient accompagnée dans le monde intellectuel : une partie de la gauche historique, farouchement anti-nationale et pacifiste, qui se reconnaissait notamment dans la figure de Günter Grass, en fut durablement affaiblie. C’est en fait un certain milieu, associé à la Rfa et à Berlin avant 1989, qui a commencé à disparaître, même si l’on peut dire aujourd’hui qu’une culture alternative similaire est en train d’émerger encore une fois à Berlin. De l’autre côté de l’échiquier politique, les efforts visant à mettre en place une nouvelle droite nationaliste ont également échoué, de manière évidente. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la polarisation a ainsi laissé place à un consensus considérant que l’Allemagne unifiée était ce que l’on appelle parfois un « État-nation postclassique », c’est-à-dire un pays qui construit son identité (voire sa raison d’être) dans un perpétuel face-à-face avec le passé nazi, le passé est-allemand et la nécessité de prendre plus de responsabilités sur la scène internationale.
En un sens, ce consensus fondateur est un consensus antitotalitaire, qui, cependant, ne peut se défaire d’une certaine méfiance à l’égard de la souveraineté populaire (après tout, c’est le Parlement qui a donné le pouvoir à Hitler). De plus, le pays a définitivement rompu avec la définition ethnique de la citoyenneté. Dans les années 1990, de nombreux voisins européens de l’Allemagne craignaient une résurgence du nationalisme ; le fait que le pays soit parvenu à apaiser ces peurs est une vraie réussite, et montre bien, selon moi, qu’il se fonde sur une solide culture démocratique et libérale.
Cela dit, il me semble également que les élites politiques, de manière générale, manquent souvent de vision stratégique et ne parviennent pas à constituer un cadre normatif qui permettrait au pays de savoir où il en est et ce qu’il doit faire (qu’il s’agisse de la question européenne, de l’Afghanistan ou du printemps arabe). Bien sûr, il ne faut pas idéaliser le passé : l’Allemagne de l’Ouest, elle aussi, cherchait à satisfaire ses objectifs de court et long termes à travers l’intégration européenne et l’Alliance atlantique (Otan). Mais il me semble que ses actions étaient davantage guidées par des élites dotées de repères moraux et de convictions plus fortes que ce n’est le cas aujourd’hui.
Le passage de la République de Bonn à la République de Berlin signifie-t-il un éloignement vis-à-vis de l’idée européenne ou la construction d’un nouveau rapport à l’Europe ? Comment définir la vocation européenne de l’Allemagne aujourd’hui ?
Schröder et Merkel sont les premiers dirigeants allemands à n’avoir aucun souvenir personnel de la guerre ; ils n’ont pas non plus le genre d’idéalisme européen qui caractérisait encore la génération d’Helmut Kohl (Joschka Fischer est en partie une exception ; pour moi, c’est quelqu’un qui a vraiment cru en l’Europe, à la manière d’Habermas). Il ne s’agit pas, encore une fois, de trop idéaliser le passé. Les dirigeants qui les ont précédés ont également utilisé l’Europe pour satisfaire des intérêts nationaux, comme le font du reste tous les États membres. Cependant, Schröder et Merkel, on s’en rend de plus en plus compte aujourd’hui, ont dû composer avec un héritage européen incohérent, cette union monétaire dont la signification est encore à trouver, d’autant qu’elle n’implique pas une intégration fiscale et économique, et encore moins ce que l’on appelle souvent (sans jamais l’expliquer) une « intégration politique ». Contrairement à ce qu’ont affirmé certains observateurs lors de l’échec du Traité constitutionnel, l’Union européenne n’a pas encore trouvé d’accord politique, économique et constitutionnel stable.
Cette situation est à présent entre les mains de dirigeants dont le soutien à l’Europe n’est pas fondé sur la morale ou l’histoire, et qui ont tendance à obscurcir les problèmes : le ministre des Affaires étrangères allemand vient d’en appeler à « plus d’Europe », et un ministre chrétien-démocrate a même récemment exigé la création des « États-Unis d’Europe », sans aucune explication sur ce que cela signifierait en pratique. Je crains que l’Allemagne ne sache pas vraiment où elle va, dans sa relation avec l’Europe, si ce n’est vers une préservation de ce qu’elle a obtenu sur le plan économique et sur celui des libertés (liberté de circulation, etc.), préservation qu’elle veut obtenir à moindres frais.
Il y a bien sûr ceux qui en appellent à un rôle beaucoup plus grand de l’Allemagne vis-à-vis du noyau dur européen (et de la France en particulier) ; je pense par exemple au politologue Herfried Münkler, qui a récemment exprimé son inquiétude, dans un article du Spiegel, de voir l’Europe détruite par sa périphérie (Grèce, etc.) au lieu d’adopter une stratégie globale lui permettant de devenir plus puissante. Il a explicitement appelé à « donner tout le pouvoir au centre » pour accorder plus de poids aux élites européennes et permettre à l’Allemagne d’avoir un rôle moteur, au lieu de se reposer sur l’illusion d’une démocratisation de l’Europe telle qu’elle existe actuellement. Une telle position est cohérente, et elle pourrait bien emporter l’adhésion d’un futur gouvernement allemand, en particulier si l’approche actuelle, qui consiste à se tirer d’affaire tant bien que mal, ne satisfait ni les Allemands ni les autres Européens, et ne permet pas de résoudre la crise de l’euro.
Un pays uni mais contradictoire
Le débat sur le « patriotisme constitutionnel » a résumé un moment de la politique allemande, qui ne pouvait ni affirmer une pleine souveraineté à la manière d’un État classique, ni renoncer à une forme d’identité nationale. Ce débat a-t-il finalement disparu avec la réunification et quelle trace laisse-t-il aujourd’hui dans le débat sur l’Europe ? La décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe sur la construction européenne, qui lie fortement la légitimité politique et la souveraineté à la possibilité de l’expression du peuple par le vote et pointe en creux le déficit démocratique européen, s’inscrit-elle dans la continuité de ce débat ?
De nombreux observateurs ont annoncé que le patriotisme constitutionnel, présenté comme une construction abstraite, allait disparaître après 1990, puisque la situation spécifique de l’Allemagne de l’Ouest (poids du passé nazi, appartenance à une nation divisée) n’existait plus. Or, selon moi, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé ; le patriotisme constitutionnel continue à jouer un rôle important dans les débats sur l’intégration des immigrés et de leurs descendants. J’irai même jusqu’à dire que les défenseurs de la Leitkultur (culture de référence), qui la présentent comme opposée à un patriotisme constitutionnel conçu comme « falot » et « abstrait », ont en réalité adopté les fondamentaux de ce dernier, même s’ils rejettent le terme : l’insistance sur les valeurs politiques au lieu de la « culture nationale » et l’importance accordée à l’apprentissage de la langue allemande (pour des raisons politiques et pratiques, et non en lien avec une conception ethnique de la « germanité »).
Ensuite, on observe, concernant l’intégration européenne, quelque chose d’intéressant, de paradoxal même : comme vous le faites remarquer, la Cour constitutionnelle allemande – qui se définit elle-même comme gardienne de la démocratie et de l’État allemands – ne cesse d’insister sur le fait que le Parlement allemand doit demeurer au cœur de la légitimation des décisions européennes, et, qui plus est, que la constitution (la Loi fondamentale) ne laisse pas beaucoup plus de place à l’Europe qu’elle n’en a actuellement. Cependant, dans un récent entretien, le président de la Cour a dit très simplement que s’il fallait plus d’Europe, l’Allemagne pourrait toujours adopter une nouvelle constitution, en ajoutant : « Mais rien ne se fera sans le peuple » (« Ohne das Volk geht es nicht ! »). Encore plus récemment, le rédacteur en chef de la Süddeutsche Zeitung, le premier quotidien allemand en termes de tirage (à l’exclusion des tabloïds), a directement appelé à la rédaction d’une nouvelle constitution qui permettrait à l’Union européenne de devenir un véritable État. Vu le caractère sacré de la Loi fondamentale allemande (contrairement à la Constitution française…), de telles déclarations sont très surprenantes, puisqu’elles signifieraient que l’Allemagne, après la réunification, aurait renoncé aux deux grands symboles de son succès et de sa stabilité d’après-guerre : le mark et la Loi fondamentale. Mais, aujourd’hui, il ne paraît pas absurde de penser que si les partis et les élites sont en faveur d’une nouvelle constitution européenne allemande, il se pourrait qu’un référendum sur le sujet soit victorieux (même si Merkel, c’est bien connu, est de nature prudente et préfère agir de manière indirecte). Par ailleurs, une telle évolution ne serait pas en contradiction avec le patriotisme constitutionnel, car celui-ci n’est pas lié à un document spécifique, mais à des valeurs politiques dont la réalisation se fera peut-être mieux dans une Europe unie.
Y a-t-il un virage de la politique européenne allemande avec Angela Merkel, ou une continuité, partagée au-delà de la chancelière, et liée à un consensus, en quelque sorte bipartisan, sur la stratégie économique du pays (réduction de l’État-providence sous Schröder, limitation du pouvoir d’achat des ménages, rigueur budgétaire, stratégie d’exportation) ?
C’est une question complexe, en particulier parce que la façon dont les Allemands se perçoivent et le regard que l’on porte sur l’Allemagne de l’extérieur divergent souvent de manière radicale : de nombreux observateurs de la politique allemande pensent qu’il existe, de fait, un large consensus social-démocrate incluant la Cdu, et qu’il n’y a plus de véritable conservatisme ni de véritable néolibéralisme en Allemagne. Pour certains critiques culturels, par exemple Karl Heinz Bohrer, l’Allemagne est en réalité un pays de « derniers hommes » nietzschéens, tranquilles, satisfaits de leur petit confort et peu enclins à se mesurer au reste du monde (encore moins à prendre de véritables risques) ; ils voudraient bien plutôt se décharger du risque sur les autres (par exemple, en renonçant au nucléaire sur leur propre sol tout en continuant à l’importer).
Bien sûr, de l’extérieur, l’Allemagne apparaît comme un pays néolibéral (au sens premier, pas simplement comme synonyme facile de l’avidité de Wall Street) : un marché libre mais étroitement régulé pour éviter les monopoles, un gouvernement et des syndicats disciplinés, une politique anti-keynésienne, etc. Les Allemands pensent que cette stratégie leur a réussi, et il y a peu de chances qu’ils veuillent en changer sur la simple base de vagues discussions sur la solidarité européenne. Les forces qui s’opposent à ce mainstream allemand sont aujourd’hui représentées par des entités étranges, comme le parti des Pirates, qui vient d’entrer au Parlement de Berlin en faisant 8, 9 % des voix (soit 15 sièges sur 152), et qui place les droits civiques – en particulier la liberté individuelle et la transparence des gouvernements– au cœur de ses revendications, sans avoir réellement de programme économique. Si l’on prend pour modèle l’exemple des Verts, on peut se dire que les Pirates finiront par être intégrés au système des partis et par devenir plus modérés.
Cependant, un tel modèle renforce également la principale particularité de l’Allemagne d’aujourd’hui : la véritable disjonction qui s’opère entre une économie néolibérale, un éventail politique qui se déplace à gauche (cela sera d’autant plus vrai si l’on assiste à la formation d’une coalition Spd-Verts-Die Linke-Pirates) et une opinion « publiée » – qui n’est pas forcément la même chose qu’une opinion publique – beaucoup plus à droite qu’elle ne l’était dans l’ancienne république fédérale. C’est une étrange combinaison, mais qui ne reflète pas nécessairement une contradiction insurmontable.
Propos recueillis par Marc-Olivier Padis (traduction d’Alice Béja)