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Bacon peint la vie en regardant la mort en face

novembre 2019

#Divers

En octobre 1971, Paris offrait à Francis Bacon la consécration qu’il attendait : une exposition rétrospective au Grand Palais. Il l’avait éminemment souhaité, dans le lieu qui avait célébré, cinq ans plus tôt, Picasso qu’il admirait, notamment, dira-t-il, parce que ce dernier fait ressortir la brutalité de la vie. Ce rendez-vous, Bacon l’avait intensément préparé. Il avait même, non pas reproduit, mais réinventé pour l’occasion certaines de ses toiles antérieures. Et il s’était investi profondément dans l’accrochage de cette exposition. Ce qui devait être une fête fut une tragédie. Deux jours avant le vernissage, son compagnon George Dyer se suicidait avec des barbituriques, dans leur chambre de l’hôtel des Saints-Pères. La mort faisait irruption de la manière la plus violente et la plus tragique dans l’œuvre et la vie du peintre.

Tel est le point de départ incontournable de l’exposition proposée par Didier Ottinger, à Beaubourg[1]. Cette date de 1971 marque un tournant. Les quelques tableaux plus anciens présentés cette année, cinq en tout et pour tout, permettent d’en prendre la mesure : la touche n’est pas la même. Le peintre n’a rien perdu de sa force, de sa détermination, de sa hargne même, mais son rapport à la toile est moins brut – ou rough, pour prendre ce mot anglais dont la sonorité est plus expressive. Son approche est plus cristalline, plus fine – on voudrait dire plus légère, mais la légèreté n’est pas vraiment le fond de l’œuvre de Bacon, à moins de l’entendre comme Kundera, comme une insoutenable légèreté. Et ce n’est pas la moindre des réussites de l’exposition que de déployer ce paradoxe, cette contradiction entre l’art, la technique et le sujet (on ne dira pas le propos, parce que l’on peut douter que Bacon ait souhaité «  tenir un propos  » et encore moins un discours).

La seconde version de Study of Red Pope, 1962, et celle de Painting, 1946, réalisées pour le Grand Palais, dont la présentation ouvre la nouvelle exposition, atteste que le changement était déjà amorcé en 1971. On le constate déjà dans les très belles Trois études de dos d’homme peintes en 1970. Sans doute la mort de Dyer a-t-elle accéléré le mouvement. Entre 1971 et 1973, Bacon consacrera trois triptyques à la perte de son ami, le troisième mettant crûment sous les yeux du spectateur ses derniers moments… Ces cinq œuvres majeures forment en quelque sorte le préambule de l’exposition Bacon en toutes lettres et en marquent fortement l’intention très singulière. Didier Ottinger propose de «  lire  » les vingt dernières années de Bacon à la lumière ou, plus exactement, à l’audition de six textes littéraires choisis parmi les plus de mille livres de la bibliothèque du peintre. Six extraits des Euménides d’Eschyle, de Naissance de la tragédie de Nietzsche, de The Waste Land de T.S. Eliot, du Miroir de la tauromachie de Michel Leiris, d’Au cœur des ténèbres de Conrad, de «  Chronique. Dictionnaire : Abattoir  » de Georges Bataille. Des œuvres qui traduisent sa conviction que c’est le tragique de la vie qui fait son intérêt. Ne répondait-il pas, à ce critique d’art qui lui suggérait de peindre des roses, que cela ne changerait rien à sa peinture puisque les roses sont éminemment mortelles ?

Bacon s’étant toujours refusé à travailler de manière narrative ou illustrative, quand bien même il a signé en 1981 un Triptyque inspiré par l’Orestie d’Eschyle, il n’y a pas matière à établir des liens directs et univoques entre ses toiles et les textes retenus. Il s’agit plutôt pour le spectateur d’écouter les enregistrements des extraits lus par les comédiens choisis par Mathieu Amalric, dans les six «  boîtes  » dédiées à cet effet, pour s’en remplir et en être inspiré face aux œuvres qui lui sont présentées.

À rebours des pratiques «  pédagogiques  » courantes des grandes expositions, il n’y a donc pas de cartels, sinon les seuls titres et indications techniques propres à chaque tableau. Bacon qui lisait beaucoup, et de tout, disait y puiser des sujets. Pour lui, la lecture ouvrait des « valves » qui permettaient à des sentiments ou des sensations de se manifester, qui motivaient ensuite sa création. Rien de didactique, donc, mais plutôt l’expression de rapports, de liens, de circulations qui produisent du sens que le peintre tente de déposer sur la toile avec délicatesse.

C’est, au fond, à cela même qu’est convié le spectateur, qui devient le siège de la conversation entre les œuvres, entre les textes et les tableaux, mais aussi entre les tableaux eux-mêmes. Il devrait accepter de s’y prêter d’autant plus facilement que les œuvres exposées sont magnifiques et puissantes. Beaucoup sont «  rares  », en ce sens qu’elles proviennent de collections particulières. Toutes sont habitées par la tension entre la haute technique du peintre, qui semble vouloir à peine toucher la toile de son pinceau – parfois même il souffle les pigments sur le support encollé –, et son propos tragique et tumultueux. Dans ce combat, s’entend la manière dont Leiris parle du geste élancé et limpide du torero « en relation de contact, de frôlement, de menace constants avec la catastrophe du taureau ». Comme la force brute de l’animal se trouve introduite dans le cercle de l’arène figurant l’idéal de la géométrie pure, la peinture de Bacon entrelace le tragique et l’harmonie.

Cette tension se trouve par exemple dans L’Eau s’écoulant d’un robinet (1982) qui réalise le mieux, selon lui, son projet d’une forme immaculée : si l’essentiel de la toile reste vierge, si la couleur se veut très paisible, si les lignes sont épurées, il n’en reste pas moins qu’au point d’impact de l’eau, un tourbillon explosif envahit l’ordonnancement méticuleux au sein duquel il survient. Plus tragique encore dans sa simplicité, cette Scène de rue (avec une voiture au loin) (1984), où au rouge d’une trace de sang sur un trottoir répond celui, plus orangé, des deux grands à-plats qui encadrent la scène, tandis que semble s’enfuir un véhicule, lui aussi teinté de rouge…

Il ne sera pas difficile de mettre en rapport la citation de Conrad – « Jamais auparavant je n’avais vu quelque chose de comparable au changement qui envahit ses traits… » – avec les déformations que Bacon impose aux visages et aux corps. Mais l’on entendra aussi la tension que pointe Nietzsche entre la beauté et l’éternelle jeunesse d’Apollon et l’ivresse de Dionysos. De toute évidence, avec Bacon, il faut tenir ensemble les deux, faute de quoi on risquerait de faire une lecture outrageusement morbide de son œuvre. S’il assure que l’« on passe sa vie bras dessus bras dessous avec la mort », l’artiste ne renonce pas pour autant à la vie : il la pousse jusqu’au bout, il l’exalte en même temps qu’il en peint les apories, les vertiges et les abîmes. Comment comprendre autrement l’imbrication du tragique et de la couleur, voire de la lumière ? Il ne veut pas d’une beauté enfermée dans « sa stagnation glaciale » (Michel Leiris), si bien que c’est paradoxalement le tragique qui donne vie à la beauté.

Mais à rebours du surréalisme et de l’abstraction qui ont tenté, chacun à sa manière, d’affronter ce paradoxe, tout en ayant été proche du premier et en empruntant au second lorsqu’il compose, Bacon s’est voulu un peintre de l’incarnation. Un peintre de la chair. Ce qu’il représente très souvent, ce sont des corps pris dans cette tension entre l’idéal et l’accident – le surgissement de la force, de la pulsion, de l’aspiration ou de l’histoire (comme dans le Triptyque 1986-7, qui figure Wilson revenant de Versailles d’un côté et le décor de l’assassinat de Trotski de l’autre, tandis qu’au centre, Bacon y a peint le portrait paisible et nu de John Edwards, son nouveau compagnon). Lui-même se peint seul et ramassé sur lui-même, au centre d’une pièce circulaire presque vide en 1973. Mais faut-il y lire l’expression du deuil, du désespoir, de la culpabilité (Bacon ne cache pas qu’elle le taraude longtemps après la mort de George Dyer) ou d’une intense concentration ? Au spectateur de choisir. Comme toujours, les pistes sont multiples, et les tableaux de Bacon sont parsemés de signes à interpréter. Sa légende verse vers le désespoir et le chaos ; c’est au fond la lecture la plus commune et la plus facile. Mais l’homme tragique qu’il peint n’est pas celui du fatum, le jouet d’un destin écrit et achevé. Au contraire, par son acte de peindre, Bacon affirme le contraire : en regardant la mort en face, il est possible de faire œuvre, donc de vivre. On entend cela chez Eschyle, Nietzsche, Eliot, Leiris, Conrad et Bataille. Quelles œuvres que les leurs… et la sienne !

 

[1] - Bacon en toutes lettres, exposition au Centre Pompidou (Paris) jusqu’au 20 janvier 2020.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…

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