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Dans le même numéro

Comment peut-on être laïque ?

Les polémiques autour de la laïcité doivent être décidées en fonction des principes qui fondent la séparation du religieux et de l’État : la raison publique, l’égalité civique et la liberté personnelle.

Dans les Lettres persanes de 1721, le baron de Montesquieu encourageait ses lecteurs français à se demander, avec lui, comment on peut être persan. Il entendait ainsi prendre une distance ethnographique et critique par rapport aux habitudes et préjugés de la société parisienne de son temps. Peut-on, de même, prendre une distance philosophique, et tout autant critique, par rapport à la laïcité ? Trop souvent, en France, l’appel à la laïcité fonctionne comme une sorte de mantra religieux, d’autant plus évocateur qu’il est étroitement lié à ­l’affirmation d’une identité historique commune. Nous sommes laïques, en quelque sorte, parce que nous sommes français. Or ni l’appel à l’identité, ni l’appel à l’histoire, ne constitue une explication, encore moins une justification.

Peut-on expliciter la logique profonde, la raison d’être de la laïcité ? Commençons par préciser le terme. La laïcité est un principe de séparation entre le politique et le religieux ; plus précisément, un principe de mise à distance du religieux par l’État. Principe purement politique, la laïcité ne dépend pas d’une éthique antireligieuse, agnostique ou athée. Elle est compatible avec la foi et se borne à constituer un cadre de coexistence politique entre non-croyants et croyants de toutes obédiences. L’idéal de laïcité, en ce sens, est peu controversé, tant il est vrai qu’une forme de séparation entre le politique et le religieux semble essentielle à la démocratie libérale. Mais ce sens commun démocratique fait souvent l’économie d’une réflexion plus profonde concernant les justifications philosophiques de la séparation entre politique et religieux. Pourquoi, au fond, le domaine du religieux demande-t-il un traitement particulier de la part de l’État ? En quoi la religion diffère-t-elle d’autres domaines de la vie spirituelle, culturelle, économique et sociale ? Qu’est-ce qui, dans le religieux, justifie qu’on le sépare de l’État ? Pourquoi, en somme, être laïque ?

Cette question, simple et complexe à la fois, a bizarrement été éludée dans la philosophie politique anglophone et francophone – avec la notable exception du Québec et des travaux marquants de Micheline Milot, Jocelyn Maclure et Charles Taylor (ainsi que Jean Baubérot en France)[1]. Avant d’apporter ma propre réponse à la question, il convient de montrer, dans un premier temps, pourquoi elle est importante. Dans un deuxième temps, je dégagerai les trois principes qui justifient les pratiques de séparation. Enfin, je discuterai certaines implications de cette analyse concernant la liberté religieuse et les accommodements raisonnables du religieux dans l’État démocratique.

Le principe de séparation

La question est importante parce que l’idée de séparation n’est pas auto-justificatrice. Contrairement à des principes tels que la liberté, l’égalité ou la solidarité, la valeur de la séparation est au mieux instrumentale et dérivative. Le principe de séparation ne peut, notamment, être invoqué par l’État si sa mise en œuvre venait à faire obstacle à des principes plus importants. Quelques exemples simples suffisent à démontrer ce point. Le prétendu principe de séparation n’exige pas que les autorités publiques refusent d’envoyer les pompiers dans une église pour éteindre un incendie, de réprimer les actes pédophiles de certains prêtres ou de faciliter l’accès des aumôniers aux mourants dans les prisons et autres lieux clos. Si les autorités publiques en venaient à invoquer le principe de séparation de l’Église et de l’État pour refuser ces types d’interférence, la séparation serait, d’évidence, illibérale et injustifiable. La séparation, dès lors, n’est justifiée que dans la mesure où elle promeut des principes plus fondamentaux.

L’identification des principes qui sous-tendent les pratiques institutionnelles de laïcité nous permettra donc de comprendre à la fois la justification et les limites de la séparation. Ceci est particulièrement important dans les débats actuels sur la laïcité, pour une raison simple. La séparation se voit battue en brèche de nombreuses façons, y compris dans des pays, telle la France, qui revendiquent une conception stricte de la laïcité. Or c’est seulement si nous comprenons quels principes la séparation est censée promouvoir que nous pourrons décider quelles brèches sont nécessaires (par exemple, la protection contre les incendies ou les actes criminels dans les églises), quelles brèches sont acceptables, et quelles brèches sont proprement intolérables car elles remettent en cause, non la séparation elle-même (qui n’est pas une valeur) mais les principes qui la fondent.

Dressons tout d’abord, comme un inventaire à la Prévert, une liste non exhaustive de ces brèches, c’est-à-dire des écarts qui existent entre le prétendu principe de séparation et les pratiques institutionnelles en France. L’État français entretient, par le biais des deniers publics, les bâtiments religieux construits avant 1905. L’État finance des initiatives culturelles liées aux cultes, telle la construction du musée d’art sacré de la cathédrale d’Évry. Le calendrier officiel français reconnaît pratiquement toutes les fêtes catholiques. Les écoles religieuses sous contrat sont largement subventionnées par l’État depuis la loi Debré de 1959. L’État finance directement les cultes en Alsace-Moselle et y nomme les évêques. L’État consulte officiellement les instances religieuses dans nombre de débats publics, notamment concernant la bioéthique. Certaines mairies du sud de la France arborent des crèches chrétiennes à l’approche des fêtes de fin d’année. L’État intervient activement pour organiser le culte musulman et la représentation de la communauté musulmane. Enfin, des accommodements de la pratique religieuse sont aménagés dans les entreprises et services publics.

La séparation elle-même n’a de valeur que par référence aux principes qu’elle promeut ou protège.

De telles pratiques constituent-elles des brèches intolérables du principe de séparation, comme l’affirment les partisans de la laïcité stricte ? Ou sont-elles des compromis essentiels à l’application d’une laïcité ouverte, voire positive ? Les termes de l’alternative sont bien connus : laïcité stricte ou laïcité ouverte ? Or cette alternative pose mal la question. Elle érige en critère normatif le simple degré de séparation – plus ou moins ? – alors que la séparation elle-même n’a de valeur que par référence aux principes qu’elle promeut ou protège. Il convient donc de repérer dans quels cas les écarts entre idéal de séparation et pratique d’intervention sont compatibles avec ces principes. C’est par rapport à ces principes – qui forment ce qu’on pourrait appeler une théorie normative de la laïcité – que l’on peut juger si tel ou tel écart est problématique[2].

Une théorie normative de la laïcité – que je présente dans mon livre Liberalism’s Religion comme une théorie du sécularisme libéral – propose donc, non une description des pratiques de tel ou tel pays qui se définit comme laïque, mais une théorie éthico-politique des justifications de la séparation[3]. Cette théorie nous permet non seulement de juger quels écarts dans la pratique d’un pays ouvertement laïque sont acceptables ou pas ; mais elle nous permet aussi de juger si telle ou telle pratique dans un autre pays est conforme aux idéaux de la laïcité (même si la notion de laïcité elle-même n’y est pas employée). Une théorie normative de la laïcité nous permet donc d’éviter la comparaison ethnocentrique qui consiste à juger son propre pays par rapport aux idéaux dont il se réclame, et les autres pays par rapport à leurs pratiques[4].

Trois principes

La première justification de la laïcité s’ancre dans un idéal démocratique, celui de la raison publique. La raison publique est ce qui permet aux citoyens de raisonner ensemble, de délibérer sur la légitimité des lois qui s’imposent à eux et de les contester. Or certaines raisons sont à l’évidence non publiques, tels, par exemple, l’appel à la volonté divine, la Révélation ou l’autorité d’un texte sacré. Dans la théorie que je défends, ces notions sont non publiques parce qu’elles ne sont pas accessibles à la raison de tous. Elles sont certes intelligibles (même les non-croyants peuvent les comprendre) mais elles ne sont pas accessibles (les non-croyants ne peuvent en discuter la validité, car ils n’en partagent pas le cadre épistémologique).

Mon approche diffère de celle d’autres philosophes de la raison publique (tels John Rawls et Jonathan Quong, notamment) sur au moins deux points. Tout d’abord, seuls les représentants de l’État sont tenus ­d’invoquer des raisons publiques pour justifier les lois qui s’imposent à tous : les citoyens peuvent, de leur côté, recourir dans le débat public à tout type de raison qu’ils pensent valable. La laïcité est une doctrine qui s’applique principalement à l’État et à ses agents, non aux citoyens ordinaires. Deuxièmement, la raison publique à mon sens n’est pas purement la raison libérale. Elle ne se réduit pas aux droits fondamentaux de liberté et d’égalité car elle incorpore d’autres valeurs dont l’État peut se réclamer : l’ordre public, la tradition, la famille, la cohésion sociale, des idéaux écologiques, de solidarité et d’émancipation. Ces notions sont des raisons publiques si tant est qu’elles peuvent être contestées et débattues dans la sphère publique. En excluant du débat public tout appel à des notions substantielles et contestées du bien, les philosophes libéraux, tel Quong, privent le débat public de tout ce qui lui donne sa consistance et sa vigueur.

Il en ressort qu’une raison motivée par une croyance religieuse peut être légitime dans la sphère publique si elle est accessible – si elle est présentée d’une manière qui en permet la discussion par tous. Ainsi, les conservateurs religieux refusant le mariage pour tous peuvent faire appel à la valeur de la famille traditionnelle – une idée accessible, qui peut être soumise à délibération démocratique. Mais ils ne sauraient légitimement invoquer les liens sacrés du mariage – une notion intelligible, mais inaccessible en raison publique. Le principe d’accessibilité des raisons exclut donc un certain type de raison religieuse – celle qui s’inscrit dans un cercle épistémique fermé. Mais elle exclut aussi des raisons non religieuses : si un responsable politique faisait appel à son expérience personnelle, à son intuition ou à ses instincts pour justifier ses actions (les exemples contemporains ne manquent pas), il contreviendrait aussi à l’idéal de raison publique. Les raisons religieuses, dès lors, ne sont pas spéciales : elles ne sont qu’une sous-catégorie de justifications inaccessibles à la raison publique.

L’État et ses représentants doivent offrir aux citoyens des raisons publiques : c’est la première dimension (épistémique) du sécularisme. Mais, à l’évidence, ce n’est pas suffisant pour justifier les lois ou institutions libérales. Prenons un exemple. La référence à la tradition et celle à l’identité nationale sont des raisons publiques, qui sont souvent présentées pour justifier des pratiques de soutien par l’État à la religion majoritaire. En quoi ces pratiques sont-elles problématiques ? Mon ­deuxième critère, celui de l’égalité civique, suggère qu’elles le sont quand elles excluent de l’identité civique les citoyens qui ne se reconnaissent pas dans la religion majoritaire. Elles produisent des divisions politiques quand elles envoient un message d’exclusion et de mépris aux adeptes des religions minoritaires et/ou aux non-croyants. Ceci est vrai, à mon sens, non seulement si l’exercice de la religion majoritaire est activement facilité par divers privilèges, mais aussi si l’identité majoritaire est publiquement valorisée, ne serait-ce que symboliquement.

Le religieux, ici, apparaît sous un jour diffèrent de celui de l’accessibilité épistémique. Il apparaît dans sa dimension sociale comme un des clivages sociaux qui, au même titre que les clivages raciaux ou ethniques par exemple, sont susceptibles de mettre à mal l’identité civique commune si l’État privilégie certains citoyens. La question qu’il convient de se poser face à toute pratique de religious establishment par l’État n’est donc pas : est-ce que cette reconnaissance est religieuse ? C’est plutôt : est-ce que ce type de reconnaissance, dans cette société-là, a un effet ­d’exclusion vis-à-vis de ceux qui ne sont pas reconnus ? C’est à cette aune, me ­semble-­t-il, qu’on doit juger les pratiques de reconnaissance symbolique du religieux, des subventions culturelles pour l’art religieux aux crèches dans les mairies. Encore faut-il noter que l’identité religieuse n’est pas le seul facteur d’inégalité civique. Un État qui mobiliserait d’autres formes exclusives d’identité – ethnique, culturelle, nationale – battrait en brèche le principe d’égalité civique exactement de la même façon.

La troisième et dernière dimension du sécularisme libéral est la liberté personnelle. Au cœur du sécularisme libéral réside l’idée que l’État n’est pas en droit d’imposer à tous une éthique globale de la vie bonne. Il doit se borner à laisser chaque individu vivre selon sa propre éthique personnelle, dans la mesure où il ne fait pas de tort à autrui – où il ne nuit pas à ses intérêts légitimes. Ce principe – que l’on trouve aussi bien chez John Stuart Mill que chez ses lecteurs contemporains, tel Ruwen Ogier – est une dimension indéniable de la laïcité normative. Lorsqu’une pratique est associée à une éthique compréhensive, portant sur le sens et les buts de la vie, l’État ne doit pas contraindre les citoyens à s’y conformer. Les citoyens peuvent vivre leur sexualité, et/ou vivre en conformité avec des interdits religieux, sans interférence de l’État. L’État ne doit imposer aucun modèle normatif de l’éthique personnelle.

Le principe de liberté personnelle protège-t-il exclusivement les individus des emprises religieuses ? Non, car la religion n’est pas toujours une entrave à la liberté personnelle ; et des idéologies non religieuses peuvent, en revanche, l’être tout autant. Sur le premier point, l’État peut reconnaître et valider des normes qui sont d’origine religieuse mais qui ne remettent pas en cause la liberté personnelle, au sens où je l’entends. Prenons l’exemple du calendrier des jours chômés. S’il limite la simple liberté négative ou personal freedom des non-croyants – le choix de leur jour de repos favori –, il n’enfreint pas une liberty plus importante, celle de vivre selon les principes éthiques qui touchent au sens de la vie. S’agissant du deuxième point, même si la religion est le paradigme d’une éthique globale et contraignante pour ses adeptes, le religieux n’est toutefois pas uniquement spécial du point de vue de la liberté personnelle. Un État qui forcerait tous ses citoyens à faire allégeance à une éthique substantielle et globale athée, humaniste ou éco-centrique, serait aussi illibéral.

Laïcité normative et laïcité empirique

Revenons donc à quelques exemples, tirés de notre inventaire à la Prévert, où apparaît une contradiction entre l’idéal de laïcité normative et les pratiques empiriques de reconnaissance du religieux dans la France contemporaine. Les trois principes que j’ai identifiés – accessibilité des raisons, égalité civique, liberté personnelle – sont autant de critères relativement clairs (bien que généraux) pour juger de leur acceptabilité.

Le premier exemple est celui des crèches dans les mairies durant la période de Noël. À mon sens, leur présence peut être justifiée en raison publique : quand elle s’inscrit dans le cadre, par exemple, des traditions anciennes des santons de Provence. De surcroît, la présence de crèches ne porte pas atteinte à la liberté personnelle : elle n’enfreint pas la liberté de conscience des non-croyants, ni la liberté de pratique des non-­chrétiens. La question peut se poser, en revanche, de leur compatibilité avec l’égalité civique. Dans un contexte – celui de la laïcité à la française – où les symboles religieux minoritaires sont soumis à l’invisibilité, il n’est pas déraisonnable de percevoir les crèches comme le symbole d’un privilège public accordé à la religion historiquement majoritaire. C’est dire si le problème des crèches dans les mairies, si c’en est un, n’est pas celui de la présence du religieux dans le public en tant que tel. L’égalité est un principe comparatif ; et la vraie question est celle de la visibilité publique de certaines traditions dans un contexte, celui de la France contemporaine, où les identités minoritaires sont dénigrées ou rendues invisibles.

Le deuxième exemple est celui des subventions publiques aux écoles privées religieuses sous contrat. L’atteinte à la laïcité normative paraît plus directe dans ce cas : d’abord, parce que des fonds publics sont utilisés directement à des fins d’instruction religieuse ; ensuite, parce que les écoles catholiques ont un quasi-monopole de l’enseignement privé religieux. En l’état actuel, donc, ces subventions semblent enfreindre à la fois la liberté de conscience et l’égalité civique.

Le dernier exemple que je relève ici est celui de la consultation par l’État des groupes religieux dans les débats publics sur la bioéthique par exemple. Admettant que toutes les dénominations et familles spirituelles sont consultées, l’égalité civique est maintenue. En outre, sur des sujets, tels que l’euthanasie ou la gestation pour autrui, où la raison publique séculière est incomplète ou indéterminée et où les frontières de la liberté personnelles sont contestées, il est essentiel de prendre la mesure du désaccord moral raisonnable. Il est légitime que des raisons religieuses soient présentées dans le débat public, même si elles ne peuvent être directement invoquées par les législateurs. La délibération publique, dès lors, a un rôle de filtre d’accessibilité.

Nos trois critères, brièvement déployés ici, permettent donc de juger si les écarts par rapport au principe strict de séparation sont ou non des atteintes à la laïcité normative. Ils permettent aussi de porter des jugements sur des pratiques de reconnaissance du religieux dans des pays qui n’ont pas de tradition laïque à la française mais qui peuvent aussi remplir les conditions normatives du sécularisme bien compris. C’est au crible de ces trois critères, par exemple, que l’on peut juger quels aspects du religious establishment, de type anglais ou danois, sont compatibles avec la laïcité.

Laïcité et accommodements

Les critères de la laïcité normative sont aussi décisifs pour juger de la légitimité des accommodements de la pratique religieuse, tels les congés pour motif religieux, les menus adaptés, le port de signes religieux sur le lieu de travail, l’objection de conscience pour médecins et chercheurs en bioéthique, la tolérance de la discrimination sur la base du genre dans l’accès à la prêtrise,  etc.

Que dit la laïcité normative de ces accommodements ? Simplement qu’il est possible d’en discuter la légitimité dans le débat public. Il est faux de dire, comme le font certains défenseurs de la laïcité stricte, que ­l’accommodement est illégitime simplement parce qu’il est une forme de reconnaissance du religieux, et que le religieux doit être toléré mais non positivement reconnu dans la sphère publique. La laïcité normative n’est pas d’emblée incompatible avec la reconnaissance publique du religieux, si tant est que les accommodements remplissent les trois critères d’accessibilité, de liberté personnelle et d’égalité civique.

En premier lieu, l’accommodement peut être justifié par une raison accessible, telle la liberté de religion ou de conscience. Il ne s’agit pas de dire qu’une croyance religieuse est vraie ou qu’une pratique religieuse est obligatoire ou souhaitable – ce serait là des raisons non accessibles. Il s’agit plutôt de reconnaître l’importance objective de la poursuite par chaque individu de ce qui est subjectivement central pour son intégrité morale. La valeur de l’intégrité est une valeur œcuménique et accessible à la raison publique. Le droit à l’objection de conscience reconnaît et valide, non ce que la conscience exige, mais le fait que la conscience l’exige. C’est cet aspect procédural et non substantiel de la liberté de religion et de conscience qui la rend compatible avec la raison publique et le principe de l’accessibilité des raisons.

Le deuxième critère de la légitimité de l’accommodement concerne son effet sur la liberté d’autrui. Beaucoup de laïques se méfient des accommodements religieux parce qu’ils soupçonnent qu’ils valident et légitiment des atteintes à la liberté et à la dignité d’autrui. C’est sciemment que j’ai choisi des exemples anodins sur ce plan, tels le port de signes religieux ou les repas collectifs. Ils impliquent peut-être des coûts pour la collectivité, mais n’ont aucun effet sur la liberté d’autrui[5]. Il y a, bien sûr, des cas plus compliqués pour la liberté personnelle. L’objection de conscience en matière médicale, par exemple concernant l’interruption volontaire de grossesse (Ivg), est naturellement dommageable pour la liberté personnelle des femmes qui se verraient refuser une Ivg. Ainsi peut-on dire que ces accommodements sont légitimes seulement s’ils ne remettent pas en cause le but de la loi (ici, l’accès universel à l’Ivg, si elle peut être pratiquée par suffisamment de médecins pour qu’il soit un droit effectif). En revanche, les accommodements qui affectent les droits des femmes, des enfants ou des minorités sexuelles sont, à mon sens, d’emblée problématiques.

L’égalité exige que l’on compense les inégalités de fait entre religions minoritaires et majoritaires.

Qu’en est-il, enfin, du dernier critère, celui de l’égalité civique ? On avance souvent que l’accommodement est une atteinte à l’égalité, par le seul fait qu’il accorde aux croyants des droits que les non-croyants n’ont pas. Il serait, par définition, inégalitaire d’autoriser certains à se soustraire à des obligations qui incombent également à tous. Il convient toutefois de distinguer différents cas. Dans des scénarios que j’appelle des scénarios de biais majoritaire, l’accommodement est en fait un rétablissement de l’égalité. Les congés religieux pour les croyants minoritaires (shabbat, prière le vendredi) sont des formes d’inégalité rectificatrice dans des contextes où le calendrier officiel permet et facilite la pratique de la religion chrétienne. En cas de biais majoritaire, l’égalité exige que l’on compense les inégalités de fait entre religions minoritaires et majoritaires.

Mais reste une question plus épineuse, celle de l’égalité entre croyants et non-croyants. L’accommodement constitue-t-il un privilège exorbitant en faveur de la pratique religieuse, une sorte de préférence religieuse ? Pourquoi montrer tant de déférence pour les demandes religieuses, et aussi peu pour d’autres motivations – plus bassement terrestres et mondaines – qui pourraient aussi justifier des accommodements ? Comment l’accommodement, qui privilégie certaines conceptions du bien, peut-il être compatible avec la neutralité libérale ? En guise de réponse, il convient de suggérer que le libéralisme n’implique nullement un nivellement relativiste des valeurs. La théorie étroite du bien de John Rawls et l’identification de droits et libertés spéciales ou basic relèvent de ce que Charles Taylor, dans un article décisif, appelait des évaluations fortes[6]. Parmi ces évaluations fortes, à mon sens, est l’idée que l’égal respect des personnes est compatible avec une déférence particulière pour ce qui relève de leur intégrité éthique. L’intégrité éthique, à l’évidence, n’est pas l’apanage des croyants, et les demandes de la conscience séculière peuvent, elles aussi, bénéficier d’accommodements.

La stratégie de dissociation du religieux, appliquée aux accommodements, met donc en exergue la prééminence éthique de l’intégrité personnelle. Appliquée à la question de la séparation, elle souligne d’autres dimensions du religieux – épistémiques et sociales, par exemple. Le concept de religion est donc équivoque, et le religieux ne saurait être appréhendé comme un tout monolithique et indifférencié. Il en ressort donc que la laïcité est aussi un principe à justifications multiples.

Dans chaque controverse sur la portée et les limites de la laïcité, il est important de s’interroger de manière réflexive sur les principes et les raisons de la laïcité. Faute de quoi, la laïcité risque de devenir un dogme inerte et ethnocentrique et, par là même, de perdre la vigueur philosophique et politique qui l’ancre au cœur de la pratique démocratique moderne.

 

[1] - Voir, notamment, Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Paris, La Découverte, 2010 ; Jean Baubérot et Micheline Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011.

[2] - Les écarts peuvent être problématiques s’ils instaurent une inégalité injustifiée entre religion majoritaire et religions minoritaires. Dans mes travaux antérieurs sur le républicanisme critique, j’ai montré qu’il y avait une tension en France entre la laïcité stricte exigée des musulmans et la laïcité ouverte accordée aux catholiques. Voir Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Paris, Seuil, 2010. S’il est vrai que l’un des principes fondamentaux de la séparation est qu’elle garantit l’égalité entre toutes les religions, il est problématique de refuser aux minorités des formes de reconnaissance que la « catho-laïcité » accorde sans sourciller aux chrétiens. Dans des situations d’inégalité de fait, l’égalité peut être obtenue soit par la suppression, soit par l’égalisation des privilèges existants. Je porte maintenant la réflexion plus avant – notamment dans mon nouveau livre, Liberalism’s Religion (Cambridge, Harvard University Press, 2017), qui s’interroge sur la place du religieux dans l’État libéral démocratique. Au-delà du problème de l’égalité et de l’équité quand les règles sont mal appliquées, il reste le problème de la justification des règles de la laïcité elle-même.

[3] - Cécile Laborde, Liberalism’s Religion, op. cit., chap. IV.

[4] - Beaucoup de Français, par exemple, jugent avec sévérité la reconnaissance officielle de l’Église anglicane en Angleterre et au Pays de Galles – une entorse grave à la laïcité à leur sens – même si une telle reconnaissance – principalement symbolique et liée à une institution monarchique patrimoniale – a une incidence minime sur le statut et les droits des non-anglicans, dans un ordre politique qui est profondément sécularisé. Les mêmes critiques jugent souvent avec beaucoup plus de magnanimité la pratique française qui accorde plus de subventions publiques aux écoles privées, principalement catholiques, que la plupart des pays européens, ou qui accommode des pratiques concordataires en Alsace-Moselle.

[5] - J’ai montré ailleurs que l’objection paternaliste au port de signes religieux au nom de la liberté personnelle de ceux qui le réclament est contraire à l’esprit du libéralisme : C. Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, op. cit.

[6] - Charles Taylor, “What’s wrong with negative liberty?”, dans Philosophy and the Human Sciences: Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 211-229.

Cécile Laborde

Professeur de théorie politique à l'université d’Oxford, elle a notamment publié Français, encore un effort pour être républicains ! (Seuil, 2010) et Liberalism’s Religion (Harvard, 2018).

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