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Portrait de Jan-Werner Müller | DR
Portrait de Jan-Werner Müller | DR
Dans le même numéro

Usages de la peur

entretien avec

Jan-Werner Müller

En s’inspirant de Judith Shklar, il est possible de développer une sensibilité nouvelle aux expériences de dépendance et d’oppression, pour réarmer le libéralisme face au populisme, et repenser un État de droit adossé à l’engagement démocratique des citoyens.

Jan-Werner Müller enseigne la théorie politique et l’histoire des idées à l’université de Princeton depuis 2005. Auteur de nombreux ouvrages universitaires sur l’histoire de la pensée politique moderne, le nationalisme, le libéralisme et ses critiques ainsi que l’intégration européenne, il contribue aussi régulièrement à des journaux et des revues via lesquels il s’adresse à un public plus large. Cet entretien au sujet de son dernier essai, La Peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme1?, a eu lieu le 9 septembre 2020, dans le cadre d’une série de rencontres sur « Le livre politique » organisées par la fondation Heinrich Böll et l’Institut Goethe à Paris.

 

Dans votre ouvrage précédent, Qu’est-ce que le populisme2 ?, vous meniez un effort de définition, et analysiez le populisme dans ses formes contemporaines d’abord comme un antipluralisme. Loin d’être seulement un style politique, le populisme correspond bien pour vous à une certaine pratique du pouvoir, proprement antidémocratique et qui doit être combattue comme telle. Or vous constatiez déjà, dans cette période qui a précédé le vote sur le Brexit au Royaume-Uni ou l’élection de Donald Trump aux États-Unis, une certaine faiblesse des réponses produites par ceux que les populistes désignent comme « les élites libérales mondialisées ». Dans votre nouvel ouvrage, La Peur ou la liberté, cette interrogation devient centrale. Quatre ans ont passé, nous sommes aujourd’hui plus avancés encore dans ce qu’Ivan Krastev et Stephen Holmes appellent « le moment illibéral3 » – que vous décrivez de votre côté comme un moment franchement antilibéral – et vous déplorez une nouvelle fois la faiblesse manifeste des réponses intellectuelles et politiques apportées à ce nouvel air du temps. Cette faiblesse s’expliquerait par des erreurs de diagnostic sur notre actualité politique, mais aussi, plus fondamentalement, sur ce qui constitue le libéralisme. Il faudrait donc redéfinir celui-ci pour notre époque, et dans ce travail, vous faites une grande place à l’œuvre de Judith Shklar. Pourriez-vous nous dire pour commencer qui était Judith Shklar, et pourquoi sa pensée vous paraît si importante aujourd’hui ?

Judith Shklar n’est pas une redécouverte au sens strict du terme, dans la mesure où je ne l’ai pas vraiment sortie de l’oubli. Shklar jouit d’une grande popularité en tant que théoricienne aux États-Unis. C’était une forte personnalité, et elle a formé des générations entières de spécialistes de sciences politiques. Originaire de Riga, en Lettonie, elle a dû fuir deux totalitarismes avec sa famille au cours du xxe siècle : elle a donc vu de ses propres yeux les effets de la terreur engendrée par des régimes liberticides. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle a par la suite refondé le libéralisme autour de l’expérience primaire de la peur. Étrangement, la pensée de Judith Shklar n’a jamais connu un succès d’envergure en Europe : je suis d’ailleurs surpris qu’elle ne soit pas plus populaire en France, alors que ses travaux portent, pour l’essentiel, sur des penseurs français, Montaigne et Montesquieu principalement.

L’idée directrice de l’œuvre de Shklar est que les hommes doivent tout faire pour se prémunir de la cruauté, un propos qu’elle étaye en s’appuyant notamment sur la pensée de Montaigne. Son œuvre majeure, Le Libéralisme de la peur, publiée en 1989, a connu un certain succès aux États-Unis durant les années 1990, où elle a nourri la dénonciation libérale de la terreur. Les intellectuels engagés se sont identifiés à ses idées, en affirmant que les interventions humanitaires pouvaient se justifier par la nécessité de lutter contre la cruauté et le totalitarisme.

Il est toutefois possible d’aller beaucoup plus loin dans la mise au travail des idées de Shklar. En se contentant de dénoncer la cruauté des régimes totalitaires, on a réduit ceux qui en faisaient les frais au statut de victimes passives. Ce faisant, on a circonscrit le débat à la seule question des droits fondamentaux, en oubliant qu’une prise en charge conséquente de l’enjeu de la peur et de la dépendance ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur la démocratie, sans laquelle aucun des droits fondamentaux ne peut être garanti. À mon sens, l’État de droit ne doit pas être pensé isolément ; il faut qu’il soit adossé à l’engagement politique et démocratique des citoyens, sans lequel il ne peut avoir de consistance véritable. Contrairement à ce qu’affirment les populistes de droite, le libéralisme n’est pas un luxe réservé aux élites cosmopolites. Bien au contraire, il est une exigence émanant avant tout des plus faibles, des victimes possibles, de tous ceux qui se battent pour maintenir leurs droits. C’était, là aussi, une idée forte de Judith Shklar : il faut faire preuve d’une certaine sensibilité pour comprendre la situation des victimes, et prendre au sérieux l’exigence de droits qu’elles incarnent. Le libéralisme de la peur ne remplacera toutefois pas un autre libéralisme, plus classique ; il faut plutôt le voir comme un développement complémentaire au canon libéral centré sur la question des droits. Il a le mérite d’attirer l’attention sur le statut et la psychologie des victimes, mais il ne doit pas occulter la nécessité d’institutions qui garantissent l’État de droit ou la démocratie.

Les années 1990 forment une période particulière dans l’histoire contemporaine, que Pierre Hassner a décrite, un peu à contre-courant de ce qui se disait alors, comme un moment de « revanche des passions ». Aujourd’hui cette lecture a fait son chemin, et on interprète volontiers la période actuelle comme une réaction à la victoire de la mondialisation libérale après la chute du mur de Berlin. À cet égard, vous reprochez aux libéraux d’hésiter entre la complaisance envers les populistes et un mea culpa qui les emmène trop loin. Sans contester l’importance historique du tournant de 1989, vous pointez une erreur de diagnostic dans la lecture rétrospective qu’on en fait : les années 1990 auraient ainsi vu le triomphe du libéralisme ; et on s’y serait fourvoyé, en accordant une place trop importante à la question des discriminations ou des minorités. Les années 1990 puis 2000 auraient donc favorisé le développement d’un néolibéralisme, d’un néoconservatisme et d’un néoprogressisme sans frein, dont la montée des populismes aujourd’hui serait la conséquence logique. Tout en reconnaissant l’influence de ces courants de pensée, vous estimez que nous nous trompons dans leur articulation. Et que cette mécompréhension nous empêche de bien réagir. Pourriez-vous revenir sur le bilan que vous faites de ce tournant du siècle ?

Il faut d’abord préciser qu’en France, comme dans beaucoup d’autres pays, le terme « libéralisme » n’a pas du tout le même sens qu’aux États-Unis. Si l’on comprend le libéralisme comme une croyance en la liberté des marchés, alors ce diagnostic n’est pas faux. Les années 1990 et 2000 ont effectivement été celles d’un triomphe du libéralisme en ce sens précis. Mais du point de vue de la théorie politique, on peut également dire le contraire. La fin de la guerre froide me semble plutôt avoir déclenché une période de grande inquiétude pour les libéraux, où l’on a cherché de nouvelles formes de sécurité théorique et philosophique. Après le 11 septembre 2001 est apparu un nouvel ennemi, le terrorisme, que beaucoup d’intellectuels libéraux ont qualifié de troisième totalitarisme. Il fallait développer une nouvelle croyance de guerre ou de lutte, se redéfinir selon un camp, retrouver la foi du combattant. Simultanément, s’imposait la conviction en partie contradictoire selon laquelle le camp libéral n’avait plus de concurrent idéologique sérieux. C’est là mon interprétation personnelle de la « troisième voie » proposée par Gerhard Schröder et Tony Blair. Une idée s’est petit à petit propagée, en France également, selon laquelle il n’existait plus qu’un centre raisonnable et justifiable, avec quelques extrémismes quasi négligeables à ses marges.

La fin de la guerre froide me semble avoir déclenché une période de grande inquiétude pour les libéraux.

Ajoutons que les politiques proposées par Bill Clinton et Tony Blair n’étaient pas toujours aussi progressistes qu’on veut bien le dire. En Allemagne, ce sont les Verts qui se sont chargés d’améliorer la condition des minorités, en élargissant les politiques d’intégration ou les conditions d’attribution de la nationalité. Du point de vue d’une pensée républicaine stricte, on entend souvent dire que cette attention apportée aux minorités éloigne des véritables enjeux, qui relèveraient uniquement de la justice sociale. À mon sens, l’opposition est erronée. Par définition, la lutte pour les droits sociaux et les droits des travailleurs est toujours, déjà, une lutte identitaire. Les socialistes ne sont pas simplement inspirés par les conditions matérielles d’existence, mais par des valeurs communes, par un besoin de reconnaissance. Inversement, un mouvement comme #MeToo ne s’est pas développé pour défendre les intérêts plus ou moins singuliers d’une minorité, mais pour revendiquer des droits essentiels et fondamentaux, comme celui de ne pas être agressé ou violé, ou encore, en ce qui concerne les revendications raciales, le droit de ne pas être harcelé ou tué par la police. La gauche ne se rend pas service en ergotant ad nauseam sur les luttes qu’il convient de privilégier.

Nombre de commentateurs se sont en effet contentés d’analyser des phénomènes comme #MeToo comme des conflits de culture. Vous dites qu’il faut au contraire replacer ces manifestations dans un contexte politique, celui de la défense par ses membres d’un système qui reconnaît tous les citoyens comme libres et égaux.

Il est évident que la morale joue un rôle prépondérant en politique. Mais les débats et les oppositions qu’elle occasionne se réfèrent toujours nécessairement aux institutions démocratiques. Marcel Gauchet, par exemple, souligne régulièrement qu’il est dangereux pour la politique qu’elle soit réduite aux droits de l’homme, car on perdrait alors la dimension démocratique du débat. Il s’agit certes d’un danger réel. Cependant, ce scrupule ne doit pas occulter la nécessité de donner le premier mot aux victimes dans le processus de délibération démocratique. C’est l’un des enseignements décisifs de la pensée de Shklar : il faut s’efforcer de comprendre l’expérience des victimes. Leur accorder le premier mot ne signifie pas automatiquement qu’elles auront le dernier, car entre les deux s’intercale le processus démocratique, qui suppose un débat contradictoire. C’est certainement une bonne chose que l’on assiste à un changement des mentalités sur ces questions. Le mouvement de soutien à Black Lives Matter, par exemple, qui s’est développé depuis le printemps dernier, témoigne d’une ouverture à certaines formes de souffrance qui n’existait pas il y a encore dix ans.

En vous lisant, on se dit que la trajectoire d’une revue comme Esprit illustre assez bien votre propos. Notre revue est née dans l’entre-deux-guerres, à une époque où l’épithète « libéral » était associée à des procédures froides, désincarnées et apolitiques. Notre revue, pourtant antifasciste, ne se serait pas définie comme « libérale » ; même après-guerre, elle aurait sans doute hésité. Ses combats pour la démocratie sociale ou l’éducation populaire semblaient d’une autre nature. Sans doute la revue est-elle devenue progressivement ensuite plus libérale, en cheminant avec Claude Lefort notamment (bien qu’il ait lui-même refusé de se définir ainsi), et par le truchement de l’antitotalitarisme. Les rapports de force de la guerre froide lui inspiraient cette foi du combattant dont vous avez parlé plus tôt. À défaut de savoir précisément pour quoi on se battait, on savait au moins contre qui.

La chute du Mur a fait brutalement disparaître cet antagonisme. Et, bien que notre revue n’ait pas été candide après cet événement, bien qu’elle ait choisi de mettre en lumière les angles morts du contemporain, comme le terrorisme, la corruption ou les inégalités, elle a comme tant d’autres été prise de court par les nouveaux phénomènes insurrectionnels comme les Gilets jaunes. Comme si l’héritage de l’antitotalitarisme nous laissait dans l’embarras face aux révoltes contemporaines. Personne n’est prêt à prendre fait et cause pour le bilan néolibéral, mais il reste difficile d’en fournir une critique constructive, susceptible de déboucher sur une alternative viable. Nous avons du mal à envisager un autre régime de production, à la hauteur des défis contemporains, et en particulier la crise environnementale. Cette évolution vous semble-t-elle symptomatique de la difficulté du libéralisme à trouver un nouveau souffle, ou à définir le type de liberté qu’il défend ?

Vous avez tout à fait raison. Pour nombre d’intellectuels au cours du xxsiècle, particulièrement en Europe, le libéralisme était un gros mot, auquel on ne voulait pas être associé. Pendant les années 1970 et 1980, sous l’impulsion de Claude Lefort, en France, et de la pensée américaine, on a bien tenté de formuler une autre interprétation de la libéralisation. Même si je pense qu’on en a tiré des jugements trop hâtifs, en adoptant des positions qui s’assimilaient aux pensées américaines. Pour en revenir à votre question, je crois que le problème vient du fait qu’on a oublié que, durant la guerre froide, il existait une idée du libéralisme qui n’était pas libertaire, et qui ne s’appuyait pas uniquement sur une image abstraite de la liberté individuelle. À côté de ces partis libertaires subsistait l’idée selon laquelle la liberté politique, tout comme les autres formes de liberté, est un produit de la communauté politique. C’est une idée que l’on peut retrouver chez Shklar, et qui est sans doute un héritage de la pensée antitotalitaire. On a tendance à penser que le danger vient toujours de l’appareil d’État. C’est là que se situe la source primaire de l’oppression et des atteintes portées aux individus. Or il y a bien d’autres contextes où l’on peut observer ce genre de menace : dans certaines grandes entreprises américaines, par exemple, les personnes sont confrontées à une pression énorme, ainsi qu’à des situations de dépendance indignes, qui ne sont pas toujours dues à l’État, même si l’État les tolère. Dans ces situations, même si l’antitotalitarisme traditionnel ne nous mène pas très loin, la sensibilisation aux expériences de dépendance et d’oppression reste capitale. Il est essentiel de comprendre ces souffrances, qui peuvent mener à des luttes politiques nouvelles.

La sensibilisation aux expériences de dépendance et d’oppression reste capitale.

J’aimerais revenir sur la série de propositions que vous formulez dans ce livre pour réarmer le libéralisme. Vous proposez ainsi de tracer des « lignes rouges » entre les revendications qui méritent d’être entendues et celles qui sont, par nature, antipluralistes et antidémocratiques. Et vous esquissez des pistes de travail « raisonnables », pas dans le sens technocratique d’une « raison d’experts », qui voudrait qu’il n’y ait qu’une seule solution, ni dans celui, tiède et consensuel, d’une simple prudence, mais dans le sens de la raison délibérante, celle des Lumières ou, plus près de nous, de Jürgen Habermas. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Quand on songe au climat politique aux États-Unis dans cette année d’élection, par exemple, on a parfois le sentiment d’être entré dans un moment complètement irrationnel. Peut-on vraiment encore raisonner et délibérer, comme vous proposez de le faire ?

Oui, je le crois. Il convient ici de souligner plusieurs points. Vous avez évoqué le danger du populisme : nous sommes en train d’apprendre que son business model (celui des populistes de droite, du moins) repose sur une guerre culturelle et sur l’enjeu de l’appartenance. Les opposants, les critiques, sont constamment dépeints comme les membres du camp adverse, comme « ceux qui ne sont pas des nôtres ». Certains libéraux ont commis l’erreur de s’engager eux-mêmes sur ce terrain de la guerre culturelle. À les entendre, le problème viendrait de l’arrogance des élites cosmopolites. Sociologiquement, toutefois, ce diagnostic est erroné : les élites décisionnaires sont encore majoritairement nationales. Sans doute sont-elles plus mobiles que d’autres, certes, mais cette mobilité ne se traduit en aucun cas par des idéaux normatifs (ouverture des frontières, justice globale, etc.). Si les choses étaient aussi simples, Kant n’aurait pas pu être le grand philosophe cosmopolite qu’on connaît, lui qui n’a jamais quitté Königsberg. D’autres, au contraire, voyagent constamment sans pour autant faire preuve de libéralisme ou de cosmopolitisme exacerbé… L’opposition entre libéraux mondialisés de gauche et populations rurales enracinées, « vrai peuple », ne me paraît donc pas justifiée sociologiquement.

Par ailleurs, il est heureusement toujours possible de transposer les conflits sur un plan supérieur en les articulant autour de thèmes et d’enjeux sociaux. C’est ce qu’on observe en Allemagne. Si l’on regarde les sondages, il apparaît clairement que les opinions populistes sont en régression depuis 2018-2019. La tendance générale est à la baisse, et il n’est pas certain que ce soit uniquement dû à la pandémie : la question urgente du manque de logements dans les grandes villes a pris beaucoup d’importance, jusqu’à occulter les préoccupations populistes.

Autre point positif, l’influence des théories du complot en politique n’est pas aussi importante en Europe qu’aux États-Unis. À ce sujet, il ne faudrait pas céder à la facilité en associant systématiquement ces phénomènes à l’émergence des réseaux sociaux. Ce déterminisme technologique ne me paraît plus pertinent. L’opinion selon laquelle Facebook est un nouveau fascisme trahit simplement l’immense importance que les réseaux sociaux ont prise dans le débat public. Cela nous invite à réfléchir aux conséquences de ces usages pour la démocratie, bien sûr, mais les changements apportés par ces technologies ne sont pas fondamentalement différents de ce qu’on observait déjà avec la radio, la télévision ou les tabloïds. La poussée des extrêmes et le développement des opinions irrationnelles dans le débat américain remontent à des décisions prises dans les années 1980, notamment la dérégulation des stations de radio, et le développement des chaînes de télévision par câble, qui ont relayé des positions politiques unilatérales et univoques. Les nouvelles technologies n’ont été que des catalyseurs, en donnant une tribune à des gens qui, auparavant, étaient inaudibles. Leur succès nous invite à nous interroger à nouveaux frais sur la régulation des médias.

On lit et entend aujourd’hui beaucoup de choses contradictoires, y compris chez les libéraux. Un certain nombre de sondages tendent à montrer que les gens voudraient qu’on leur dise quoi faire ; d’autres suggèrent que l’amour envers la démocratie tend à s’éroder. Ces interprétations ne me semblent pas correctes. Il est vrai qu’aux États-Unis ou en Hongrie, les politiques populistes ont réussi à polariser la société selon un axe de conflit quasiment culturel. En soi, le clivage n’est pas nuisible à la démocratie ; ce qui est dangereux, en revanche, c’est la réduction de toute la diversité des voix, des sensibilités et des préoccupations à un seul grand clivage entre ceux qui appartiennent au peuple vrai et les autres, qui menacent la communauté authentique du peuple vrai. C’est ce qu’on observe chez les électeurs de Trump. C’est sans doute lié à une autre évolution préoccupante : en Europe, 60 à 70 % des citoyens estiment que leur situation risque d’empirer à l’avenir. Les gens font aujourd’hui preuve d’un pessimisme sans précédent, et l’extrême polarisation du champ politique fait croire à nombre d’entre eux qu’ils pourront être du côté des vainqueurs s’ils s’engagent dans un camp plutôt que dans l’autre. À défaut de les excuser, ce constat permet de donner une explication plausible à ces phénomènes, sans tomber dans les préjugés.

Ce qui est dangereux, c’est la réduction de toute la diversité des voix à un seul grand clivage.

En Allemagne, le populisme a eu tendance à s’affaiblir de lui-même, avant même la crise sanitaire, et je vois trois explications plausibles à ce recul. Tout d’abord, le renforcement des sujets socio-économiques n’est pas favorable aux populistes de droite. Ensuite, un autre parti de droite, la CSU, a essayé de faire un peu comme Sarkozy en France, en courant derrière les populistes. La manœuvre n’a pas porté ses fruits, car les citoyens ont préféré voter pour l’original. Cela montre que le populisme n’est pas la vague irrésistible qu’on décrit parfois. Son avancée dépend aussi des choix que font les autres acteurs du champ politique. Enfin, les populistes de droite eux-mêmes ont évolué, oscillant entre leurs positions traditionnelles d’extrême droite et un discours beaucoup plus modéré. Or cette ambivalence ne peut pas fonctionner à long terme auprès des électeurs.

À propos de ce caractère réversible des affects politiques, vous montrez dans votre ouvrage qu’il existe un bon et un mauvais usage de la peur. Le second, celui de Trump, correspond aux peurs qu’on agite, comme celle de l’invasion migratoire, pour mobiliser les résistances dans une guerre culturelle. Le premier usage, dans la description de Shklar et la vôtre, relève plutôt d’une attention aux expériences d’autrui, et mène à des formes de solidarité. La peur ne serait donc pas nécessairement génératrice d’exclusion ; elle permettrait aussi de retrouver espoir dans le libéralisme. Lequel est d’ailleurs absent du titre français de l’ouvrage… Est-ce à dire qu’il n’est plus possible de sauver le libéralisme en France ?

Loin de moi l’idée de prescrire aux gens les termes qu’ils doivent utiliser, surtout en politique. Peut-être est-il particulièrement difficile de formuler, en France, certaines des idées que je développe ? Au-delà de la sémantique, la question la plus importante, selon moi, est plutôt celle-ci : comment peut-on éviter d’aboutir à une opposition systématique entre un libéralisme uniquement centré sur le progrès et un idéal positif de la justice et un libéralisme uniquement négatif centré sur l’expérience des victimes et l’impératif d’éviter le pire ? Logiquement, on ne peut pas thématiser l’expérience de l’injustice sans mobiliser une vision fondamentale de la justice. Il est vrai que ce que j’essaie de dire dans mon livre part d’expériences négatives et s’oppose à un libéralisme naïf et un peu individualiste (centré sur l’autonomie et l’épanouissement de son propre caractère – le libéralisme quasi romantique de John Stuart Mill ou de Wilhelm von Humboldt). Le libéralisme n’est pas une doctrine réservée à des élites : il concerne les gens et repose sur les droits fondamentaux. Il relève de la plus élémentaire des autodéfenses démocratiques.

Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon

  • 1. Jan-Werner Müller, La Peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme ?, trad. par Frédéric Joly, suivi de « Le libéralisme de la peur » de Judith Shklar, 1989, nouvelle traduction de F. Joly, Paris, Premier Parallèle, 2020.
  • 2. J.-W. Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, trad. par F. Joly, Paris, Premier Parallèle, 2016.
  • 3. Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le Moment illibéral, trad. par Johan Frederik El Guedj, Paris, Fayard, 2019.

Jan-Werner Müller

Titulaire de la chaire Roger Williams Straus de sciences politiques à l’université de Princeton, Jan-Werner Müller a notamment publié La Peur ou la liberté (Premier Parallèle, 2020).

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