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Dans le même numéro

Les limites de Limite

janv./févr. 2018

#Divers

Un article récent dans la Revue du crieur, lancée il y a deux ans par Médiapart et La Découverte, range Limite, la revue d’écologie intégrale créée à peu près en même temps, parmi « les droites dures [qui] investissent la défense de la nature1 ». On retrouve ainsi, de facto, la revue animée par de jeunes « décroissants » catholiques en mauvaise compagnie, celle de groupuscules, de publications, de sites et de personnages très à droite – certains sont même qualifiés de « néofascistes » –, qui reprennent à leur compte la critique de la catastrophe environnementale. Même si l’auteure souligne bien les différences de Limite, la mettre en cette compagnie est injuste : des proximités sur les thèmes débattus et les sources utilisées – proximités après tout normales puisqu’il s’agit d’un combat similaire – et même des compagnonnages équivoques (avec l’inévitable Alain de Benoist, par exemple) ne justifient pas de mettre Limite dans le même sac qu’Alain Soral et d’autres extrémistes de droite. Ces derniers font leurs choux gras de thèses racistes, luttent pour la survie de l’homme blanc et croient, entre autres joyeusetés, au « grand remplacement » prévu par Renaud Camus.

Les infortunes de la vertu

S’il faut ranger Limite quelque part, c’est bien d’abord du côté du combat écologiste radical, avec la préoccupation d’une écologie « intégrale » ou « humaine », que prône aussi le pape François dans l’encyclique Laudato si’2.

Ses marques essentielles sont une décroissance militante (la limite), donc la critique du productivisme et du consumérisme, mais aussi le rejet de l’interventionnisme technique sur la nature humaine (pour la stimuler, la réparer, renverser ses normes anthropologiques, etc.), et donc de la manipulation du vivant par la biologie ou d’autres sciences. La préservation de la nature humaine est, selon Limite, aussi importante que la sauvegarde de la nature extérieure, de l’environnement et du climat. L’ignorance ou le rejet de cet aspect lui semble un point aveugle de l’écologie politique, héritière de l’idéologie libérale-libertaire de Mai 68.

Le libéralisme en général est de toute façon la bête noire, ou le chiffon rouge, qui met Limite en ébullition. Une place de choix est donnée au refus sans concession de toutes ses formes, ce qui entraîne naturellement, si l’on peut dire, dans la ligne de Jean-Claude Michéa, le maître à penser omniprésent, la critique de l’héritage culturel de Mai 68, mais aussi la critique en bloc des libéralismes de toutes sortes. Ce n’est pas seulement une position intellectuelle : la transition écologique extérieure exige une conversion intérieure, un changement de vie, un renoncement qui soutienne la bataille des idées. Pour cela, les références intellectuelles, spirituelles, philosophiques et littéraires sont multiples et éclectiques et font flèche de tout bois : elles peuvent aller du christianisme traditionnel à l’anarchisme anticlérical. Des noms inattendus apparaissent au fil des numéros, comme celui de Guy Debord. Néanmoins, les grandes références partagées à Limite s’appellent Georges Bernanos, Günther Anders, Jacques Ellul, Ivan Illich, Simone Weil et surtout George Orwell, chez les morts, et, chez les vivants, Jean-Claude Michéa, Pierre Rabhi, Serge Latouche et la doctrine sociale de l’Église (que Laudato si’ couronne maintenant). Leur lecture, sélective, partielle3 et orientée, met toujours en avant la critique, par ces auteurs, du productivisme, de la société de consommation, du libre-échange, de la mondialisation libérale et des déracinements catastrophiques qu’elle occasionne. Le paradoxe est que les morts surtout, qui étaient plutôt à gauche et dont plusieurs sont loin d’avoir été étrangers à Esprit4, sont mis au service d’une cause conservatrice. En effet, s’il faut désigner le lieu politique de Limite, c’est bien le nouveau conservatisme5, qu’il faudrait nommer en premier, mais en admettant que son éventail est de plus en plus ouvert. Et, là encore, il s’agit d’être « conservateur » authentiquement, intégralement, radicalement, dans la vie quotidienne comme dans les combats publics : conservateur de la planète dans toutes ses dimensions, mais aussi conservateur du corps humain, de la famille, du domestique, du local « face aux ravages créés par le techno-libéralisme ».

En insistant de la sorte sur la conformité entre les actes et les paroles, la position de Limite est au fond d’abord vertueuse, et non politique. Moyennant quoi, la revue peut ratisser large, prendre son bien partout : faire l’éloge de la théologie de la libération après avoir donné la parole à un théologien anglais très conservateur, être socialement plutôt de gauche et écologiquement plutôt de droite, dénicher et recycler tout ce qui va dans le sens de son combat dans les actions et les livres les plus inattendus. La diversité des auteurs et des sujets s’élargit ainsi à chaque livraison, alors que la rédaction est et reste tout de même très marquée par son origine dans la mouvance des Veilleurs, créée en marge de la Manif pour tous (mouvance dont faisait aussi partie Madeleine Bazin de Jessey, égérie de Sens commun). Seul le directeur de la rédaction, Paul Piccarreta, fait savoir qu’il est de gauche (mélenchoniste ?) et répète que Limite n’est pas de droite… Mais, « à la limite », on le verrait bien affirmer qu’aujourd’hui, la (vraie) gauche éclairée, qui réunit les actes à la parole, c’est à Limite qu’on la trouve. Le seul clivage solide désormais est entre productivistes et décroissants. Partant de là, on peut inviter et faire écrire qui on veut.

Une radicalité antilibérale ?

Revue bien faite, où l’on marie le sérieux des sujets abordés avec un humour de bon aloi, de la fantaisie dans l’abondante illustration, des détournements de mots et d’idées, de la dérision et même de l’autodérision, agréable à lire donc, Limite a été vite récompensée par un relatif succès. Sur le fond, deux réflexions critiques s’imposent pourtant.

D’abord, on accorderait volontiers une approbation sans réserve, sinon à l’extension de l’écologie de la nature à une écologie intégrale (ou humaine et morale), du moins à la question sérieuse ainsi posée par Limite. Mais si ses militants ne voient dans toute l’émancipation récente, et notamment les « lois libérales qui permettent », que la désolation, voire l’abomination de la désolation, ils font silence sur les discriminations de genre auxquelles les lois « libérales-libertaires » ont porté remède, car les évolutions sociétales qui sont derrière ces lois leur paraissent catastrophiques. Pourtant, est-il si sûr que rien n’est bon dans ces évolutions dues à des avancées scientifiques et techniques ? Le catastrophisme de Limite est-il vraiment toujours justifié ou éclairé ? En tout cas, le « féminisme intégral » de Limite, où, par exemple, des femmes jeunes et parfois sans enfants défendent non sans arrogance le refus de toute contraception non naturelle, mériterait une sérieuse discussion contradictoire. Sous l’abondance et la véhémence des mots qui dénoncent la « fausse émancipation » et l’aliénation des femmes par la pilule6, le monde du travail qu’elles intègrent désormais massivement ou la femme « prétendument libérée » (sexuellement et culturellement), pointe inévitablement le spectre de la femme et de la mère de famille au foyer, plutôt aisée, ressemblant imparablement à une sorte de « bobo » de droite, comme seule alternative véritable à la femme émancipée. Les « féministes intégrales » de Limite ne veulent pas voir non plus combien, au fond, elles sont les héritières, dans leur prise de parole libérée, de libertés gagnées par leurs aînées des années 1960-1970. Pourtant, répétons-le, l’aporie (plus que la contradiction) objectée par Limite à l’écologie politique reste pertinente : comment l’assentiment, sans réserve ni débat, aux interventions techniciennes sur le corps humain, que des lois récentes présupposent ou induisent, peut-il aller de pair avec le refus sans concession opposé aux organismes génétiquement modifiés, à tout ce qui pollue, empoisonne, détruit la nature extérieure, au nucléaire ? Il faudrait au moins s’en expliquer, mais chez les Verts français, seul José Bové a manifesté, à notre connaissance, ses réserves sur des propositions de loi bioéthiques en cours.

En second lieu, Limite n’est pas au clair politiquement. La radicalisation que ses créateurs prônent semble résider tout entière dans la conversion à la décroissance (au sens large précisé plus haut), et d’abord dans l’élaboration et la diffusion de leurs idées à travers la revue et le travail de terrain dans des groupes militants. Cette position vertueuse permet de dénoncer à peu de frais l’inanité de la vie politique en général, et notamment celle de l’opposition entre une droite et une gauche. Pourtant, la vie politique concrète est toujours là et prend des figures imprévues qui imposent le discernement. De ce point de vue, on a clairement vu les limites de Limite lors de l’élection présidentielle. Dès mars 2017, la rédaction décidait « tout sauf Macron »« Macron l’arnaque », selon Paul Piccarreta. Apparemment mieux renseigné que beaucoup, il le diabolisait en ces termes : «  [Il] incarne tout ce que nous combattons : l’homme coupé de l’Histoire, l’homme loin des préoccupations quotidiennes, l’homme insouciant devant le désastre anthropologique et écologique7. » On pouvait assurément détester et rejeter Emmanuel Macron en mars-avril 2017, mais le « tout sauf Macron » était tout sauf prudent si l’on considérait que Marine Le Pen avait de fortes de chances d’être présente au second tour. Que dans un article de La Croix entre les deux tours, Gaultier Bès, le philosophe théoricien de Limite, marque son hésitation à choisir entre elle et E. Macron, en chargeant ce dernier au point de laisser entendre qu’il pourrait préférer la première, en dit long sur les limites d’une radicalisation non politique : les gens de Limite n’ont pas encore intégré la démocratie dans leur vision du monde – à moins qu’ils se reconnaissent, par haine du libéralisme, dans les démocraties « illibérales » qui fleurissent un peu partout ? Ce serait plus que dommage ; ce serait catastrophique.

Post-scriptum

Dans Limite, Mounier – le premier, celui des années 1930 – est aussi évoqué parmi les précurseurs et renié en même temps. Dans un numéro récent, un auteur membre de la rédaction prône « contre les gros conformistes, le personnalisme » opposé au libéralisme, à l’individualisme, au matérialisme, aux « tyrannies collectives », sauf que la revue Esprit aurait perdu de sa « radicalité » après la guerre. Mais « heureusement, une branche du personnalisme maintient le feu de la radicalité, il s’agit du personnalisme gascon de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau8 ». Dans la Revue des Deux Mondes de décembre 2017, Sébastien Lapaque, écrivain de droite un peu connu qui se prend parfois pour Bernanos, parle lui aussi, avec la condescendance méprisante des tard-venus qui ont tout compris, des « petits messieurs du groupe de la revue Esprit » et de l’« optimisme » de Mounier face à la modernité, alors qu’Ellul et Charbonneau avaient compris, eux, qu’on était entré dans « les temps d’Apocalypse ». Ils rompent donc « avec fracas » avec Mounier l’optimiste en 1937. Soit. Mais passons à 1938, c’est-à-dire aux « accords de Munich », dont on sait les conséquences désastreuses. Mounier est sans réserve antimunichois, alors qu’Ellul s’abstient, « par réalisme » dira-t-il plus tard, car il aurait fallu faire la guerre plus tôt. Soit, on ne lui reproche rien : qui peut dire avec certitude, hormis les extralucides d’aujourd’hui, quelle eût été sa réaction à l’époque ? Mais voici ce qu’écrit, en 2015, le meilleur historien actuel du protestantisme, Patrick Cabanel : les protestants français se divisent à propos de Munich, mais chez ceux qui approuvent les accords, « le pire se trouve sous la plume de Jacques Ellul, où la confusion (un mot dont il use sans cesse), la rhétorique et le sophisme confinent au suicide de l’analyse ». Selon P. Cabanel, Ellul estime la situation spirituelle en France semblable à celle de l’Allemagne, mais le gouvernement français sait mieux utiliser les moyens de la technique pour « le contrôle des esprits9 » ! Le « feu de la radicalité » contre les ravages de la technique a bon dos. Mais la politique n’attend pas. Quant à l’Apocalypse de Lapaque, cela ne fait que quatre-vingts ans qu’on l’attend.

Note

  • 1.

    Zoé Carle, « Contre-révolutions écologiques. Quand les droites dures investissent la défense de la nature », Revue du crieur, no 8, octobre-décembre 2017, p. 44-61.

  • 2.

    Mais rappelons qu’elle a été interprétée et louée par d’autres d’abord comme un texte anticapitaliste, contre la finance mondialisée et son coût écologique, humain et social.

  • 3.

    On pense notamment à Simone Weil, qui a tout de même écrit autre chose que l’Enracinement, lequel ne se réduit pas à la célébration des racines. Le sous-titre – Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain – dit la complexité de ce livre posthume, inachevé, édité par Albert Camus. Sensible au « malheur » des hommes, Simone Weil eût-elle fait les choix de ses « fans » décroissants d’aujourd’hui ?

  • 4.

    Mais, apparemment, Limite n’a toujours pas découvert l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer…), sa « dialectique de la raison » et sa critique du « monde mutilé ».

  • 5.

    Voir Yann Raison du Cleuziou, « Un renversement de l’horizon du politique. Le renouveau conservateur en France », Esprit, octobre 2017.

  • 6.

    Implicitement, la critique de la pilule présuppose aussi une vie bien réglée, à tous les sens du mot, de la femme et du couple – un argument important dans les débats qui ont suivi l’encyclique Humanae Vitae sur la pilule (juillet 1968).

  • 7.

    Entretien avec Paul Piccarreta, Vice, mars-avril 2017.

  • 8.

    Limite, no 8, octobre 2017, p. 24.

  • 9.

    Voir Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France (1930-1945), Paris, Fayard, 2016.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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