Le burkini affole la laïcité française
Avec sa décision d’invalider les arrêtés « anti-burkini », le Conseil d’État a rappelé en même temps le sens de la laïcité française. Car cette laïcité est littéralement en miettes. Récemment, l’auteure, juriste, d’une libre opinion dans Le Monde en présentait deux conceptions diamétralement opposées, et elle prenait parti pour l’une (celle que le Conseil d’État a rejetée à juste titre) contre l’autre1. Dans un livre récent, Jean Baubérot en recensait sept2. En cherchant, on en trouverait peut-être d’autres, en fait autant de laïcités que de Français qui se mêlent d’en parler, et il y en a beaucoup aujourd’hui avec les empoignades permanentes à propos d’entorses réelles ou supposées au principe de laïcité. Contrairement aux discours emphatiques qui sont tenus sur elle par ses dévots républicains de droite et de gauche, la laïcité française est devenue une auberge espagnole, un facteur de division, voire d’exclusion, et non de paix sociale. Comment en est-on arrivé là ? On peut certes incriminer toutes sortes de raisons extérieures : l’islam, bien sûr, qui affole la radicalité laïque ; la visibilité religieuse de toutes les religions, qui lui donne le tournis ; le pluralisme et l’absence de consensus dans la société multiculturelle ; l’ignorance généralisée de la laïcité comme des religions… Tout cela est vrai, mais on évite ainsi de se demander si quelque chose ne serait pas pourri au royaume de la laïcité elle-même.
Le sens du mot « laïcité » ne s’est pas seulement obscurci du fait que ses interprétations sont multiples et parfois contradictoires. La difficulté vient aussi de l’extension considérable du mot, devenu une sorte de philosophie politique de la République (une philosophie positive, assez pauvre, de ses bienfaits supposés, déclarée universelle et passant beaucoup de temps à s’autocélébrer), supérieure bien sûr aux religions et spiritualités, toujours particulières et habitées par toutes sortes de passions déraisonnables. Il faut maintenant d’innombrables exégèses et explications pour exposer non seulement aux jeunes et aux étrangers, mais au tout-venant adulte et français ce que signifient le mot et la chose « laïcité ». L’idéologie laïque a remplacé ce qui faisait la simplicité et la force de la loi de 1905 : la « séparation des Églises et de l’État », titre de la loi. Avec le mot « séparation » – un mot moderne par excellence –, chacun comprenait immédiatement de quoi il s’agissait, à savoir du principe et des règles pratiques de la séparation entre un « État maître chez lui » et des « Églises maîtresses chez elles » (il faut remplacer « Églises » par « religions » aujourd’hui). La laïcité définit les territoires où l’État est souverain et où la loi des religions est illégitime.
Deux contresens sont communs à propos de cette loi de 1905. D’abord, il n’y est dit nulle part que la religion serait une affaire privée. C’est pourtant l’une des convictions (fausses) les plus ancrées en France, quotidiennement relayée par toutes sortes d’acteurs de la scène politique, intellectuelle et médiatique pour justifier que les religions aient une place minimale même dans l’espace public de la rue, des marchés, des transports… et pour exiger des interdictions. L’idéal serait au fond qu’elles deviennent invisibles – ce qui est totalement contraire à la loi de 1905 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Tout ce qu’on peut dire, peut-être, c’est qu’après les affrontements très vifs autour de la loi, dans les années 1905, les catholiques (et les autres cultes) ont adopté, au cours du xxe siècle, non pas un « profil bas », mais une certaine discrétion dans les « signes religieux » (la visibilité et le prosélytisme affiché étant réservés aux « sectes »). Mais de soi, en régime de laïcité française, la religion n’est pas un phénomène « privé ». Cette conviction erronée sur le sens de la laïcité française en dit long à la fois sur la méconnaissance des religions – qui en tant que croyances communes à des milliers d’êtres humains ont par nature une expression collective et publique, individuelle ou communautaire – et sur la piètre estime qu’on voue en France à l’idée que les institutions religieuses et les croyants pourraient apporter quelque chose à l’État et à l’espace de discussion et d’action publiques (c’est la conviction d’un Jürgen Habermas, par exemple), même et surtout lors de tensions entre les deux instances.
Mais la divergence la plus grave aujourd’hui, par rapport à la loi de 1905, est que la laïcité la plus militante s’est érigée en interprète et en juge des valeurs et des options des croyants – et plus encore des croyantes –, en mettant en avant ses propres valeurs comme seules valables, seules universelles et seules « dignes ». Ces valeurs sont avant tout celles de la « société des droits » qui s’est installée depuis les années 1970-1980, en particulier celles des législations qui « permettent » (de l’interruption volontaire de grossesse en 1974 au mariage pour tous en 2013) : alors que les religions résistent, ces lois sont en effet considérées comme des avancées « laïques ». Malheur à qui ne les partage pas ! Car la laïcité n’est plus seulement celle de l’État : les individus aussi sont censés devenir laïques et conformes à l’idée que la modernité laïque radieuse et éclairée se fait de la « dignité » et des droits.
À propos du burkini et du voile des musulmanes, il n’est en effet question que de la dignité et des droits bafoués des femmes et de sanctionner celles qui y contreviennent. Foin des libertés fondamentales de la Déclaration universelle des droits de l’homme ! Foin, plus prosaïquement, de la parole des femmes, nombreuses, qui déclarent avoir décidé de mettre librement un voile, même contre le gré d’un mari, d’un père ou d’un frère (si elles prétendent qu’elles sont libres, c’est qu’elles sont aliénées, bien sûr : c’est le raisonnement de tous les totalitarismes) ! Foin du fait que les femmes qui vont à la plage, habillées et voilées ou en burkini (très mal nommé, puisque, à l’inverse de la burqa, il ne cache pas le visage !), rompent en réalité avec un interdit de l’islam rigoriste, où jamais les hommes n’admettent la présence d’une femme sur une plage pour se baigner. Par moments, on croit entendre – et pour cause, le Fn n’est pas loin – dans l’agitation contre les femmes voilées le vieux discours des colonisateurs sur la « mission civilisatrice des races supérieures »… Peu importe : même si l’on peut légitimement défendre la supériorité de la liberté des femmes modernes, insérer la laïcité dans la concurrence entre valeurs, dans la discrimination entre bonnes et mauvaises valeurs… est une impasse : rien de plus subjectif et donc rien qui divise plus que les valeurs. Une laïcité avec des contenus « valorisés », qui prétend les imposer comme le dernier cri de la modernité et de la raison, non seulement ne sera jamais universelle, mais apparaîtra inévitablement comme une laïcité intolérante.
Elle sera de surcroît non conforme à l’esprit de la loi de 1905 : les législateurs ont alors refusé les exhortations des laïques radicaux à « punir » l’Église catholique pour son opposition furieuse à la loi. Ceux qui ont gagné la bataille – Aristide Briand et Jean Jaurès – n’ont en effet pas voulu juger l’Église, ses valeurs et sa politique ou ses contenus religieux, à partir de leurs propres critères « éclairés » ; ils ne lui ont pas demandé de changer ses mœurs ; ils ont choisi d’ignorer que l’Église de France était une organisation supranationale qui recevait – ô combien au moment de la séparation ! – ses ordres de Rome, car ils savaient aussi qu’ils étaient approuvés par des catholiques français et qu’il fallait parier sur eux pour l’avenir. Ils ont préféré tracer une ligne de séparation claire, aussi nette que possible dans ses principes, en disant à l’Église : « C’est comme ça et pas autrement », sans justifications idéologiques ou philosophiques. L’Église était renvoyée à ses responsabilités dans l’État désormais laïque, où la liberté religieuse lui était garantie – dans les limites de l’ordre public, où les litiges sont jugés par la loi, c’est-à-dire par un juge qui apprécie la réalité ou non de l’atteinte à l’ordre public (et non pas à la laïcité) – et puis basta.
Il ne s’agit pas de nier les injustices spécifiques, les restrictions à la liberté et à l’égalité infligées aux femmes musulmanes par leur mari, leur père, leurs frères, leurs imams, leurs États. Mais c’est une question de l’islam global, dont la solution appartient aux musulmanes elles-mêmes – et aux musulmans ! – et non pas aux injonctions de la laïcité française. Plus généralement, si les religions en général sont en deçà des droits humains définis par la Déclaration de 1948, ce n’est pas à la laïcité, mais à l’État de droit démocratique de définir l’écart qui est acceptable pour un moderne. La laïcité définit seulement ce qui est le territoire de l’État, où les religions doivent éviter de faire valoir leurs lois religieuses.
- 1.
Roseline Letteron, « Le “burkini” bafoue les droits des femmes », Le Monde, 20 août 2016.
- 2.
Jean Baubérot, Les 7 Laïcités françaises, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2015.