
L'architecte est-il un auteur ?
Les « starchitectes » d’aujourd’hui gèrent leur identité comme une marque ; on leur commande des immeubles comme naguère des tableaux à un peintre. Mais leurs « œuvres » sont aussi des lieux (d’habitation, de travail…) et sont donc soumises à un droit d’usage et à des modifications – voire des destructions – qui peuvent être décidées par les pouvoirs publics. Y a-t-il un droit d’auteur en architecture ?
Si les projets des architectes valent toujours plus cher que les visages de leurs concepteurs, on associe pourtant de plus en plus fréquemment certains d’entre eux à leur architecture. Pour la raconter ou la commenter, on en viendrait même à reprendre parfois la formule canonique « un tel-sa vie-son œuvre ». Même s’il y a un petit moment déjà que les visages accompagnent les projets, souvenons-nous de cette photo un peu figée des cinq architectes appelés pour la première fois en janvier 1967 à concevoir un nouveau futur pour le ventre de Paris. Qu’ils avaient l’air coincés, comme pris au piège, les Louis Arretche, Claude Charpentier, Louis de Hoÿm de Marien, Michel Marot et Daniel Tremblot, sans compter l’Aua, auteur encore collectif à l’époque convié par Malraux lui-même, tous posant au garde-à-vous sagement alignés derrière leurs panneaux… Et cette tendance n’a fait que s’accentuer ces dernières années avec une catégorie désormais consacrée : le « starchitecte » dont le dernier avatar, le jeune danois Bjarke Ingels avec son slogan Yes is more, est d’ores et déjà sorti largement vainqueur du grand concours « Ma binette partout » que Le Canard enchaîné tient à jour chaque semaine. Bien adapté, tranquille et conforme, en somme conformiste, le « starchitecte » a quelque chose d’emblématique de notre temps et d’archaïque à la fois : il n’invente pas, à proprement parler, et ne fait que répondre à ce que l’époque attend de lui.
Mais cette personnalisation des projets architecturaux et ce personal branding, comme on dit, ne sauraient masquer leur envers : l’inquiétante série de menaces, sinon de destructions, qui viennent toucher nombre d’édifices marquants de la modernité, de l’après-guerre jusqu’aux années 1980, et même 1990, et dont les architectes étaient déjà pour la plupart entrés de plain-pied dans l’histoire de l’architecture. Tout en consacrant ses concepteurs, l’époque n’attendrait-elle donc plus rien de leurs bâtiments ? Qu’on en juge, l’accumulation fait sens : menacés de destruction depuis le printemps 2011, les logements du Marquis-de-Raies à Cour couronnes conçus par Paul Chemetov et l’hôpital voisin d’Adrien Fainsilber (que la mairie a finalement décidé de conserver comme annexe pour ses services) ; bientôt profondément remaniée, l’austère Cité des sciences du même Fainsilber ; autoritairement transformé, le musée départemental Arles antique, fleuron géométrique de l’œuvre d’Henri Ciriani ; probablement bientôt détruite, l’usine Famar que Jean Tschumi avait perchée sur ses pilotis à Orléans ; sérieusement menacée de destruction, l’usine déstructurée Thomson-Houston de Claude Parent et Paul Virilio à Vélizy-Villacoublay ; vandalisée et délaissée depuis trop longtemps, l’ancienne école d’architecture de Nanterre de Jacques Kalisz et Roger Salem. Au début de l’été, il a été décidé que le modernisme apaisé et mesuré sous lequel Bernard Zehrfuss et Martin Burckhardt (avec Jean Prouvé) avaient dessiné l’ancien siège des laboratoires Sandoz (Novartis aujourd’hui) à Rueil-Malmaison devrait bientôt rejoindre l’oubli sous le crayon de Patrick Berger. Enfin, tombée médiatiquement sous les coups des pelleteuses le 23 septembre 2013, la Halle que Nicolas Esquillan, l’un des pères de la voûte du Cnit à La Défense, conçut sous l’Occupation n’occupe plus la place du marché de Fontainebleau.
Ambiguïtés du « droit d’auteur » en architecture
Toutes ces menaces ou ces destructions auront chacune à leur manière posé la question du « droit d’auteur » en architecture, auquel s’est trouvé régulièrement opposé le « droit d’usage » du commanditaire. Le « droit d’auteur » existe-t-il dans ce domaine ? L’architecte travaille bien pour les autres avec l’argent des autres, nous ne rêvons pas ! Et puis l’architecte est « tenu » par un ensemble de contraintes, et en général, avant de le choisir, un commanditaire le regarde plutôt pour ce qu’il a déjà fait que pour ce qu’il serait capable de faire. Oui, mais l’architecte n’est pas un simple géomètre. Comment donc appliquer à son travail le premier article (L111-1) du Code de la propriété intellectuelle ?
L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
Au sortir de l’école, on a pourtant clairement signifié à l’étudiant diplômé qu’il en était un, un auteur. On l’a conformé à ce rôle tout au long de sa formation, et il suffit de rappeler la traduction complète du sigle de l’habilitation sanctionnant la fin des études d’architecte pour en prendre acte : Hmonp, habilitation à la maîtrise d’œuvre – dont on oublie régulièrement de traduire le NP, « en son nom propre ». Si tout un chacun peut se dire « homme de lettres », l’auteur architecte a bien un titre officiel, lui.
À défaut de simplicité dans son application, la loi est pourtant claire dans son énonciation : l’architecte ne bénéficie pas d’un droit de priorité pour les interventions ultérieures sur son œuvre. Le droit de propriété s’impose, et dans le cas d’une réhabilitation, le droit au respect de l’œuvre de l’architecte ne lui confère même plus un droit d’exclusivité, quand bien même il s’agirait d’une commande publique. En revanche, la circulaire du 14 février 2012 relative au Guide des bonnes pratiques en matière de marchés publics précise :
en cas de désaccord de l’auteur ou de ses ayants droit, l’existence de solutions alternatives qui ne dénatureraient pas l’œuvre initiale est de nature à faire obstacle aux modifications envisagées.
La tournure est (volontairement ?) obscure et elle ne fait qu’entrouvrir à demi-mot la possibilité d’un recours. Bref, tout est affaire d’interprétation(s) ! Et il revient donc en dernier ressort au juge d’évaluer le degré d’atteinte à l’unité de l’œuvre… lorsque aucun dialogue n’aura pu se nouer au préalable – car ce Guide n’a bien entendu aucune valeur réglementaire. Il s’agit seulement d’un outil de référence à l’usage des maîtres d’ouvrage.
Partant de là, les situations varient. Elles sont même fort diverses. L’espace n’appartient pas (toujours) à celui qui l’entretient – rarement, même ! Ainsi de l’immeuble dit des Bons-Enfants, dans le premier arrondissement de Paris, qui accueille désormais les services… de la Direction de l’architecture : les héritiers de l’architecte Georges Vaudoyer, auteur en 1924 de l’un des morceaux du gros îlot que Francis Soler se proposait de réunifier sous une élégante résille métallique ajourée, assignèrent l’État en justice. Celle-ci reconnut le préjudice moral et condamna le maître d’ouvrage à verser aux ayants droit un euro symbolique de dommages et intérêts. Cherchant à étouffer par avance tout risque de poursuite du contentieux, la ministre de l’époque, Christine Albanel, alla même jusqu’à débourser 300 000 euros, pour solde de tout compte. La Cour des comptes n’avait guère apprécié, y voyant une « libéralité » exagérée. En revanche, à Nantes, le temps pressait et la Coupe du monde 1998 approchait : l’architecte Berdje Agopyan eut beau assigner la ville en justice, le stade fut agrandi, l’anneau intérieur modifié, et le Conseil d’État finit par donner tort à l’architecte en 2006.
Des « affaires », à Courcouronnes pour Paul Chemetov ou Arles pour Henri Ciriani, et d’autres encore, ont donc émaillé la chronique de ces dernières années. Régulièrement, nous l’avons dit, le « droit d’usage » de l’utilisateur y a pris le pas sur le droit moral de l’archi -tecte. Chemetov vient de perdre son combat, ainsi en a décidé la cour d’appel de Paris dans un jugement rendu le 16 octobre 2013. Le permis de démolir ses logements de Courcouronnes, l’ensemble de la rue du Marquis-de-Raies, avait été délivré le 14 janvier 2013. Le 13 juin, le tribunal de grande instance de Paris avait déjà autorisé la démolition, estimant certes se trouver face à « une œuvre de l’esprit protégeable au titre du droit d’auteur », mais aussi un « verrou » enclavant le quartier dont la destruction est dès lors « légitime et proportionnée au regard du droit moral de l’architecte » puisqu’il s’agit d’« un immeuble à vocation utilitaire et non pas purement esthétique ». Chemetov avait pensé « faire jurisprudence », il n’en sera rien. Dans le même temps, Henri Ciriani, « auteur » du musée départemental Arles antique a (en partie) gagné son procès le 17 janvier 2013. Au passage, le Conseil national de l’ordre des architectes (Cnoa), solidaire du plaignant, s’est vu officiellement reconnaître le bien-fondé de son action en se voyant attribuer 1 500 euros. Symbolique ? Certes, mais avec ce jugement, le périmètre d’intervention de l’Ordre ne se limite plus à la défense du seul droit moral, il s’élargit au droit patrimonial.
Quelques récentes levées de bouclier collectives ne seront donc pas restées sans lendemain, pour le meilleur et pour le pire, du Jussieu d’Édouard Albert, dont on n’a toujours pas achevé la rénovation ni le désamiantage, à la Cité des poètes qui ne sera sans doute bientôt plus qu’un souvenir. « Qui veut noyer Jussieu l’accuse de l’amiante » : ainsi l’historien Bernard Marrey titrait-il en 2009 un article1 démontant les ressorts du rejet global de l’architecture moderne ayant accompagné l’histoire de cette université depuis son ouverture et dont l’épilogue s’est cristallisé avec le chantier de désamiantage encore en cours. Quant à la Cité des poètes de Pierrefitte-sur-Seine, Le Monde racontait le 1er mars 2013 comment des ouvriers avaient été blessés par armes à feu sur son chantier de démolition-reconstruction le 18 février, victimes malheureuses d’un racket organisé dont la plupart des chantiers pilotés par l’Anru en Seine-Saint-Denis2 sont la cible. Et plus personne n’ignore désormais le destin malheureux de l’œuvre de Prouvé, massacrée avant d’être préemptée par les galeries et les collectionneurs.
Personne n’est en effet à l’abri de ces atteintes, pas même l’Auguste Perret dont le théâtre des Champs-Élysées dûment protégé (et propriété de la Caisse des dépôts) vit atterrir sur les mille mètres carrés de ses toits-terrasses en 1990 un restaurant design, comme on dit – signé Brigit de Kosmi. Toute l’histoire de ce grand théâtre de l’avenue Montaigne, depuis ses origines disputées entre les premiers plans d’Henry Van de Velde et le poteau-poutre de Perret jusqu’à cette adjonction à la hussarde, est d’ailleurs une mine pour qui s’intéresse au droit d’auteur en architecture. Il faut se souvenir que le même Perret avait qualifié de « faussaire » tout architecte qui aurait cherché à cacher un poteau, et même « criminel » celui qui aurait osé en faire un faux…
La fonction-auteur
« L’architecture est une culture en lutte contre elle-même […] car elle est un art commandité dans un domaine qui met en jeu des sommes d’argent considérables » écrivait Christian Hauvette, récemment disparu, dans ce qui restera son dernier texte publié3. Tout autant que ce « droit », c’est en somme la « fonction » qui nous intéresse. C’est à sa manière sous l’égide de cette « fonction-auteur » que Jacques Ferrier définissait son rôle dans un ouvrage récemment paru :
Un architecte n’est pas un artiste, et je ne me suis jamais senti tel. L’architecture est un travail d’auteur : un travail qui doit formaliser dans une vision singulière les attentes et les aspirations d’une époque. L’architecte doit construire une œuvre en prise avec le réel et celui-ci est devenu d’une extraordinaire complexité au cours du xxe siècle, entraînant l’architecture bien loin des bases auxquelles elle a pu se rattacher pendant des siècles4.
Alors pourquoi donc un droit d’auteur pour un architecte qui conjugue responsabilités immenses et contraintes intenses ? Contraintes financières certes, mais l’on pourrait après tout en dire autant de l’art contemporain qui se caractérise depuis des décennies désormais par un rejet du caractère et un désistement de la main (et donc de la « personnalité ») de l’auteur5 et où par délégation domine symboliquement le principe de l’installation. Certaines d’entre elles nécessitent des moyens financiers parfois exorbitants qui compromettent l’autonomie de l’artiste. Que seraient, sans commande préalable, le cycle des films Cremaster de Matthew Barney, les sculptures de Damien Hirst, Olafur Eliasson, Joep Van Lieshout, les installations de Christian Boltanski, Xavier Veilhan6 ou Loris Gréaud ? Rien. Sans parler de Jeff Koons, et bien entendu de l’astucieux pionnier Christo… Les deux manifestations françaises marquantes de ces dernières années, Monumenta au Grand Palais et les inter -ventions dans le château de Versailles, ont poussé cette logique à son terme – refermant peut-être encore un peu plus au passage le cercle des artistes officiels. Car la fabrication d’une œuvre spectaculaire coûte cher, aussi cher parfois qu’un petit édifice. Et elle doit donc, comme un film, être « produite » par un galeriste, une institution muséale, ou bien encore un financier.
D’où la structuration de l’activité de certains artistes sur le modèle de celle des architectes, avec parfois de « grandes » agences pouvant compter plus de vingt salariés comme chez Van Lieshout ou jusqu’à cinquante chez Koons, et la facturation immédiate de toute esquisse supplémentaire. D’où l’importance, aussi, revêtue ces derniers temps par le curator (ou si l’on préfère, le commissaire) qui supplante progressivement l’auteur dans ce champ – nul hasard, comme le remarquent Laurent Jullier et Dominique Chateau7, si l’on parle parfois plus longuement au sortir d’une exposition du parcours que le commissaire a agencé et de ses choix, sa (play-)liste, que des œuvres elles-mêmes.
Pour sa part et pour ce qui concerne son autonomie esthétique, sans cesse à construire, l’architecture a toujours été spécifiquement confrontée à des contraintes constructives. Il est vrai que Niemeyer a régulièrement cherché à alléger la base de ses monuments, mais… c’était un auteur ! S’y ajoutent des contraintes thermiques et surtout assurancielles ces dernières années avec à la clé un engagement de la responsabilité juridique de l’architecte. Avec, toujours, ce saut mortel des choses de la logique à la logique des choses, à tel point que l’intentionnalité y est généralement contrariée : combien de récits où le bâtiment livré n’a finalement plus grand-chose à voir avec le projet initial ? À ce titre, on attend avec impatience de voir émerger définitivement la nouvelle Canopée « transparente » des Halles. Et qui ne se souvient d’une Bibliothèque nationale elle aussi transparente ? L’intention de l’auteur : en architecture, il en est souvent réduit à « piéger le colis », comme on dit, ou encore à « faire passer en contrebande » ce qu’il avait voulu profondément nous faire voir ou entendre… Parfois même jusqu’à l’absurde : que signifie encore aujourd’hui un « permis de construire » (PC) si l’on rappelle que nombre de promoteurs immobiliers prévoient désormais dès la signature du contrat un PC modificatif ? Qui est l’auteur ? L’architecte qui « signe » le projet – et donc le PC – ou le promoteur qui s’en saisit et le modifie ensuite à sa guise (puisque le PC modificatif est acquis à la signature du contrat) suivant ses propres contraintes ?
L’auteur, donc le patron ?
Proust contre Sainte-Beuve, le « moi profond » contre le « moi extérieur » de l’auteur, la force du style contre le poids du contexte : est-il nécessaire de fréquenter un auteur pour connaître son œuvre ? Le droit d’auteur en architecture est pourtant bel et bien incarné, désormais, dans des personnes. Barthes lui-même avait reconnu cinq ans seulement après l’avoir assassiné en 1968 que même mort nous ne cessons de désirer l’auteur. Et l’on peut reprendre ce que le littéraire Alain Brunn disait de son domaine :
Les légendes que construisent les vies d’auteur ont d’abord pour intérêt de construire le sens de l’œuvre qu’elles établissent8.
Il suffit de regarder les tombeaux, ou plutôt les monuments funéraires de Soane, Schinkel, Gaudí, Sullivan, Loos, Wright, Mies, Le Corbusier, Scarpa, Bruce Goff, pour se dire que oui, finalement, une singularité s’y dessine bel et bien chaque fois au creux d’une histoire plus collective. L’auteur indexe l’œuvre à un corpus, et plus largement à un courant, sinon à un mouvement, et à l’architecture elle-même. Il en va de l’architecture comme de la littérature : le nom de l’auteur y est un moyen d’intertextualité, et de relation à l’architecture dans son ensemble. Même si le nom d’« auteur », surtout en architecture, par la diversité des figures qu’il résume, ramène parfois à un artifice destiné à unifier un univers par ailleurs très divers et très fragmenté.
Mais cet auteur-architecte, comment sommairement le caractériser ? Savoir de la mise en scène ? Artiste des contraintes thématisées ? Et bien difficile de le réduire à un sujet individuel lorsqu’il est question d’architecture. Et l’époque, donc ? Un grand partage des références dans lequel nous sommes toujours embarqués, chacun à des degrés divers, et ce quelles que soient la force d’une singularité et sa puissance de résistance. Il en est des auteurs en architecture comme ailleurs : certains « avant-gardistes » seront toujours et avant tout soucieux de ne manquer aucun train. Je me souviens, amusé, d’une collègue me racontant sa préparation de l’exposition qui eut lieu au cours de l’été 2011 au pavillon de l’Arsenal sur l’architecture francilienne des années 1980, essuyant les refus ennuyés ou les caprices mal assumés d’architectes ne voulant plus voir ramenés sur le tapis les lycées ou les médiathèques de leur période comme on dit « postmoderne » ! Mais devenue écrivain célèbre, Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas interdit une nouvelle publication de deux romans de jeunesse ? Parce qu’ils n’étaient pas, jugeait-elle, de la même œuvre que les romans qui l’avaient rendue célèbre… Son nom propre désigne donc une œuvre qui n’est pas résumable à la somme de ses ouvrages parus.
Et qu’en est-il de la structure, collective, qui permet à un auteur de mener à bien son œuvre ? Bien difficile de démêler dans le travail d’un collectif, bref des salariés d’un même cabinet d’architecture, qui a vraiment fait quoi. On aurait donc exploité la force de travail pour la réduire à l’intuition du projet, par exemple un premier croquis inspiré, dessiné à la va-vite par le chef d’entreprise, à charge ensuite aux salariés de le mettre patiemment (et laborieusement parfois) en musique… Mais dans tous les univers artistiques, le nom de l’auteur est toujours un raccourci autoritaire. « Créé dans le monde de l’art » est même devenu ces dernières années l’une des définitions minimales du caractère artistique et l’un des principes courants d’authentification d’une œuvre. D’une certaine manière, la galerie Yvon Lambert est allée au terme d’un processus qu’elle avait, avec quelques autres, initié au début des années 1970 : une vente à l’aveugle, tous les deux ans à la rentrée depuis 2007, pour acheter une œuvre sans en connaître son auteur, au format carte postale. Signature apposée au verso et cent euros pour s’offrir « un Morellet », « un Richard Long », un « Bill Viola ». Mais sans le savoir, là est le génie de la chose…
Et l’auteur-architecte, qui est-ce au fond ? Celui qui prend les rendez-vous importants et qui endosse les mauvaises nouvelles, qui assure les relations publiques, qui est chargé de trouver les affaires pour que la boîte continue à tourner, toujours en première ligne, chargé des coups de fil désagréables, et puis aussi celui qui voit régulièrement l’expert-comptable ? Ainsi Rudy Ricciotti qualifie-t-il dans sa langue fleurie l’architecte comme « le nœud créatif, avec un chapeau sur la tête si l’affaire tourne mal » – une autre manière de parler des soucis financiers de la Mutuelle des architectes français. Et ce, quelle que soit la liste des responsables, parfois « aussi longue que celle des participants à une comédie musicale9 ». Pour sa part, théorisant la Bigness en 1994, Rem Koolhaas parlait déjà d’une architecture
[prise dans] un réseau de cordons ombilicaux reliés à d’autres disciplines, dont l’efficacité est aussi cruciale que celle de l’architecte : comme les alpinistes, attachés les uns aux autres par des cordes de survie, les hommes qui font la Bigness sont une équipe (un mot qui n’a pas été prononcé durant les quarante dernières années de polémique sur l’architecture). Se situant au-delà de la signature, la Bigness implique de se rendre aux technologies ; aux ingénieurs, aux entrepreneurs, aux fabricants ; à la politique ; aux autres. Elle promet à l’architecture une sorte de condition post-héroïque – un réalignement accompagné de neutralité10.
L’auteur en principe, mais jusqu’où ?
L’auteur, ce serait donc le patron, à la tête d’une Pme comme il y en a de toutes sortes et de tous types… Alors pourquoi chercher à l’anoblir ainsi en auteur ? Bill Gates n’est pas l’« auteur » de Microsoft, il en est simplement l’ensemblier, celui qui sut le mieux synthétiser le fruit des compétences réunies autour de lui. Parler de contrainte en architecture, c’est s’exposer au pléonasme. Réglementation thermique (RT) 2005 et 2012, normes sismiques ou d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite, l’architecture est le fruit d’une création sous pression. Mais sans règles ni contraintes, une architecture est-elle possible ? Un budget illimité, un grand terrain plat, des ressources naturelles infinies, un client ouvert et tolérant, prêt à toutes les expériences : autant d’étouffoirs… Les contraintes : et si le propre de l’architecte ne consistait pas à s’en créer de nouvelles, dans une sorte de liberté qu’il se donne et s’invente, plutôt qu’à chercher en permanence à laborieusement déjouer celles qui existent ? Le tableau a son cadre, la poésie son rythme et ses rimes, le film sa durée, le théâtre ses trois unités… Une gratuité totale menace tout art de tourner à vide.
Plutôt faire la part du jeu et de la valeur des enjeux : l’auteur en majesté n’est-il pas dès lors celui qui possède le meilleur sens du jeu ? On peut ainsi définir le projet comme une discussion sur les différents types de contraintes et l’exercice de leurs poids relatifs dans un champ de forces interagissant entre elles. Partant de là, le projet est indéniablement un choix. S’y crée donc un espace de liberté et l’on peut alors seulement y parler de création, donc d’auteur. Adopter une telle position en architecture, c’est en somme faire de la jurisprudence, pour emprunter cette définition à l’architecte Frédéric Druot, récent lauréat avec le duo Lacaton & Vassal du prestigieux prix de l’Équerre d’argent pour la tour Bois-le-Prêtre à Paris : sans cesse relancer les dés en considérant que la partie n’est jamais tout à fait jouée pour susciter ainsi une multiplicité d’alter natives possibles.
Puisque l’architecte projette des fictions sur le réel, on pourrait aller jusqu’à imaginer qu’il doive prendre en compte tous les futurs possibles, et même, pourquoi pas, la manière dont son œuvre sera détruite. C’est rarement ce que l’on enseigne au sein des écoles, mais enfin l’on voit bien qu’en l’occurrence tout se tient et que s’il est question de Culture (notre tutelle ministérielle, doit-on le rappeler) et donc de création, on ne peut parler en même temps tout à fait sereinement de destruction ! Il le faudrait pourtant.
- *.
Sociologue, professeur des écoles d’architecture à l’Ensa Paris-Malaquais.
- 1.
Bernard Marrey, « Qui veut noyer Jussieu l’accuse de l’amiante », Criticat, septembre 2009, no 4, p. 4-21.
- 2.
Sylvia Zappi, « Racket sur les chantiers de rénovation urbaine », Le Monde, 1er mars 2013.
- 3.
Il s’agit d’un auto-entretien fictif repris tel un manifeste en hommage au grand prix national d’architecture (1991) et ancien élève de Roland Barthes quelques jours après sa disparition, le 5 mai 2011, par Next, le supplément culturel du quotidien Libération (voir http://next.liberation.fr/design/01012335617-christian-hauvette-l-architecture-est-une-cultureen-lutte).
- 4.
Jacques Ferrier, la Possibilité d’une ville. Les cinq sens et l’architecture, Paris, Arléa, 2013, p. 11.
- 5.
Voir à ce propos les récents ouvrages d’une juriste, Judith Ickowicz, le Droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art (Dijon, Presses du réel, 2013) et d’une historienne enseignant en école d’art, Natacha Pugnet, l’Effacement de l’artiste (Bruxelles, La Lettre volée, 2013).
- 6.
Qui devrait bientôt s’emparer de l’église Sainte-Bernadette du Banlay, comme il revisita récemment avec ses mobiles et ses sculptures Versailles et son parc, les terrasses d’une case study house, la no 21, celle de Pierre Koenig, l’escalier principal du Grand Palais ou le toit de la Cité radieuse à Marseille.
- 7.
Laurent Jullier et Dominique Chateau, « L’iEsthétique. Nouveaux dandys, nouveaux rituels », Esprit, 20 septembre 2013 (http://www.esprit.presse.fr/news/frontpage/index.php).
- 8.
Alain Brunn, « Introduction » à l’Auteur (textes choisis et présentés par A. Brunn), Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Corpus lettres », 2001, p. 43.
- 9.
Rudy Ricciotti, L’architecture est un sport de combat, Paris, Textuel, coll. « Conversations pour demain », 2013, p. 53.
- 10.
Rem Koolhaas, Bigness, 1994, repris dans id., Junkspace, Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 40.