Le retour au pays
Encadré
À lire, à écouter ou à voir ce que nous rapporte la presse, la province serait désespérée quand elle n’est pas à feu et à sang. Les reportages se multiplient, on plonge dans la France profonde, des livres paraissent, écrits par des auteurs qui, pour en avoir le cœur net, entreprennent le voyage « par les champs et par les grèves » pour aller à la rencontre des « vrais gens ».
Depuis longtemps déjà, cependant, un imaginaire très riche se développe en dehors des grandes métropoles : celui de la bande dessinée. L’expression du « village gaulois » est fréquemment utilisée pour qualifier la France et ses velléités de résistance. On oublie que les irréductibles Gaulois de Goscinny et Uderzo habitent d’abord un village où il fait bon vivre et que les méchants Romains peuvent s’apparenter à tous ceux qui, sous des prétextes divers, voudraient coloniser les campagnes. Astérix et Obélix s’amusent, il n’y a aucun tragique, et à la fin, on fait ripaille.
La même philosophie sous-tend Les Vieux Fourneaux, de Lupano et Caauet, où une bande de copains retraités au militantisme débridé, issu des années 1970, vont s’en donner à cœur joie dans un village dont la vie a été chamboulée par l’implantation d’une usine pharmaceutique. Et c’est Sophie, une jeune femme de la ville arrivée depuis peu à la campagne, qui tire les trois lurons de leur délire. Quoi de plus emblématique de la ruralité pénétrée par le monde de la ville que la métaphore de la baguette de pain ? Quand Sophie se rend à la boulangerie du village, on lui propose toutes sortes de produits, « l’essentielle à la farine de meule », « la sarmentine », « la grand siècle », etc. : devant ces créations exotiques, quand Sophie hurle qu’elle veut une simple baguette, la boulangère répond qu’elle n’en a pas !
Avec Les Vieux Fourneaux, l’auteur raconte la vie d’une petite communauté avec ses heurs et ses malheurs, ses secrets, ses non-dits, ses vieilles rancunes, le tout par un dessin où les visages à eux seuls sont une aventure.
Devant la sobriété des planches et des dialogues de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet dans Le Retour à la terre, d’aucuns ont pensé qu’il s’agissait d’une BD pour enfants. Le succès considérable de la série, qui comprend aujourd’hui six volumes, témoigne du contraire. Manu et Mariette décident un jour de tout plaquer pour aller vivre aux Ravenelles, au fin fond de la campagne : là aussi, on s’amuse des déboires de nos deux comparses plongés dans un univers totalement étranger à leur culture. Au fil des volumes, leurs voisins et eux-mêmes s’apprivoisent, et si les copains qui leur rendent visite regagnent rapidement leur bitume, eux demeurent parce qu’ils découvrent qu’aux Ravenelles, la vie est douce.
On pourrait multiplier les titres qui traitent de ce sujet. Rural d’Étienne Davodeau, Magasin général de Loisel (qui se passe au Québec, mais ne parle-t-on pas de la Belle Province, si chère aux Malouins ?), et tant d’autres dont le blog de Mélaka, dessinatrice de BD, plein d’anecdotes sur le retour au pays et la conversion écologiste.
Ce qui frappe dans tous ces mondes dessinés, c’est le bonheur de vivre. Est-ce à dire que tout est rose dans nos provinces ? Certes non, mais à l’inverse, se lamenter sur la fin d’un monde relève d’un état dépressif qui ne voit plus ce que Raymond Depardon notait à propos de son périple photographique dans le pays : la France est un pays de couleurs que la vie parisienne lui avait fait oublier. Astérix et Obélix reviennent toujours au village après leurs périples, accueillis comme des héros. On célèbre les retrouvailles en bâillonnant le barde parce qu’il chante faux, mais aussi parce que ses mélopées sont par trop léchées dans un univers à la gouaille facile.
Toutes ces BD célèbrent des lieux et des personnages archétypaux : pas simplement les bistrots, mais aussi les commerces, le boulanger, le boucher, l’épicier. Ce sont eux qui représentent le village, les habitants hauts en couleur qui ramènent les exilés de la ville à la réalité des « gens de peu ».
Quand Manu dans Le Retour à la terre rencontre un vieil ermite, sorte de sage hindou perché sur un arbre au milieu de la forêt, il lui pose cette question : « Suis-je fait pour vivre à la campagne ? » Monsieur l’ermite, qui appelle Manu « cœur pur », le renvoie chez lui trouver la réponse. Nul besoin de psy. Au début, les néoruraux sont accablés par la province rurale. Ils quittent la ville rassurante, hors saison, pour rencontrer la campagne. Poursuivis par leur ordinateur et leur portable, ils continuent d’être branchés sur la ville par le télétravail : ils butent sur les limites d’un ici tout en étant ailleurs. Les villageois aussi sont gagnés par la technologie, même les anciens. Mais ils ne savent pas faire et bien vite, ils laissent tomber.
La BD évoque des lieux, une époque, elle sait humer l’air du temps, parfois d’un dessin, elle capte tout d’un monde. Tandis qu’à d’autres moments, elle s’évade dans des sortes de sciences-fictions bucoliques. Pauline, dans Le Grand Mort de Loisel, Djian et Mallié, souhaite se mettre au vert. Tombée en panne avec sa « deudeuch » dans une forêt bretonne, elle rencontre Erwan qui lit devant elle un grimoire traitant du « petit peuple », et elle va se trouver embarquée dans l’univers des légendes où la nature et ses habitants d’outre-tombe se font plus vivants que les vivants.
Les personnages de BD se battent contre l’absurde de nos sociétés et ses imaginaires rétrécis. À l’image des Vieux Fourneaux, et au-delà de leurs exaspérations de jouvenceaux, demeurent la capacité de s’émerveiller, de se perdre dans les songes, et le bonheur de râler ensemble.