
Qu’est-ce qui menace la liberté de la presse aujourd’hui ?
La liberté de la presse n’a jamais été aussi mal en point qu’aujourd’hui. Les régimes autoritaires mettent leurs appareils législatifs au service d’une répression de la société civile et exploitent le manque de transparence et de régulation des plateformes numériques.
La présidence de Donald Trump a commencé avec les « faits alternatifs » avancés par la Maison Blanche concernant la taille de la foule présente à l’investiture de Trump devant le Capitole et s’est achevée par les violents supporters de ce dernier gribouillant « Mort aux médias » sur les portes du Capitole. Si Trump est parti (pour le moment), les médias sont toujours en danger – et pas seulement aux États-Unis. La sentinelle Reporters sans frontières considère que l’état de la liberté de la presse est « bon » dans seulement douze pays, le plus faible nombre jamais atteint.
La menace la plus évidente contre la liberté de la presse dans le monde provient des régimes autoritaires, dont certains ont profité de la pandémie pour empêcher la presse de dénoncer les échecs des dirigeants politiques. En Hongrie, qui est tombée de la 89e à la 92e place dans le classement mondial de RSF sur la liberté de la presse entre 2020 et 2021, le gouvernement a menacé des organes de presse de poursuites pour avoir « entravé » sa lutte contre la Covid. Les infirmières et les médecins n’y ont pas le droit de parler à des journalistes indépendants.
Les régimes autoritaires ajustent également leurs instruments, moins évidents, pour limiter le pluralisme de la presse. Ils refusent la publicité d’État (qui a souvent augmenté pendant la pandémie) à des organes de presse qui les critiquent. Ils permettent à des hommes d’affaires proches du régime de racheter des médias, comme c’est le cas en Turquie, où une oligarchie de promoteurs immobiliers ayant profité de l’essor récent du marché immobilier renvoie l’ascenseur au président Recep Tayyip Erdoğan en faisant l’acquisition de journaux indépendants.
Bien que les facteurs favorisant des régimes comme ceux de la Hongrie et de la Turquie puissent être différents, les types de gouvernance qui en résultent se ressemblent souvent, parce que ces régimes apprennent les uns des autres. Et ce fait remet en question une illusion répandue chez les libéraux d’après la guerre froide : non pas celle selon laquelle l’histoire s’est finie en 1989, mais celle selon laquelle seules les démocraties sont capables d’apprendre.
Les démocraties commettent des erreurs tout le temps, mais leur vertu particulière, selon le récit libéral ordinaire, est qu’elles seules peuvent apprendre de leurs erreurs et se corriger. Par contraste, les régimes autoritaires en seraient incapables, et stagneraient, s’ils ne s’effondrent pas comme l’Union soviétique. Même si les régimes autoritaires ne sont guère invincibles, il serait naïf de croire que leur disparition est inévitable parce qu’ils font l’économie de toute information et de tout apprentissage. En réalité, ils élaborent constamment de nouvelles mesures politiques, des lois d’apparence neutre mais qui servent en réalité à réprimer la société civile.
Dans les pays où ils ne sont pas encore au pouvoir, les populistes de droite sont devenus habiles à construire des contre-discours en ligne, avec des participants accusant les journalistes de partialité, et leur enjoignant de faire preuve de professionnalisme en portant une attention maximale aux sujets préférés de la droite – et, de manière moins évidente, de faire des reportages qui donnent la parole à toutes les parties concernées sur l’ensemble des sujets. L’obligation de prouver son objectivité en couvrant toutes les perspectives politiques pertinentes avec neutralité marche relativement bien dans les démocraties qui fonctionnent. Mais quand des partis s’en prennent aux principes démocratiques, une telle manière de faire du journalisme leur rend service. Les États-Unis n’en sont que le meilleur exemple. On présente souvent la « polarisation » comme un phénomène symétrique. Sans nécessairement apprécier les idées politiques du sénateur Bernie Sanders ou de la députée Alexandria Ocasio-Cortez, force est de reconnaître qu’ils ne travaillent pas à saper la démocratie. En revanche, les Républicains qui refusent de reconnaître les résultats de l’élection présidentielle de 2020 et qui mettent en œuvre des mesures visant à réduire la participation électorale cherchent véritablement à saper la démocratie. Rendre les deux camps équivalents – souvent en référence à la théorie du fer à cheval selon laquelle les extrêmes se touchent – peut sembler neutre, mais comme le critique des médias Jay Rosen l’a souligné, présenter une réalité politique asymétrique comme symétrique, c’est déformer les faits.
Les journalistes ne sont peut-être plus ce que le journaliste britannique W.T. Stead appelait, au xixe siècle, « les rois sans couronne d’une démocratie instruite ». Mais ils apprennent à faire la différence entre un désaccord politique ordinaire et des menaces sur les libertés fondamentales dont leur travail dépend (même si cette différence est souvent contestable).
En retour, le public apprend que l’évaluation des médias constitue souvent un défi complexe : un organe de presse peut être impartial sans être indépendant ; un propriétaire pourrait changer les choses sur un caprice. Inversement, un journal peut à juste titre s’engager en faveur de ce que Timothy Garton Ash a appelé « la partialité transparente » : interpréter les nouvelles dans une perspective socialiste, par exemple, est parfaitement acceptable pour des journaux possédés par des partis sociaux-démocrates, tant que c’est clair pour le lectorat.
C’est précisément cette transparence qui manque aujourd’hui à la plupart des plateformes numériques : tout le monde, des usagers ordinaires aux chercheurs spécialisés, ignore comment des algorithmes exclusifs rangent les personnes dans des groupes et accordent la priorité à certains messages. Cela ne devrait pas nous conduire à condamner les nouvelles formes d’expression de soi sur les réseaux sociaux, mais à nous rendre sensibles à la manière dont les autoritaristes emploient ces plateformes afin de feindre d’avoir des soutiens et de réprimer les dissidences.
C’est précisément la transparence qui manque aujourd’hui à la plupart des plateformes numériques.
Certaines plateformes s’appuient sur un modèle que l’on peut qualifier de « capitalisme de l’incitation » : on maintient les usagers impliqués en les sollicitant par des contenus de plus en plus extrêmes. La haine paie, puisque l’« implication » peut être surveillée et l’attention vendue aux annonceurs. La haine permet également de former des publics d’où, comme le sociologue français Gabriel Tarde l’a observé à l’aube du xxe siècle, des foules radicales peuvent émerger.
De telles foules attaquent souvent les journalistes. Une raison pour laquelle RSF a abaissé la note de démocraties comme l’Allemagne n’est pas que le gouvernement réprime les médias, mais que les professionnels qui couvrent les manifestations contre la gestion de l’épidémie de Covid-19 par la chancelière Angela Merkel subissent de plus en plus de violences. Bien sûr, Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux ne sont pas les seuls responsables des sentiments violents, mais leur régulation plus stricte semble désormais indispensable pour protéger la liberté de la presse.
D’abord publié par Project Syndicate en mai 2021, cet article est traduit de l’anglais par Jonathan Chalier.