
Un pays ou deux systèmes ?
Depuis la fin du mouvement des parapluies en 2014, de plus en plus de jeunes sont convaincus que la Chine n’a plus l’intention d’appliquer la formule « un pays, deux systèmes »
Depuis le début de juin de cette année, Hong Kong est secouée par d’incessantes manifestations auxquelles participe une grande partie de la population. Au départ, c’est pour protester contre une proposition de loi permettant d’extrader des « criminels » vers la Chine que des millions de personnes sont descendues dans la rue. Venant après des attaques sans cesse plus ouvertes contre les libertés de la Région administrative spéciale (Ras) – enlèvement d’éditeurs publiant des ouvrages critiques du Parti communiste chinois (Pcc), invalidation de députés prônant le localisme ou simplement la démocratie, interdiction d’un parti politique indépendantiste – qui n’avaient guère suscité de protestations, une grande partie des Hongkongais ont considéré cette nouvelle loi comme une atteinte insupportable à l’indépendance de la justice, considérée comme le fondement du système particulier de la Ras. Une fois la suspension de la proposition de loi décidée par la cheffe de l’exécutif, Carrie Lam, le mouvement a étendu ses revendications pour obtenir des garanties sur la pérennité de la formule « un pays, deux systèmes » qui régit la Ras : retrait de la proposition de loi, création d’une commission d’enquête indépendante sur les violences policières, amnistie des personnes arrêtées, retrait du qualificatif d’« émeute » (qui peut entraîner des condamnations allant jusqu’à dix ans de prison) et véritables élections au suffrage universel.
Répression policière et violence
Après avoir « suspendu » la proposition de loi, le gouvernement de la Ras a répondu à ces revendications en envoyant la police, ce qui a naturellement provoqué une escalade de la violence. Le 3 septembre 2019, après plus de trois mois de manifestations hebdomadaires ayant rassemblé des millions de participants, la cheffe de l’exécutif annonçait le retrait de la proposition et l’ouverture d’un dialogue avec des citoyens tirés au sort.
C’était une grande victoire pour les protestataires, car tous savaient que Pékin avait mis son veto à ce retrait. Mais cela arrivait trop tard. En effet, les arrestations se comptaient par milliers, dont un grand nombre de jeunes de moins de 18 ans et tous craignaient que de lourdes condamnations frappent les personnes arrêtées. De plus, la police opposait son refus à la plupart des demandes de manifestations. Le 4 octobre, invoquant l’Emergency Regulations Ordinance, un texte colonial qui donne les pleins pouvoirs au gouverneur, Carrie Lam imposait l’interdiction des masques que la plupart des manifestants portaient pour se protéger des gaz lacrymogènes et pour éviter d’être reconnus.
En effet, la Chine a exigé des compagnies hongkongaises travaillant avec le continent qu’elles licencient leurs employés ayant participé au mouvement. Cette répression a enragé les protestataires qui ont vandalisé les magasins pro-Pékin et les stations du métro, qu’ils considèrent comme allié du gouvernement. Les délais observés par la police pour intervenir contre ces déprédations ont conduit nombre d’observateurs à se demander si le gouvernement ne cherchait pas à laisser se développer une situation chaotique afin de justifier une intervention plus musclée.
Les manifestants sont extrêmement jeunes et plus de 1 000 personnes arrêtées sur un total de 3 000 ont moins de 18 ans. De fait, c’est largement l’approche de 2047, date à laquelle la formule « un pays, deux systèmes » expirera, qui explique la révolte des jeunes hongkongais. Ayant observé les ingérences croissantes de la Chine depuis cinq ans, ils sont convaincus que Pékin veut reprendre Hong Kong en main. Tous pensent que le seul moyen de l’en empêcher est d’instaurer le suffrage universel, car ils sont convaincus qu’un chef de l’exécutif élu au suffrage universel direct serait responsable d’abord devant le peuple de Hong Kong, et donc mieux en mesure de résister aux initiatives de Pékin.
Réalistes, les combattants de première ligne ont également annoncé qu’ils se présenteraient aux prochaines élections aux conseils de district pour exprimer les vœux de la population. Ils bénéficient aujourd’hui d’un très fort soutien populaire et les partis favorables au gouvernement craignent de subir une défaite écrasante lors de ces élections. Cela expliquerait-il le refus de négocier du gouvernement, refus qui aboutit à un regain de violence et pourrait, selon ses stratèges, aboutir à dégoûter la population de la violence ?
Il est remarquable que, depuis le retrait du projet de loi, la cheffe de l’exécutif Carrie Lam n’a pris aucune initiative pour tenter de négocier avec les protestataires. Dans son discours sur l’état de la région (policy address) le 16 octobre, elle n’a fait aucune allusion au mouvement qui secoue Hong Kong depuis cinq mois. Fidèle à la vision de Pékin selon laquelle Hong Kong est une « cité économique », elle a fait certaines propositions pour alléger le fardeau représenté par l’immobilier, faisant semblant de croire que les protestations étaient créées par les difficultés de la vie quotidienne. L’emballement des inégalités est indéniable, mais les protestataires sont convaincus qu’il est dû à la politique favorable aux riches du gouvernement et à sa soumission à la Chine, dont les immigrants – des riches qui achètent des appartements sans se soucier des prix, des pauvres qui pèsent sur les aides sociales et le système scolaire – sont responsables de l’absence de perspectives pour la jeunesse.
Ce calcul est complètement faux. Le mouvement rassemble aujourd’hui des personnes issues de toutes les classes sociales – on trouve souvent, parmi les « vaillants » (yongwu pai, ceux qui sont aux premières lignes), des personnes qui n’ont pas de problèmes économiques, aux côtés de jeunes en recherche d’emploi. Le manque de perspectives d’ascension sociale accroît sans aucun doute le sentiment de pessimisme des habitants de la Région, mais ce sont surtout les interventions croissantes de la Chine dans le fonctionnement du système qui les conduisent à se révolter.
L’émergence du localisme
Depuis la fin du mouvement des parapluies en 2014[1], de plus en plus de jeunes sont convaincus que la Chine n’a plus l’intention d’appliquer la formule « un pays, deux systèmes », ce qui explique le développement du localisme. L’occupation des places en 2014 avait conduit à la structuration d’une culture particulière à la jeunesse de Hong Kong, qui s’est renforcée au fil des années et a culminé avec le mouvement de protestation actuel. De plus en plus, les manifestants se sentent éloignés de la Chine et s’identifient à la Ras. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui pensent qu’ils ne pourront pas affirmer leur identité, centrée autour des valeurs de liberté et d’élections libres, tant qu’ils resteront dans une République populaire de Chine (Rpc) de plus en plus totalitaire. Contrairement à ce qu’espéraient les dirigeants du Pcc lorsqu’ils ont signé la déclaration commune avec les Britanniques en 1984, les Hongkongais, loin de s’identifier à la Rpc, se sentent de plus en plus éloignés de la Chine. Quel échec pour un dirigeant comme Xi Jinping qui fonde une grande partie de sa légitimité sur le nationalisme chinois !
Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils ne pourront pas affirmer leur identité tant qu’ils resteront dans une République populaire de Chine de plus en plus totalitaire.
Lam chao (« Si nous brûlons, vous brûlerez avec nous ») est une conception répandue parmi les protestataires. Pour eux, ce mouvement représente la dernière chance de préserver la spécificité de Hong Kong. Ils sont convaincus que s’ils échouent aujourd’hui, Pékin mettra un terme à l’autonomie de Hong Kong. C’est la raison pour laquelle ils se disent prêts à aller jusqu’au bout pour obtenir la satisfaction de leurs revendications.
Et il faut dire que leur analyse n’est pas absurde. Depuis plus de cinq ans, de nombreuses voix autorisées à Pékin ont expliqué que la déclaration conjointe sino-britannique n’avait plus de validité, qu’« un pays » l’emportait sur « deux systèmes », et qu’il fallait mettre en œuvre une « gestion exhaustive » de Hong Kong. Au cours d’une réunion qui s’est tenue à Shenzhen, Han Zheng, le responsable du Bureau politique pour les affaires de Hong Kong, a incité les entreprises d’État chinoises à être plus actives à Hong Kong. Le fait que l’annonce de la démission du Pdg de Cathay Pacific, une entreprise privée hongkongaise dont une entreprise chinoise détient 40 % des parts, ait été annoncée à Pékin, montre que même dans le domaine de l’économie, l’autonomie de Hong Kong se réduit comme peau de chagrin. Pékin ne cesse d’intervenir dans l’administration de la Région administrative, et les responsables des associations de résidents qui lui sont liées, telle l’association des résidents du Fujian, n’hésitent pas à passer à tabac ceux qu’ils considèrent comme des « leaders » des protestataires. Quant à une réouverture de négociations sur la réforme politique, il n’en est pas question, et nombre d’observateurs affirment que Xi Jinping estime que les conditions accordées en août 2014, qui ont déçu les Hongkongais et conduit au mouvement des parapluies, sont beaucoup trop libérales.
Face à cela, les militants de première ligne, les vaillants, cultivent le secret, l’anonymat, et ne communiquent que par messageries cryptées. Le « vandalisme » des vaillants témoigne d’une crainte de l’emprise de la Chine : ils s’attaquent aux caméras de surveillance qui se sont multipliées au cours des dernières années, convaincus que leurs films peuvent être consultés par Pékin et qu’elles font peser une menace sur leur vie privée. Ils s’inquiètent également du remplacement des cartes d’identité par de nouveaux papiers fondés sur la reconnaissance faciale. Ils refusent d’utiliser la carte Octopus (équivalente de la carte Navigo) qui permet à la police de suivre leurs mouvements. Le recours croissant des autorités à l’intelligence artificielle inquiète des citoyens convaincus de la nécessité de protéger leurs informations personnelles face à un régime qui s’est fait connaître par ses capacités d’intrusion et de contrôle. Cette inquiétude explique que les « pacifistes » (helifei) soutiennent les actions des vaillants.
Le silence de Pékin
Aujourd’hui, Pékin observe et préfère ne pas intervenir. Les inconvénients d’une intervention sont nombreux : Hong Kong est une place financière internationale qui sert à l’économie chinoise ; c’est là que l’on lance les tentatives d’internationalisation du yuan. La Ras reste un endroit essentiel pour les multinationales qui préfèrent y signer leurs contrats avec les entreprises chinoises, soucieuses de profiter des garanties que leur procure le système judiciaire indépendant fondé sur la common law britannique. Et puis, c’est aussi l’endroit où les représentants de la nomenklatura mettent leur argent à l’abri et où les entreprises d’État font leurs introductions en Bourse. Enfin, une intervention brutale à Hong Kong risquerait de renforcer les indépendantistes à Taïwan : déjà, depuis le début des manifestations, la position de la présidente Tsai Ing-wen, qui se représente aux élections en janvier 2020, a été renforcée.
On peut donc penser que tant que la situation dans la Ras ne menace pas son pouvoir, le Parti communiste chinois est prêt à accepter la persistance d’un certain niveau d’agitation, de tension, du type Gilets jaunes, d’autant plus qu’il est convaincu que la majorité de la population finira par se dégoûter du désordre. Appui à la police, refus d’ouvrir des négociations avec les protestataires, dénonciation des ingérences étrangères et du mouvement pour l’indépendance de Hong Kong constituent la stratégie du Pcc.
[1] - Voir Jean-Philippe Béja, « Hong Kong : les parapluies restent ouverts », Esprit, octobre 2014.