La révolution dans l’Église
Si l’on a beaucoup dit que Mai 68 était une contestation des institutions traditionnelles, qu’en était-il vraiment pour ceux qui vivaient au sein d’une telle institution ? L’exemple de l’Église catholique permet de mieux comprendre que 68 ne représentait pas seulement un choc exogène : un ébranlement plus profond était déjà vécu à l’intérieur, et a même contribué à alimenter, à l’extérieur, des formes de critique de la société.
Qu’elle réfléchisse en termes de « générations 68 » ou en termes d’« années 68 », l’historiographie de la période ignore quasiment l’histoire religieuse, comme si celle-ci n’avait laissé aucune trace.
Ainsi s’exprime Denis Pelletier, auteur, précisément, d’un remarquable ouvrage intitulé la Crise catholique, dont une partie importante est consacrée aux années qui précèdent et suivent Mai 681. Ce silence n’a pas pour cause l’absence des catholiques pendant les événements. Il renvoie malgré tout à une contestation perçue comme parallèle et secondaire par rapport à la crise proprement politique, d’autant plus que le « christianisme éclaté2 » n’a cessé ensuite de gérer une crise devenue permanente et de perdre en influence sociale. 1968 est cependant considéré à bon droit comme un tournant majeur pour le catholicisme et le christianisme français, moment symbolique où un « système » perd ses assises, sa crédibilité, où il peut garder nombre d’institutions, de forces sociales et culturelles, de membres (y compris jeunes…), tout en s’effondrant symboliquement au sens où sa voix « ne compte plus », où elle devient une parmi d’autres, obligée en permanence de se légitimer à neuf. Une autre réflexion serait, naturellement, ce que cette défection de fait a signifié et signifie toujours pour la société française. Il faudrait être léger et ignorant pour prétendre que ce n’est rien.
Mai 68 a pris tout le monde de court, et ce sentiment est partagé « en interne » par les catholiques : à la limite, ce ne fut « qu’un début », mais le début, pour les uns, d’un combat et d’une critique sans fin contre l’Église-institution, ses structures « oppressives » et son pouvoir infidèle à l’Évangile ; pour d’autres, le début des désordres et d’une conception purement politique et sociologique, donc inadmissible, de l’Église et de l’autorité dans l’Église – une dérive contre laquelle il importe de réagir : une nouvelle génération de catholiques, à partir du pontificat de Jean-Paul II, s’est certainement retrouvée et définie à son tour en rupture contre ces « catholiques de gauche » (pour faire court).
Une institution dans la tourmente après Vatican II
Divers prodromes de 68 ont secoué l’université (démocratisation et massification de l’accès) et les mouvements étudiants (en particulier catholique et communiste), l’économie (débuts de la société de consommation), la culture (succès des sciences humaines et du structuralisme), l’apparition d’une « culture jeunes », sans oublier à ce sujet le mouvement hippie et la contre-culture aux États-Unis au début des années 1960. Cela complique les choses pour la mémoire proprement catholique car pour elle aussi Mai 68 est venu en écho, extrêmement amplifié certes, d’une crise antérieure, celle qui avait suivi dès 1966-1967 le concile Vatican II (terminé dans l’euphorie en 1965). En France en particulier, les mouvements militants, les paroisses et même les médias profanes avaient répercuté avec attention, voire passion, le concile et son esprit réformiste (après des débuts hésitants). La déception rapide devant la lenteur des réformes, l’irritation devant le maintien du « système », puis la contestation ouverte de l’autorité furent proportionnels à cet engouement et aux espérances de changement.
C’est sans doute une question de point de vue : de l’extérieur et à distance, on peut aussi trouver que les changements – la liberté religieuse acceptée, les relations nouvelles avec le judaïsme, le rapport optimiste au « monde » en lieu des condamnations antérieures, le dialogue de la vieille institution avec la société moderne, la fraternité à la place de la domination et de l’injonction, le passage du latin au français dans la liturgie, la « déclergification » extérieure des prêtres– ont été incroyablement rapides. On louait l’Église à l’époque de tenter si courageusement de se réformer. Aucune institution historique ne semblait capable d’une telle mue en si peu de temps. Mue trop rapide selon certains, d’où le retour de bâton traditionaliste et intégriste, ou le succès, dès les années 1970, de nouveaux mouvements d’abord axés sur l’expérience spirituelle (ainsi du renouveau charismatique) ou du retour à une théologie catholique fidèle à la tradition et à l’autorité de Rome (revue Communio). Mais sur le moment, l’impatience puis la critique et la contestation au-dedans, chez les catholiques les plus intéressés et les plus engagés, ont pris le dessus devant les tergiversations de Paul VI et les freins romains, vite ressentis comme insupportables.
Au-delà du débat immédiatement et toujours ouvert sur la réception du concile et l’interprétation « juste » de ses textes, on peut juger rétrospectivement que le contentieux rapide entre l’institution et les catholiques engagés (ainsi qu’un nombre limité mais actif de prêtres et de religieux) reposait aussi sur des malentendus profonds et des espérances excessives ou des illusions chez les seconds. On pourrait en résumer une part avec le sous-titre d’un numéro d’Esprit paru dix ans après (mars-avril 1977, sur les « militants d’origine chrétienne ») : « Ils croyaient être la solution à la crise, les voilà dans la crise. » Autrement dit, il ne s’agissait pas de chasser la nuit ou l’obscurantisme de l’Église d’avant Vatican II par la claire lumière des réformes, qu’accomplirait une troupe décidée et en ordre de bataille. Ou, si l’on pensait cela, on était dans le mythe. Car il y avait un prix à payer pour passer au neuf : la crise précisément. Quelques années plus tôt (en 1974), dans le Christianisme éclaté, face à Jean-Marie Domenach qui voulait malgré tout défendre la possibilité de réformes, Michel de Certeau faisait un diagnostic impitoyable, déjà, de l’« exculturation3 » de l’Église institution et donc aussi du côté dérisoire des « critiques prophétiques » qu’on prétendait lui adresser.
Un catholicisme déjà en ébullition
Jeune religieux jésuite depuis 1965 – donc contemporain passionné et inquiété par la crise post-conciliaire (1966-1968) –, je me souviens des vagues suscitées dès 1966 par l’affaire du « troisième homme », titre d’un article de François Roustang, rédacteur en chef de la revue jésuite Christus. Le « troisième homme » était ce catholique qui ni ne conteste ni n’approuve ce que dit l’Église ; il n’appelle pas non plus aux réformes ou à l’obéissance, mais s’en va sur la pointe des pieds, donc ne participe plus et devient indifférent à l’avenir de l’institution. Reste-t-il croyant ? Il anticipe en tout cas le « croyant sans appartenance » et individualiste que les sociologues actuels désignent comme une figure religieuse majeure. Ceux qui ont pu lire l’article à l’époque ne pouvaient manquer d’être troublés ; même s’ils en contestaient les termes et les conclusions, ils avaient peu d’arguments pour contredire une analyse tout à fait inédite, plutôt cruelle, dont ils sentaient intuitivement la pertinence. Nos supérieurs nous rassurèrent, publiquement et en privé, en nous parlant de la crise intérieure et personnelle de Roustang – confirmée, quelque temps après, par son départ de l’ordre.
Ce ne fut pas la seule affaire. Dès ces années, la « prise de parole », selon un autre titre célèbre de Michel de Certeau, appliqué à Mai 68, était en marche dans l’Église. On s’était mis à débattre et à remettre en question toutes sortes d’aspects de l’institution, de la doctrine et de la discipline catholiques et à politiser l’engagement croyant. C’était aussi un débat intellectuel qui, rétrospectivement, ne manquait pas de grandeur. J’ai gardé un vieux numéro de la revue Études de mars 1967, impressionnant par son sommaire et son contenu. Il y a là une analyse sans concessions de « la crise des vocations » par Dominique Julia, historien qui a fait son chemin ensuite ; une phrase résume beaucoup de propos du moment : « L’Église a plus vécu de la prudence de l’Institution que de l’audace de l’Esprit saint. » Jean Villain, jésuite, commente favorablement un rapport qui vient de paraître du Haut-Comité de la famille et de la population : Villain, qui sera totalement démenti un an plus tard par l’encyclique Humanae Vitae, approuve très nettement ce qui est dit de la régulation des naissances et de la liberté de chacun, « selon ses convictions et ses goûts, d’utiliser ou non les facilités permises par la loi » (la loi encore en projet de Lucien Neuwirth, qui passera en décembre 1967). Un imposant article de Michel de Certeau présente, avec une empathie non totalement dénuée de questions (posées à la fin), les Mots et les choses de Michel Foucault, un succès d’édition surprenant mais aussi un livre accablant, en principe, pour la religion ; l’article, intitulé « Les sciences humaines et la mort de l’homme », fut salué à l’époque comme un des meilleurs sur la pensée encore mal identifiée qu’était celle de Foucault. Dans la rubrique « Essais et approximations », un « chapeau » de la rédaction justifie la publication de deux positions opposées sur la place du religieux et le rôle du sacré dans la société. D’un côté, Jean Daniélou défend (contre les critiques de trois dominicains, Jean-Pierre Jossua, Claude Geffré, Michel Peuchmaurd) l’idée d’une culture ou d’une civilisation où, en général, le sacré et le religieux ne seraient pas bannis, car ils portent et soutiennent la foi authentique ; la « foi » a besoin d’un contexte religieux, d’un sens du sacré plus large, d’un milieu où elle puisse vivre et s’épanouir ; selon Daniélou, le christianisme a voulu être « culture » (à ne pas confondre avec « chrétienté »). En sens inverse, Pierre Antoine, jésuite lui aussi, affirme (en prenant l’exemple de l’église de pierre et du culte) que la foi délivre les croyants du poids du sacré compris comme idolâtrie religieuse, paganisme, voire comme « loi sacrée ». Cet article aussi fera du bruit. De façon symptomatique, Robert Rouquette, commentateur connu de l’actualité religieuse, avait invité juste auparavant à ne pas s’irriter « de la lenteur de la réforme des institutions ». Il se trouve enfin que dans la revue des livres de ce numéro, Louis Beirnaert, jésuite et « compagnon » de Lacan, fait une longue recension des… Écrits de ce dernier, parus en 1966. Il termine par cette question critique, plutôt feutrée : « On peut se demander si le système [lacanien] ne se constitue pas finalement en exclusion par rapport à tout autre discours, y compris le discours métaphysique. “Il n’y a pas d’Autre de l’Autre” (lieu de la parole et des signifiants), dit Lacan. C’est vrai en logique symbolique, mais est-ce une illusion de continuer à poser des questions comme celles sur l’être et le sens du langage même ? »
On pourrait multiplier de tels exemples. Le catholicisme, dès 1967, était sous pression et en ébullition. Les réflexions sur l’autorité dans l’Église, son sens, sa juste compréhension, son extension, ses limites, étaient à l’ordre du jour ; elles étaient la contrepartie de la contestation déjà en cours et de l’affaiblissement de fait d’une autorité que le P. Congar4 qualifia un jour de « stalinienne » (il parlait des dernières années du pape Pie XII, décédé en 1958). Une quinzaine d’années plus tard, les nouvelles générations auront déjà oublié que ce qui motivait (sans toujours légitimer) la contestation, c’était moins l’impatience et l’irritation devant les retards de la réforme que l’explosion d’un refoulé : la longue soumission des catholiques, jusque dans les années 1960, à un système d’autorité intransigeant et immobile, au pouvoir démesuré, portant condamnation de toute divergence théologique ou autre avec des justifications spirituelles (ce sont toujours les pires dans ce cas-là !). Institution bonasse certes avec ceux qui jouaient le jeu mais chape de plomb sans miséricorde pour ceux qui s’en écartaient ou la mettaient en cause.
Pour ceux qui étaient engagés dans l’institution, le climat de trouble et d’inquiétude s’alourdit, dès les années précédant 68, du départ en assez grand nombre de jeunes religieux de leur génération, départs qui se transformeront en hémorragie après 68. La liberté de la vocation religieuse impliquait depuis toujours la liberté de partir, et il y avait toujours eu des départs après quelques années de formation. Or, on finit par arriver, plus encore après 68 certes, à une situation renversée : il ne fallait plus se demander « pourquoi ils partent » mais « pourquoi je reste ». Les raisons du départ de nos compagnons furent certes multiples : les uns s’en allèrent silencieusement, d’autres bruyamment, en s’expliquant et en accusant, mais le nombre (70 à 80% peut-être de la génération entrée dans les Ordres en ces années-là) représenta un fait massif et à la longue accablant, reflétant un hiatus ou un malaise croissant entre un choix de vie idéalisé et la réalité historique. Cela ne nous empêcha pas de vivre et de passer de bons moments ensemble, mais (bien que nous ne le sachions pas) c’était incontestablement une façon étrange, inédite, de commencer sa vie religieuse, une situation imprévue par rapport au long fleuve immuable (redynamisé par le concile Vatican II) que semblait promettre l’Église catholique à ses fils et filles qui se destinaient « au plus haut service », comme on disait alors. Certains diront que c’était une chance. Sûrement, mais c’est une réflexion après coup, comme celle de la chouette de Minerve. Pour continuer à parler comme Hegel, la « douleur de la scission » dans le moment contemporain était trop dure, trop lourde pour beaucoup.
Choses vues de province
Mai 68 me surprit à la faculté des lettres et sciences humaines d’Aix-en-Provence. Les responsables de la Compagnie en France avaient décidé5, en 1967, d’arrêter la formation aux « humanités » jusque-là pratiquée en interne (remarquable au demeurant) et d’envoyer les jeunes jésuites, pour cette partie de leur cursus, dans une université. C’est Aix qui fut choisi. À la rentrée de septembre-octobre 1967, nous fûmes donc une vingtaine à nous inscrire en lettres et en histoire (en ce qui me concerne, en deuxième année de Deug de lettres classiques). Curiosité, probablement, que cette vingtaine de jeunes curés (encore, mais pour peu de temps) en col romain, déboulant pour cette rentrée. Mais apparemment personne ne s’en émouvait, ni dans les instances de la fac de lettres, ni chez les étudiants…
Comme chez beaucoup d’autres, se superpose dans mon souvenir de Mai 68 ce qui s’est passé à Paris et au niveau national, et d’autre part ce qui fut vécu localement, en l’occurrence à Aix, à l’université et dans ma communauté d’étudiants jésuites « encadrée » par des jésuites plus âgés. Puisqu’une des manies, qui ne fut pas inventée par 68, mais poussée alors et dans les années qui suivirent à son paroxysme quasiment policier, fut d’obliger quiconque prenait la parole à dire « d’où », « de quel lieu » il parlait, je m’exécute.
J’ai vécu Mai comme un « témoin désengagé », dans une ville où les événements, bien que vécus intensément, restèrent locaux et ne focalisèrent jamais l’attention nationale. Alors que plusieurs de mes compagnons participèrent activement à l’ensemble des assemblées générales (et même, pour l’un d’entre eux, au conseil ou au comité élu d’une vingtaine de membres – une instance dont le nom m’échappe aujourd’hui), j’y allai épisodiquement, pour en sortir la plupart du temps accablé par la démagogie des leaders et de certains enseignants, les luttes d’influence entre groupuscules (communistes, trotskistes, maoïstes, castristes…), la rhétorique pseudo-révolutionnaire, les manœuvres trop évidentes de quelques-uns pour prendre le contrôle des assemblées (en général avec un public nombreux, surtout les premières semaines, composé d’étudiants plus ou moins actifs et loquaces, mais aussi de beaucoup d’attentistes et de résignés). Il se peut que l’essentiel de Mai, ses actes symboliques et leur sens profond et durable, m’ait ainsi échappé sur le moment. Il m’est arrivé plus tard d’avoir des sentiments de regret pour avoir raté un grand moment d’histoire en m’abstenant de participer plus activement aux événements. Regrets un peu vains, car personne ne s’improvise – ni se décide d’être – acteur de l’histoire. À l’inverse, un de mes compagnons plus âgés, qui avait été très actif sur les barricades parisiennes, m’a dit quelques années plus tard son remords durable de la violence et de la haine anti-Crs, traduites dans le cri célèbre « Crs/SS » qu’il avait, lui aussi, hurlé.
Mes origines de petite paysannerie sur des marches frontalières, mes convictions démocrates chrétiennes et mon admiration pour De Gaulle rendirent probablement difficile le pas de l’engagement « révolutionnaire ». Mes compagnons les plus engagés (également à Paris, où plusieurs de ceux qui nous précédaient de quelques années6 étaient inscrits en Sorbonne) étaient, me semble-t-il, largement d’origine bourgeoise et petite-bourgeoise – ce qui serait confirmé par les enquêtes plus larges sur les soixante-huitards et, bien sûr, n’enlève rien à leurs mérites7.
La « prise de parole » est certainement l’une des désignations les plus justes de ce qui s’est passé, et Michel de Certeau a ciblé le plus pertinent de Mai 68 dans cette formule légendaire. L’absence sur le front des luttes, en ce qui me concerne, fut compensée par la discussion permanente entre tous, jeunes et plus anciens, sur les événements en cours, quasiment du matin au lever jusque tard le soir et à tout moment de la journée. Les radios périphériques ainsi que la radio et la télévision publiques (censurées au début puis prises dans le vent de la contestation) renseignaient sans doute moins en temps réel qu’aujourd’hui, mais les informations et les images, très suivies par le plus grand nombre dans la communauté, offrirent pendant trois semaines l’audition et le spectacle d’un happening permanent (en particulier à Paris) et en même temps l’occasion d’un commentaire contradictoire sans fin. Les philosophes disent, et nous le comprenons encore mieux depuis Éric Weil, que le langage, la discussion, permettent d’échapper à la violence. C’est « philosophiquement » vrai. Il importe néanmoins de souligner que la discussion permanente de Mai 68 fut elle-même souvent rude, avec des confrontations dures et une violence langagière réelle, épuisante par moment, souvent stratégique et calculatrice, ou sous-tendue par des angoisses qu’un discours dédaigneux dénonça trop vite comme « la grande peur des bien-pensants ». Non, nous n’étions pas toujours à la fête, comme l’a fait croire le mythe.
Comme je l’ai dit, il est certain que les chrétiens engagés de Mai furent, comme tout le monde (et comme les Églises), déconcertés au départ et qu’ils prirent le train en marche8. D’un côté, une vive contestation interne était déjà lancée depuis plusieurs années. Le tiers-mondisme chrétien aussi était entré en force dans ce paysage tourmenté (encouragé par l’encyclique Populorum progressio de 1967, mais débordant rapidement cette dernière). Il s’était en particulier traduit dès 1966-1967 par une opposition activiste et de plus en plus radicale de certaines personnalités, organismes et mouvements, à la guerre du Viêt Nam (le soutien du cardinal Spellmann, archevêque de New York, à la mission des GI contre les communistes fut un véritable scandale). Au début de 1968 avait même émergé publiquement une mouvance chrétienne « révolutionnaire », sous l’égide des Franciscains de « Frères du monde » à Toulouse, avec une rhétorique marxiste appuyée. Depuis 1966 avait aussi lieu, au mois de mars, un événement qui paraît impensable et presque comique aujourd’hui : le P. Jean Cardonnel, « dominicain révolutionnaire », avait été invité par des chrétiens de gauche à faire des conférences à la Mutualité, en parallèle au carême officiel prêché à Notre-Dame, sur le thème « Évangile et révolution9 ». Il aurait déclaré prophétiquement en mars 1968 : « Le jeûne de Carême qui plaît au Seigneur, c’est la grève générale. » On peut certes dire que quantitativement, il s’agissait là de groupuscules (catholiques et protestants d’ailleurs), mais ils étaient des symptômes de l’effervescence et leur activisme occupait l’actualité religieuse.
Les étudiants chrétiens
Je rappelle simplement ici quelques initiatives de la contestation chrétienne qui ont fait date en mai et en juin 68, mais ne représentent que le plus visible et le plus médiatisé parmi de très nombreuses déclarations, réunions, contestations nationales et locales, dans les mouvements et les paroisses, critiquant l’institution Église et l’invitant à se renouveler radicalement. Le 21 mai, quatorze personnalités catholiques et protestantes (dont Paul Ricœur) rendent public un texte titré « Appel aux chrétiens », où l’on peut lire : « La présence des chrétiens à la révolution suppose et requiert la présence de la révolution à l’Église10… » ; le 24 mai, « cent prêtres parisiens » expriment et encouragent la contestation du clergé ; le 2 juin dans l’après-midi, un groupe de catholiques et de protestants pratique l’intercommunion au cours d’une célébration eucharistique, signifiant ainsi que les deux confessions séparées depuis la Réforme sont réunies de fait et que les efforts pour la réconciliation et les atermoiements œcuméniques au sommet, entre dirigeants et théologiens des Églises, n’ont plus lieu d’être (cet acte révolutionnaire de la « base » est désavoué le 5 juin par Mgr Marty, qui vient de remplacer Mgr Veuillot comme archevêque de Paris ; il le sera aussi, moins solennellement, par la Fédération protestante) ; le 8 juin, a lieu en Sorbonne, à l’initiative du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (Crac), un colloque intitulé « De Che Guevara à Jésus-Christ »… Entre-temps avait été créé, autour de l’aumônerie étudiante de la faculté de droit (le Centre Saint-Yves, animé par les dominicains), le Comité d’action pour la révolution dans l’Église (Care) : il sera dissous dès le 26 juin, mais aura appelé auparavant à créer des « commandos-suicide » pour hâter la destruction de l’Église (l’autre lieu de l’aumônerie étudiante qui se fait remarquer à Paris est celui de Sciences Po : le Centre Saint-Guillaume, animé par des jésuites). Je rappelle volontairement ces actions et ce vocabulaire extrémistes, qui font sourire aujourd’hui, mais reflètent bien le radicalisme qui s’était emparé des chrétiens révolutionnaires du moment.
Il est notoire que de nombreux leaders du mouvement de Mai furent des étudiants non pas juifs (comme j’ai pu le lire), mais d’origine juive, et les explications de leur implication ne manquent pas11. Pourquoi cette absence de leaders d’origine chrétienne ou chrétiens au premier plan ? L’explication donnée en général est que la Jeunesse étudiante chrétienne (Jec) sortait de soubresauts et de conflits avec ses évêques de tutelle : un dirigeant comme Henri Nallet avait dû démissionner en 1964, et ceux de 1966 avaient été démissionnés par Mgr Veuillot, archevêque de Paris, à cause du refus de la Jec de se soumettre au « mandat », confié par l’Église pour faire de l’action catholique et non de l’action politique – ce qui était justement le cas et mécontentait des évêques soucieux de garder la main sur les mouvements de jeunesse. Cette éjection (aux raisons compliquées, car elle est aussi née de tensions internes entre mouvements) expliquerait pourquoi les jeunes chrétiens furent quasiment absents au départ des mouvances, des centres et des collectifs politisés qui donnèrent le ton et imprimèrent les décisions jusqu’à la fin mai. La Jec, qui jouait dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1960 un grand rôle au sein de l’Unef, n’était plus présente parmi les dirigeants de cette organisation en 1968 (rappelons que leurs « adversaires » traditionnels, les communistes, avaient, eux, subi de virulentes mises en question et scissions « gauchistes » – mais ce mot n’a pas cours avant Mai 68). Dès 1962-1963, la Fédération protestante était passée elle aussi par un conflit très vif avec ses étudiants protestataires et politisés autour de la revue Le Semeur12. Mai 68 est donc arrivé, dans les universités, dans un contexte de déstructuration des médiations étudiantes religieuses présentes depuis 1945-1950.
Ce sont les aumôneries d’étudiants, par définition décentralisées dans les villes universitaires, et aussi beaucoup d’aumôneries de lycée, qui jouèrent un rôle essentiel comme lieux de débats et de reprise intellectuelle et spirituelle, même au-delà du monde étudiant et parfois au-delà des chrétiens d’appartenance – sans que soient absents les poussées radicales et le langage révolutionnaire, comme j’ai pu le constater lors d’assemblées générales, très fournies elles aussi, à l’aumônerie étudiante d’Aix-en-Provence (dont les aumôniers étaient jésuites). Je garde en particulier le souvenir d’interventions pour justifier le mouvement révolutionnaire par la Bible. C’était légitime et compréhensible mais pas forcément très convaincant (à Paris, un stand « Bible et Révolution » issu du centre Saint-Yves s’était installé à la Sorbonne). Le P. Xavier La Bonnardière, homme intelligent et profond, s’efforçait de calmer le jeu sans éteindre l’esprit ni l’enthousiasme, d’apporter des éléments d’histoire, d’interpréter les événements, non sans difficulté – et avec une difficulté plus grande encore à freiner les plus violents et les plus critiques… À propos d’esprit, rappelons que Maurice Clavel, « philosophe transcendantal », vit dans Mai 68 l’« irruption de l’Esprit » (dans le sens : l’Esprit de la Pentecôte contre la société de consommation et le bain de matérialisme du monde capitaliste sans esprit, contre la société du rendement et de l’exploitation de l’homme par l’homme…) : c’était plausible car ni les langues déliées, ni les flammes ne manquèrent (voir le récit des Actes des Apôtres, chap. 2), mais cette interprétation religieuse était une parmi d’autres. Je confirme l’impression exprimée au début et partage le jugement des historiens : Mai 68 fut une révolution aussi dans l’Église, mais l’Église ne fut pas très visible dans la révolution. Le graffiti de la cour de Sorbonne (on le voit sur la photo de couverture de Génération 1 d’Hamon-Rotman) avec les mots : « Le Christ seul révolutionnaire » a quelque chose de troublant voire d’émouvant : il n’exprime cependant pas la réalité d’une révolution qui n’était certainement pas anticléricale, mais a laissé l’Église et les religions à l’écart.
Les répliques du séisme
Un de mes professeurs parla plus tard de nous comme de la « génération du séisme ». Il est vrai que les instituts de formation des Ordres religieux et ceux des Grands Séminaires dans divers diocèses traversèrent, avec leurs responsables, des moments difficiles pendant et après 68. Cependant, alors que certains connurent des contestations ouvertes et des comportements « anomiques », ma communauté retrouva une vie commune normale, semée de tensions mais davantage troublée par les bruits d’incidents et de contestations qui avaient lieu ailleurs (en philosophie, à Chantilly, où je me retrouvai en 1969, la vie religieuse avait été beaucoup plus chamboulée par les événements, même si la formation, dirigée et animée par le P. Jacques Sommet, jésuite de liberté formidable, ancien du camp de Dachau, garda son niveau de qualité inchangé).
Une fois encore se superposent donc et se mélangent événements nationaux et expériences locales et individuelles, et je renvoie aux historiens cités pour le « grand récit » des crises d’après-68 en me cantonnant à quelques souvenirs et impressions propres.
Ce qui est étrange, c’est la forte trace après coup de ce moment dans la conscience et la biographie même de ceux qui, comme moi, n’avaient pas été aux premières loges. Même si tout le monde n’a pas été touché par la « grâce » de 68, ceux qui l’ont été l’ont été durablement et profondément. Y compris sous la forme la plus lourde : la figure de l’ancien combattant qui recommence en permanence le récit fondateur et tente de ranimer la flamme de la contestation. Je n’ai pas été très atteint par ce syndrome, et j’ai vite compris que les nouvelles générations venues à l’université cinq ou six ans après trouvaient déjà insupportables cette référence de leurs aînés (enseignant à Jussieu vers 1978, j’ai eu droit à un « Encore ! » de la salle en citant, sans faire attention, « Mai 68 » au détour d’une phrase. Je n’ai plus recommencé). La dépolitisation profonde des étudiants, dès 1975, était aggravée par les difficultés accrues de l’université après les réformes d’Edgar Faure ; ils étaient, de plus, aux prises désormais avec la crise économique. Ce manque de souffle chez les jeunes contrastait avec la rhétorique et les pratiques encore très politisées des « soixante-huitards » passés, pour un certain nombre, du côté de l’enseignement13.
Du côté religieux, le théologien Hans-Urs von Balthasar a parlé, de manière superficielle, d’un « complexe anti-romain » pour dénoncer les contestations dures et radicales des structures et du pouvoir dans l’Église catholique – des critiques formulées et formalisées plus d’une fois à travers la « grille d’analyse » marxiste ou freudienne, ou les deux, devenues le sésame universel (je me souviens qu’en déménageant une bibliothèque une dizaine d’années plus tard, nous avons dû jeter deux rayons de littérature marxiste-léniniste produite par l’université française et devenue rigoureusement obsolète, si elle a jamais eu la moindre valeur intellectuelle…). Comme l’a exprimé plus tard Guy Coq14, ce langage, qu’on a tendance à minimiser aujourd’hui en le considérant comme une sorte de rhétorique superficielle qui dissimulait la vraie révolution en cours, celle de la culture et des mentalités, a cependant fait des ravages dans les consciences et contribué aux erreurs de jugement politique de toute une génération sur le phénomène totalitaire et ses conséquences meurtrières.
Ayant lu le « Calvez15 » et sa critique philosophique profonde de la pensée humaniste de Marx, je n’ai jamais pu rentrer dans les coupures épistémologiques d’Althusser, qui ont pourtant beaucoup légitimé, chez les chrétiens de gauche, un usage « scientifique » de l’« outil marxiste » qui garderait intacte la foi16… Dans les cercles cathos de gauche, chrétiens « pour le socialisme » ou « chrétiens marxistes » de La Lettre, que j’ai fréquentés plus tard, j’ai toujours plus adhéré à la générosité, à l’utopie et au travail critique17, qu’à l’idéologie marxiste « plaquée » et peu plausible. Mais nous étions sous influence et pris dans une sorte de terrorisme intellectuel. Un de mes pires souvenirs reste, à cet égard, une rencontre vers les années 1980 avec François Ponchaud, l’homme (prêtre des Missions étrangères de Paris) qui avait révélé les massacres des Khmers rouges au Cambodge : j’ai encore honte d’avoir pratiqué une molle dénégation devant ses informations évidemment vraies. Le tournant antitotalitaire avait pourtant été pris par Esprit (que je lisais) dès 1976 ; et cela restera aussi, au-delà de leurs contorsions publicitaires, le mérite des « nouveaux philosophes ».
Mais la comète et la queue de la comète marxistes ne sont qu’un aspect de la scène intellectuelle dans les années post-68. En septembre 1968, influencé par les débats autour du structuralisme, je quittai les lettres classiques pour m’inscrire en licence de linguistique, à Aix. Était-ce le meilleur choix ? Il reflétait un engouement finalement assez passager (dès 1971, avec le Hasard et la nécessité, Jacques Monod fit de la biologie la « science reine » à la place de la linguistique). Du point de vue culturel, il fut certainement le bon. Car si je garde peu de souvenirs des événements politiques à l’université d’après-Mai, je fus très sensible aux enseignements (la linguistique assurée par Georges Mounin et la sémiotique par Jean Molino, jeune prof brillant, cultivé, gauchiste mais sans concession sur le travail universitaire). Sans en comprendre alors tous les ressorts et les enjeux intellectuels (je n’avais pas encore fait ma philo, commencée l’année suivante), j’ai senti le formidable décalage que signifiaient, par rapport à la tradition humaniste, les divers structuralismes et « pensées du Dehors » que Michel de Certeau évoquait dès 1967 dans son article d’Études sur Foucault, évoqué ci-dessus. Outre Foucault, les bibliographies évoquaient Lévi-Strauss, Althusser, Lacan, Roland Barthes, Joyce, Chomsky, Greimas ; plus tard il y aura Levinas, Derrida, Blanchot, sans parler de Freud et de la théorie freudienne revue et corrigée par Wilhelm Reich18 et d’autres, l’anti-psychiatrie, les lignées éducatrices non autoritaires (Libres enfants de Summerhill19)… Des revues comme Tel Quel et Change orchestraient la pensée et les écrits de ces auteurs différents voire antithétiques. Je condense certainement, avec cette énumération, des rencontres intellectuelles sur plusieurs années. Mais je me souviens qu’en 1969, avec Pierre Mayol, récemment décédé, nous devisions à Aix autour du « structuralisme », du formalisme, des numéros de Tel Quel et des délires autour de la Chine – sans soupçonner les conséquences tragiques de la révolution culturelle, bien entendu.
La contradiction, que j’ai éprouvée dès cette époque sans pouvoir l’exprimer, était d’un côté la promotion utopique d’une humanité ou d’une société enfin réconciliée avec elle-même et la nature (pour parler comme Marx) et d’autre part le minage du terrain de tout « humanisme » par des théories anthropologiques et des sciences humaines où l’homme ne représentait, tout compte fait, pas grand-chose, ou de moins en moins : partout on l’acculait à la plus grande modestie… Il me semble avoir lu plus tard des textes de ou sur Foucault qui attestaient aussi chez lui-même cette contradiction entre sa recherche scientifique et son utopie sociale20. Quoi qu’il en soit, cette constellation intellectuelle rompait, non seulement avec les prétentions existentialiste (Sartre), marxiste (Henri Lefebvre), chrétienne (Jacques Maritain) à représenter un humanisme21, mais avec la valeur même d’une telle prétention. Les idées sartriennes de Mai 68 – ou les « aspirations » libertaires tirées de l’existentialisme – furent parasitées, je crois, par ces influences structuralistes qui ne « collaient » pas, en principe, avec les tendances libertaires et pourtant les renforcèrent ; ou encore elles se renforcèrent mutuellement, avec le soutien et la médiation de Nietzsche dont le nihilisme, interprété superficiellement dans le sens d’une critique définitive et vulgaire des valeurs européennes (chrétiennes), appuyait l’émancipation sexuelle et culturelle.
Le personnalisme de Mounier, qui exerçait encore une influence forte, à travers Esprit entre autres, sur nombre de militants engagés, sombra alors fortement, pour ces raisons notamment. À propos de l’Église, Denis Pelletier a entièrement raison quand il se demande si la réforme conciliaire ne fut pas prise intellectuellement à contre-pied : « Humanisme chrétien contre anti-humanisme théorique ; histoire contre structure ; philosophie du sujet contre sciences sociales : se pourrait-il que l’aggiornamento, à peine réalisé, soit déjà en retard sur son temps22 ? » La réponse est oui. Comme Pelletier le souligne aussi, Ricœur (qui m’aida beaucoup dans ces années 1969-1970 pour soutenir la critique du formalisme et du structuralisme triomphants) fut bien isolé dans l’opposition philosophique…
Beaucoup n’ont pas pressenti – moi non plus – sur le moment ces ruptures du « socle épistémologique », comme aurait dit Foucault (encore moins du côté des « cathos de gauche » en lutte ou en rupture avec l’institution et le pouvoir dans l’Église). On pouvait les suivre ou les deviner en lisant les revues comme Esprit, Études (où le directeur, Bruno Ribes, prenait des risques23) et quelques autres. Elles expliquent une certaine difficulté, dans le cursus ultérieur de nos études et des études de beaucoup de futurs clercs, avec la théologie –science en partie « positive », constituée d’un immense corpus de tradition, par où il fallait (et faut toujours) passer pour accéder à la prêtrise. Le rapport entre foi et histoire, relu à travers des auteurs anciens et modernes, passionna bien davantage les plus intellectuels d’entre nous24. Des hommes et des œuvres aux frontières – Michel de Certeau et Georges Morel ou, différemment, Joseph Moingt et Paul Beauchamp – donnèrent plus de mots et de capacités pour comprendre et relayer la crise – c’est-à-dire notre crise intérieure – que la théologie ancienne et même moderne et conciliaire, balayée par les événements récents et renvoyée au monde ancien.
Ruptures de transmission
On imagine mal aujourd’hui la violence des réactions à l’encyclique Humanae Vitae sur la régulation des naissances (ou encyclique sur la « pilule » contraceptive, pour l’interdire), publiée le 25 juillet 1968 : réactions de refus véhémentes mais surtout publiques – c’était nouveau – de très nombreux catholiques25. La vivacité du rejet s’expliquait pour une part par des espoirs trompeurs. Une rumeur optimiste avait couru, selon laquelle le pape Paul VI pourrait enfin avoir une attitude plus « libérale » en ce domaine (voir plus haut ce qu’écrivait en 1967 le P. Villain, jésuite de la revue Études). On sut plus tard que la commission que le pape avait lui-même mise en place pendant le concile était en majorité favorable à une ouverture en ce sens. Pourtant, les réactions passionnelles des catholiques contre Humanae Vitae ne disent pas que la plupart d’entre eux avaient pris à leur compte le slogan « Faites l’amour pas la guerre ». Elles vérifient plutôt les changements de mentalité en cours, à cause de la révolution de 68, et sans doute déjà du concile Vatican II : l’« autonomie des réalités terrestres » et la liberté individuelle autorisaient voire obligeaient chacun à des choix personnels – chacun fait sa vie à ses risques et périls–, sans que quiconque puisse dicter la loi du vrai et le chemin du bonheur.
Comme on le sait, sur ce point l’hiatus ne fera que croître entre une Église qui réaffirmera à de nombreuses reprises et pour diverses « applications » les normes de la vie conjugale et des relations sexuelles. Je ne discute pas ici le bien-fondé théologique et anthropologique de ces positions. Je souligne simplement qu’elles furent le début d’un « problème d’image » profond, d’un malaise et aussi d’un décrochage incroyablement rapide. Je pus le constater quelques années plus tard comme aumônier d’étudiants, à l’époque où les parents (de tradition catholique ou laïque) étaient encore navrés ou furieux quand leurs grands enfants entamaient une cohabitation juvénile avant de se marier… Même, à mon avis, après que Jean-Paul II a « sifflé la fin de la partie » en 1978 et que beaucoup de catholiques, notamment de jeunes, se sont réidentifiés autour de lui comme catholiques. Réside là un différend persistant, ignoré ou rejeté volontairement par l’Église, subi par la grande majorité des catholiques, traité avec indifférence ou dérision par beaucoup d’autres.
Je dis : « réidentifiés après 1978 », et même avant, dans les groupes du Renouveau charismatique et chez les catholiques fatigués par la contestation dans l’Église. Les catholiques de gauche ont beaucoup critiqué ces nouveaux mouvements religieux, ainsi que le cours imprimé par Jean-Paul II, les Journées mondiales de la jeunesse, les jeunes prêtres avec col romain, etc. Je ne partage pas (ou plus) cette sévérité. Il est vrai que ces « nouveaux catholiques » ont profité d’une conjoncture inédite de l’Église, plus ouverte et plus fraternelle à tous, qui était due aussi aux efforts des militants pour sortir d’un système autoritaire médiéval, triomphaliste (mais dont la puissance faisait illusion) et dont les liens avec l’Évangile semblaient devenir de plus en plus ténus. Cependant, comme dit le sous-titre cité d’Esprit, les militants de gauche d’après-concile et d’après-Mai 68, qui se croyaient « la solution » de la crise, se sont dispensés de transmettre (dans le livre de Virginie Linhardt cité plus haut, il y a des aspects qu’on pourrait transposer chez les cathos). L’évidence du concile et de Mai 68 semblait suffire et pouvoir se passer d’arguments et d’explications. D’autres facteurs – une politisation outrancière du religieux – expliquent la réaction. Certes, surprenante est pour moi l’immersion de ces nouveaux catholiques dans le monde post-moderne tel qu’il est, sans critique sociale ni politique ni religieuse. Peut-être leur suffit-il de pouvoir, dans un tel monde, si dur pour la foi, vivre et affirmer joyeusement et sans complexe sa foi ? Se dessine alors une Église catholique romaine réidentifiée et assumée comme telle, avec des pratiquants rassemblés autour du socle doctrinal, liturgique et symbolique catholique (et du pape comme figure centrale et exclusive de l’autorité et du bien commun). Dans ses prises de positions publiques, cette Église plus sûre d’elle est souvent perçue à l’extérieur comme arrogante (eu égard à son pouvoir social réel), c’est-à-dire qu’elle est l’inverse de ce que voulaient les conciliaires et les contestataires. Échec, là aussi, de Mai 68. Ajoutons que la société actuelle s’accommode au fond très bien d’une scène catholique bâtie sur ce modèle.
Pour comprendre la génération chrétienne de Mai 68 et post-68, j’avance l’idée qu’elle s’est, à l’inverse des nouveaux catholiques, « désidentifiée » ou « désaffiliée » avec l’Église. L’expression la plus visible et la plus médiatisée en fut la contestation ouverte des autorités ecclésiales et le souci de « rejoindre le monde », ainsi que la difficulté de vivre avec l’ancien système, perçu comme insupportable en totalité26. Pourtant, quand ils ne passèrent pas totalement au politique, bien des contestataires restèrent dans l’Église malgré leur virulence, au point de paraître cléricaux à rebours et préoccupés avant tout sinon exclusivement de la « sacristie ». Je parle là des catholiques de gauche des années 1970, qui furent plutôt des catholiques « gauchistes », non pas au sens de l’extrême gauche politique avec ses groupuscules activistes mais dans le sens de la subversion radicale des institutions catholiques. Cependant, malgré cette fidélité paradoxale à l’institution, « rien n’était plus comme avant ». Beaucoup de catholiques engagés de ma génération n’ont souvent pas pu retrouver une relation de confiance et d’identité réelle avec l’Église. Ils ont gardé l’impression d’avoir été floués quand ils étaient jeunes par un système tutélaire et totalisant, puis mystifiés par un concile qui n’avait pas tenu ses promesses. Toute leur énergie spirituelle est passée dans le vain combat pour changer l’institution. Beaucoup n’ont pas retrouvé d’assise dans l’Église et sont, pour un certain nombre, devenus des « troisième homme ». De surcroît, les divisions idéologiques et autres ne manquèrent pas. De temps en temps, des événements comme, en 1995, l’« affaire Gaillot27 », les remobilisèrent. Déception supplémentaire : comme beaucoup de soixante-huitards, ils sont très nombreux à devoir reconnaître que la transmission de leurs convictions à leurs enfants fut difficile sinon inexistante. Difficile de transmettre la foi sans ou contre l’Église ! 1968 eut d’immenses effets sociaux, mais ses acteurs, désidentifiés et désaffiliés, furent incapables de transmettre leur expérience.
Des témoignages des enfants de Mai 68 commencent à paraître, qui racontent cette non-transmission par leurs parents et leur décrochage par rapport à la génération 68. On peut en lire le témoignage à la fois triste et émouvant dans le livre de Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu28. À côté de « beaucoup de bêtises qui ont été dites, écrites et mises en pratique29 », les « 35-40 ans » font le récit des limites, pour ne pas dire parfois du désastre symbolique, de la vie privée des héros d’il y a quarante ans. À la génération suivante, chez de grands adolescents, on sent percer parfois plutôt une pointe d’envie romantique par rapport à ceux qui ont vécu la révolution de 68. Je leur réponds cependant que ce furent aussi des années plutôt violentes, de braise et souvent de plomb. C’était le prix à payer pour entrer dans l’histoire. Les peuples heureux, dit Hegel, n’ont pas d’histoire. Le mal des adolescents d’aujourd’hui : être heureux mais privés d’histoire, ou livrés à la platitude historique.
- *.
Voir son dernier article dans la revue : Jean-Louis Schlegel, « L’eschatologie et l’apocalypse dans l’histoire : un bilan controversé », Esprit, mars-avril 2008.
- 1.
Denis Pelletier, la Crise catholique. Religion, société, politique, Paris, Payot et Rivages, 2002. La remarque de D. Pelletier concerne aussi, je suppose, la sociologie religieuse. Par définition, ce livre qui cite ce qui existe sur le catholicisme ne parle pas des soubresauts dans le protestantisme français. Voir aussi, entre autres, Jacques Prévotat, Être chrétien en France au xxe siècle, de 1914 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1998 ; Gérard Cholvy, Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. III (1930-1988), Toulouse, Privat, 1988. Ces livres renvoient eux-mêmes à de nombreux ouvrages et articles.
- 2.
Titre d’un livre qui marqua les esprits, de Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, le Christianisme éclaté, Paris, Le Seuil, 1974. La postface de M. de Certeau est reprise dans la Faiblesse de croire (1987), Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2003.
- 3.
Mot de Danièle Hervieu-Léger, bien plus tard, dans Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2004.
- 4.
Théologien dominicain très connu, artisan majeur du concile Vatican II.
- 5.
Avec une formation universitaire privée, on ne pouvait plus accéder aux diplômes publics de l’Université.
- 6.
Dans le cursus des étudiants jésuites se succédaient le noviciat, les études de lettres, le service militaire et les stages (« régence ») en collège ou ailleurs, la philosophie et la théologie. En 1968, ce cursus était déjà passablement bouleversé pour faire droit à des parcours de formation plus individualisés. Le « scolasticat » de philosophie se trouvait à Chantilly dans l’Oise (et la théologie à Lyon-Fourvière), mais un nombre important d’étudiants étaient inscrits en Sorbonne pour la raison indiquée : on ne pouvait plus, avec des cours privés, se présenter pour les diplômes publics délivrés par l’Université. Il fallait être inscrit en faculté. En Mai 68, une partie des jésuites étudiants à la Sorbonne ou ailleurs participa d’autant plus aux événements qu’il n’y avait plus moyen de rentrer le soir à Chantilly et de revenir à Paris le matin… De fait, les répercussions de Mai (le Mai de Paris) furent beaucoup plus profondes à Chantilly qu’à Aix. Sur le Saulchoir, lieu de formation des jeunes dominicains dans le sud de Paris, flotta, dit-on, durant trois semaines le drapeau rouge et noir.
- 7.
Voir contre Bourdieu, l’analyse intéressante de Louis Gruel, la Rébellion de 68, une relecture sociologique, Presses universitaires de Rennes, 2004.
- 8.
Sur tout ce qui suit, je renvoie notamment à D. Pelletier, la Crise catholique…, op. cit. Les historiens font la synthèse de la présence des catholiques à Mai 68 : elle fut multiple, je l’ai dit, tout en restant nettement en retrait par rapport au cœur politique, économique, culturel de la crise de Mai.
- 9.
Il avait publié en 1967 Dieu est mort en Jésus-Christ, un livre de référence pour une génération de chrétiens de gauche d’orientation marxiste (Bordeaux, éditions Ducros). Il y défend l’idée que le message et la mort de Jésus critiquent radicalement l’idée de Dieu « Père tout-puissant », et même l’idée de Dieu tout court. Cardonnel paraphrase ici le verset d’Isaïe 58, 6 : « Ne savez-vous pas quel est le jeûne que je préfère ? Rompre les chaînes injustes, renvoyer libres tous les opprimés, briser tous les jougs, partager ton pain avec l’affamé… »
- 10.
Le texte est à l’initiative de Robert Davezies, prêtre de la Mission de France connu comme « porteur de valises » et incarcéré durant la guerre d’Algérie, auteur dès 1968 d’un livre au titre significatif : Mai 68, la rue dans l’Église, Paris, éditions de l’Épi, 1968.
- 11.
Voir notamment l’indispensable Génération 1, de Hervé Hamon et Patrick Rotman (1988), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1990 ; Virginie Linhardt, Le jour où mon père s’est tu, Paris, Le Seuil, 2008 (en particulier le chap. 6).
- 12.
Voir surtout G. Cholvy, Y.-M. Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, op. cit., p. 295-301. Je ne puis malheureusement m’étendre ici sur cette histoire protestante, passionnante et pertinente, puisque des protestants d’importance (dont Ricœur et André Dumas, membres d’Esprit), sans compter les mouvements et les paroisses réformées et luthériennes, furent mêlés comme tels au Mai des chrétiens. Voir aussi, de D. Hervieu-Léger, le livre essentiel, écrit presque à chaud après les événements : De la mission à la protestation. L’évolution des étudiants chrétiens en France (1965-1970), Paris, Le Cerf, 1973.
- 13.
Aumônier d’étudiants en province à partir de 1975, j’ai écrit ma perception de ce moment dans Projet, no 140, décembre 1979.
- 14.
Guy Coq, Que m’est-il donc arrivé ?, Paris, Le Seuil, 1987.
- 15.
Jean-Yves Calvez, la Pensée de Karl Marx, Paris, Le Seuil, 1957. Cette somme remarquable fut très lue dans les milieux communistes intellectuels avant Althusser, bien que Calvez, jésuite, y développe une critique courtoise mais impitoyable de la théorie marxienne. Une version abrégée existe aujourd’hui dans la coll. « Points essais », 2006.
- 16.
Ce fut aussi la grande époque, un peu « bébête » à vrai dire, où le débat « foi et sciences humaines » battait son plein. Une réponse simple et rassurante voulait que les sciences humaines servent à critiquer la « religion » et à purifier la « foi »…
- 17.
À La Lettre par exemple, animée par Jacques Chatagner, André Mandouze, Michel Clévenot… Encore que Robert Davezies, évoqué plus haut, rencontré sur le tard et devenu un excellent ami, ait souvent évoqué devant moi les carences intellectuelles des « cathos de gauche ». Il a aussi été l’un des principaux animateurs, à partir de novembre 1968, du mouvement de prêtres Échanges et dialogue, qui mettait en cause radicalement le statut social et religieux du prêtre, un mode de vie, selon lui, déconnecté de la réalité. R. Davezies est décédé en décembre 2007.
- 18.
J’ai présenté Wilhelm Reich – un de mes premiers articles… – dans Projet, no101, janvier 1976.
- 19.
De Alexander S. Neill, Libres enfants de Summerhill, rééd. Paris, La Découverte, 2004.
- 20.
De ce point de vue, je ne suis pas convaincu par les propos récents de Paul Veyne quand il dédouane Foucault de toute velléité gauchiste pour en faire un « sceptique ». Je pense que les deux coexistaient, sans possibilité de conciliation intellectuelle. Voir Paul Veyne, Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008 ; entretien dans Le Monde des livres du jeudi 21 mars 2008, p. 8.
- 21.
Je rappelle que chacun d’eux a écrit un livre pour expliquer que l’existentialisme, le marxisme, le christianisme « est un humanisme ».
- 22.
D. Pelletier, la Crise catholique…, op. cit., p. 22-23.
- 23.
Je ne le dis pas pour minorer ceux qui le suivirent et qui prirent d’autres risques, mais pour souligner qu’il a bien répercuté une époque particulièrement délicate.
- 24.
Je confesse cependant ici que j’ai aimé aussi la théologie.
- 25.
Sur la contraception et son histoire dans l’Église du xxe siècle, voir le livre de référence, excellent, de Martine Sévegrand, les Enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1995.
- 26.
Y compris, je le souligne en passant, avec la « Règle » religieuse héritée, celle qui réglait la vie au jour le jour et aussi sur des points plus importants. Ainsi d’une contestation très rude du sacerdoce, par des compagnons étudiants en théologie, dans les années 1973-1974 (elle remonta jusqu’à Rome pour être tranchée par un refus du pape) : le prêtre, conformément à de nombreuses critiques post-conciliaires (voir l’article de Pierre Antoine évoqué ci-dessus), était perçu négativement comme le représentant d’un ordre « sacré », négatif et paralysant par rapport à l’utopie que signifie la vie religieuse. Ces jeunes jésuites voulaient donc être « religieux non-prêtres », ce qui ne correspond pas (je rejoins là-dessus la réponse romaine) à l’esprit de la fondation des Jésuites par Ignace de Loyola. Mais à vrai dire, le problème du sacré n’existait pas non plus au xvie siècle… J’ai laissé de côté ici les interminables (et passionnées) querelles autour de la liturgie dans les communautés et les séminaires –non seulement sur le passage du latin au français, mais sur le sens du culte en général. On en trouve un récit amusant et bien vu dans un roman malheureusement introuvable de Conrad Détrez, l’Herbe à brûler (prix Renaudot 1978), Paris, Calmann-Lévy. Enfin, je n’ai rien dit de nos responsables et de nos professeurs. Ma génération est partagée là-dessus. Par tempérament et par conviction, j’ai tendance à ne pas être sévère. Au fond, alors que nous les mettions (surtout pendant les événements et encore après) dans le rôle de maîtres « supposés savoir », ils étaient aussi surpris et perdus que nous, et incapables de fournir des « réponses ». Dans la grande tradition jésuite, ils nous ont laissé beaucoup de liberté pour vivre et penser par nous-mêmes.
- 27.
Évêque d’Évreux, Jacques Gaillot fut destitué par le pape en 1995 et nommé évêque de Partenia (Algérie).
- 28.
Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu, op. cit. Sur notre sujet, les numéros d’Esprit avant, pendant et après 68 mériteraient une étude propre. Un historien, Yves Marie Hilaire, à vrai dire nettement critique sur les chrétiens contestataires, dit qu’entre 1970 et 1974 « Esprit affermit sa foi révolutionnaire », à l’aide, entre autres, d’Ivan Illich…
- 29.
Patrick Rotman, Mai 68 expliqué à ceux qui ne l’ont pas vécu (entretien avec Laurence Devillairs), Paris, Le Seuil, 2008, p. 142.