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Wikimédia, sommet BRICS en 2015
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Xi Jinping ou le retour du totalitarisme

décembre 2020

Grâce à sa campagne anti-corruption, à son offensive contre les ONG, les religions et les minorités nationales, et à son culte de la personnalité, Xi Jinping a renforcé son pouvoir sur le Parti et l’empire du Parti sur la société.

Au début de l’année 2020, tous les regards se sont tournés vers la Chine où un nouveau virus faisait des ravages. Il aura fallu attendre plus d’un mois pour qu’elle informe le monde qu’une pandémie risquait de se développer. Les pays occidentaux ont dénoncé le silence de Pékin et sont restés bouche bée devant les mesures ultra-contraignantes adoptées par le Parti communiste chinois (PCC). Dix mois plus tard, alors que la France est reconfinée et que la pandémie semble vaincue en Chine, avec un nombre de morts relativement faible, on se rend compte que les gouvernements démocratiques ont recouru à des mesures semblables à celles qui avaient été adoptées par le PCC, et que notre système de santé est toujours menacé par une pandémie que nous sommes incapables de contenir. Des voix s’élèvent pour affirmer qu’en cas de crise grave, les régimes autoritaires sont bien plus efficaces que les démocraties.

Mais quelle est la nature du régime politique chinois ? Pendant des décennies, les hommes politiques, mais surtout les hommes d’affaires occidentaux ont affirmé que ce système léniniste se transformerait sous l’influence du marché, de l’ouverture sur le monde extérieur et du développement économique. Selon cette théorie, l’apparition de classes moyennes favoriserait la diversification des demandes, la concurrence développerait le libre choix des consommateurs et ces phénomènes se transmettraient à la vie politique. Une nouvelle génération de citoyens exigerait d’avoir son mot à dire dans la gestion du pays et le système autoritaire finirait par se diversifier pour conserver le soutien de la population. Cette théorie sous-tendait la politique d’engagement des pays occidentaux, avec les États-Unis à leur tête.

Elle n’est du reste pas absurde, car si le Parti communiste règne de manière ininterrompue sur l’empire du Milieu depuis soixante et onze ans, le régime a connu des phases plus ou moins autoritaires. Le totalitarisme a connu son apogée pendant les dix dernières années du règne de Mao Zedong, mais, au cours des années 1980, on a noté un certain relâchement des contrôles, qui a permis à la société de développer un degré d’autonomie. Le massacre de Tiananmen du 4 juin 1989 a mis un terme aux tentatives lancées par le Parti de mettre en œuvre une réforme de démocratisation du système politique. Malgré cela, les transformations de l’économie qui se sont accélérées dans les années 1990 ont entraîné des changements sociaux importants qui, dans la première décennie du xxie siècle, ont relancé l’autonomisation de la société. Cela permettait à Liu Xiaobo, Prix Nobel de la paix en 2010, d’affirmer que l’avenir de la Chine libre était dans la société civile1. Son arrestation en 2008 et sa condamnation à onze ans de prison en 2009 pour incitation au renversement du système socialiste ont signalé un coup d’arrêt dans l’expansion de l’autonomie de la société2. Le destin de Liu était pourtant symbolique de l’évolution de la Chine. Loin de se libéraliser, le régime n’a cessé de se durcir depuis que Pékin a organisé les Jeux olympiques en 2008.

Il est loin le temps où le secrétaire général du Parti Zhao Ziyang préconisait la séparation du Parti et de l’État, affirmait qu’il fallait établir un dialogue avec la société et encourageait à la pluralité dans les universités3. Loin aussi l’époque où Hu Jintao et Wen Jiabao amendaient la Constitution pour y intégrer la défense des droits de l’homme et la propriété privée, et affirmaient qu’ils voulaient instaurer l’État de droit. Il est vrai que les forces sociales, notamment le groupe des avocats, avaient pris leurs dirigeants au pied de la lettre et défendaient les victimes des abus de pouvoir des cadres devant les tribunaux, en s’appuyant sur une opinion publique émergente. D’autres s’organisaient pour défendre des revendications salariales, les droits des femmes et des LGBTQ, et pour combattre la pollution ou les atteintes durables à l’environnement. Conformément aux prédictions de Seymour Lipset, la société se diversifiait, des organisations non gouvernementales apparaissaient, et le régime, dans certains cas, prenait en compte leurs exigences4. Certains spécialistes parlaient d’un « autoritarisme consultatif » qui ferait une place à une société organisée.

Pendant le règne de Hu Jintao (2002-2012), en effet, la discipline au sein de l’appareil s’était relâchée et on voyait apparaître des lignes politiques différentes. D’un côté, au Guangdong, le secrétaire Wang Yang envoyait un membre du comité provincial discuter avec des villageois qui avaient renvoyé leur chef de village et s’étaient heurtés aux forces de l’ordre. En même temps, il s’abstenait de réprimer des grèves ouvrières souvent appuyées par des organisations non gouvernementales (ONG) liées à des organisations hongkongaises, et semblait ainsi s’acheminer vers une reconnaissance de la société civile. Il adoptait ainsi ce que l’on appelle en Chine une ligne « droitière ». Au même moment, le secrétaire de Chongqing, Bo Xilai, adoptait une ligne néo-maoïste en luttant contre les « mafias » (entrepreneurs privés et bureaucrates corrompus) et en réhabilitant les thèmes de l’époque de la Révolution culturelle. Lutte contre le marché, intervention tous azimuts de l’État, il adoptait une ligne gauchiste à l’opposé de celle de Wang Yang5. Or, s’il est une leçon que l’on peut tirer de l’histoire, c’est bien que la pluralité des lignes politiques est intolérable dans un parti léniniste.

Le nouveau timonier

Le marxisme enseigne que ce sont les contradictions entre les forces sociales et non les individus qui déterminent les changements politiques, ce que Mao a résumé dans la formule suivante : « Le peuple, et le peuple seul, est la force motrice de l’histoire. » L’exemple de la Chine comme celui de l’Union soviétique obligent à remettre en cause cette affirmation. En effet, sans la mort de Mao, Deng Xiaoping n’aurait jamais pu mettre en place la politique de « réforme et d’ouverture » qui prenait le contrepied de son héritage, et il a fallu l’avènement de Xi Jinping pour que le PCC procède à la remise en cause d’une grande partie des mesures adoptées depuis le retour de Deng. En fait, dans ce type de régime, le rôle des individualités est essentiel.

Pour Xi, la situation de la Chine, lors de son arrivée au secrétariat général du Parti, était dramatique : compromis avec la société, dilution de l’autorité, développement de la corruption à tous les niveaux, lignes politiques contradictoires au sein du Parti, tout cela ressemblait fort aux dernières années de l’Union soviétique. Si l’on voulait éviter l’effondrement du PCC, il fallait qu’un homme fort se dresse et reprenne les choses en main. C’est ce qu’il a fait et, au cours de ses huit années de pouvoir, il a profondément modifié le régime. « Totalitarisme high-tech » pour l’avocat des droits de l’homme Teng Biao, « totalitarisme subtil » selon Cai Xia, « néo-totalitarisme » pour l’homme d’affaires Ren Zhijiang : tous s’accordent pour dire que Xi Jinping a rétabli un régime totalitaire. Ce régime a de nouvelles caractéristiques qui vont à l’encontre de ce qu’avait mis en œuvre Deng Xiaoping au lendemain de la mort de Mao pour éviter que ne se reproduisent les tragédies de la Révolution culturelle : direction collective, division du travail entre le Parti et l’État, limitation du nombre de mandats des dirigeants, institutionnalisation relative des règles de succession en étaient les aspects principaux. Xi n’a pas hésité à les remettre en cause.

Des méthodes staliniennes

Pour atteindre son objectif, il a lancé la plus grande campagne contre la corruption de l’histoire du Parti, qui a duré tout le long de son premier mandat (2012-2107). Pour la mettre en œuvre, il s’est appuyé sur la Commission centrale de contrôle de la discipline – une institution qui, jusqu’à son avènement, n’avait joué qu’un rôle secondaire – qu’il a transformée en une véritable Tchéka. Dirigée par Wang Qishan, un technocrate respecté tant à l’étranger qu’en Chine, cette commission, qui dispose de branches à tous les niveaux de l’administration, a fait régner la terreur dans l’ensemble de l’appareil : du secrétaire de comité villageois au membre du comité permanent du Bureau politique, des cadres « corrompus » ont été arrêtés et lourdement condamnés. « Plus de 150 hauts fonctionnaires du Parti, 70 officiers au-dessus du rang de major-général ont été soumis à enquête, inculpés, ou condamnés. Un total de 2, 5 millions de membres du Parti ont été soumis à enquête, et plus de 250 000 avaient été inculpés d’actes criminels liés à la corruption à la fin de 20176. » Avant d’être livrés à la justice, les suspects sont détenus sans aucune garantie, parfois torturés, jusqu’à ce qu’ils avouent leurs « crimes ».

Comme le dit Cai Xia, ancienne professeure à l’École centrale du Parti, expulsée du PCC pour avoir osé critiquer Xi, « dans un tel système, personne n’a les mains propres. Lorsque vous exprimez une opinion divergente, on peut vous accuser de corruption. Xi a utilisé cette tactique pour purger les opinions divergentes au sein du Parti7 ». La campagne lui a permis à la fois de se faire une image de chevalier blanc, qui lui a valu une certaine popularité dans la population, et d’éliminer ses adversaires potentiels.

On l’accuse souvent de vouloir revenir à la grande époque de Mao Zedong, mais c’est un contresens. Le grand timonier n’hésitait pas à mobiliser les masses pour se débarrasser de ses adversaires, ni à lancer des offensives contre les « organes de la dictature ». La Révolution culturelle témoigne de cette politique. Xi Jinping, lui, se méfie du désordre et il s’est appuyé sur les organes du Parti pour arriver à ses fins. Il est en ce sens plus semblable à Staline ou à Liu Shaoqi qu’à Mao.

Lutter contre la société civile

En même temps qu’il remettait de l’ordre dans le Parti, Xi a lancé une offensive contre les ONG qui s’étaient développées dans tous les domaines pendant la première décennie du xxie siècle. Dès 2013, les animateurs du Mouvement des nouveaux citoyens, qui réclamaient l’instauration du constitutionnalisme et la publication des avoirs des cadres corrompus, ont été arrêtés et condamnés8. En 2015, le Parti a lancé une rafle des avocats engagés dans le mouvement de défense des droits9.

La même année, des militants d’ONG impliqués dans la défense des droits des ouvriers ont été arrêtés. Les animateurs de ces organisations ont été empêchés de choisir leur avocat et contraints de faire des autocritiques télévisées, dans la meilleure tradition stalinienne. Au bout de deux ans, la plupart des ONG véritablement autonomes, à l’exception de celles qui défendent l’environnement, ont été démantelées.

Toujours en 2015, une offensive de grande envergure a été lancée contre les organisations religieuses, même contre celles qui dépendent des organisations de masse officielles, comme l’association protestante des Trois Autonomies. Dans la province du Zhejiang, le comité du Parti a lancé un mouvement contre les « trois excès » : « développement excessivement rapide (du christianisme), nombre excessif (des lieux de prière) et enthousiasme excessif (des croyants), qui s’est soldé par la destruction des églises jugées trop grandes et des croix trop “voyantes” ». On a également interdit aux cadres du Parti de fréquenter les lieux de culte10. Cette offensive s’ajoute à la politique plus ancienne de lutte contre le bouddhisme au Tibet et l’islam au Xinjiang. Les religions sont considérées comme des vecteurs d’intervention des « forces hostiles étrangères  », et il faut les empêcher de soustraire la société au contrôle du Parti. Elles sont jugées aussi dangereuses que les ONG autonomes, elles aussi souvent financées par des ONG étrangères ou hongkongaises.

À cela s’ajoute une politique de répression des minorités nationales : au Xinjiang, plus d’un million de Ouïghours ont été internés dans des camps de « formation professionnelle » (en fait des camps de rééducation) simplement pour avoir pratiqué leur religion ou refusé de manger du porc. Au Tibet, des organes du Parti sont implantés dans les monastères et les temples, et l’on a même vu les autorités réprimer violemment des manifestations de Mongols qui s’élevaient contre l’interdiction d’enseigner leur langue à l’école11. Le Parti de Xi Jinping est en train d’effacer le semblant d’autonomie rendu aux groupes ethniques minoritaires après 1978 et de lancer une politique de « hanisation » (sinisation) forcée.

Le retour de l’empire du Parti

« Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au centre, le Parti dirige tout12. » Et bien évidemment, il doit obéir inconditionnellement à son « noyau », qualificatif officiel de Xi qui ne rechigne pas non plus à se faire appeler Timonier ou Grand Guide du peuple (renmin lingxiu), un terme jusque-là réservé à Mao Zedong. Lors d’une session d’étude du Bureau politique en 2018, Xi a déclaré que « dans la mise en œuvre de la direction du Parti, le plus important est de sauvegarder l’autorité du centre et de concentrer et d’unifier la direction13 ».

Le XIXe Congrès a consacré le renforcement du pouvoir du PCC qui rappelle l’homogénéisation sous l’empire du Parti que Mao avait prônée pendant la Révolution culturelle (dangde yiyuanhua). Alors qu’en 1978, au lendemain de la mort du grand timonier, Deng avait préconisé la division du travail, Xi met en œuvre l’unification des organismes du Parti et du gouvernement : la plupart des ministères ou départements gouvernementaux sont unifiés avec le comité correspondant du Parti, sous la direction de celui-ci. Par exemple, le Bureau d’État des publications et de la presse et le Bureau du cinéma fusionnent avec le département central de la propagande du Parti qui assume le rôle dirigeant en ce domaine. De même, les bureaux gouvernementaux chargés des affaires des minorités et des religions sont intégrés dans le département du front uni, tandis que la commission de surveillance du gouvernement est intégrée dans la nouvelle commission nationale de surveillance, qui gère à la fois les cadres du Parti et les fonctionnaires du gouvernement14. Aujourd’hui, le numéro un du comité du Parti est aussi le numéro un du ministère. Il en va de même à tous les niveaux de l’administration et, de plus en plus, les secrétaires du comité du Parti sont chefs de village. Au nom, bien sûr, de l’efficacité.

Mais cette omniprésence de l’organisation ne se limite pas aux départements ministériels. Les entreprises privées et les ONG légales doivent abriter une cellule du Parti, tandis que dans les entreprises d’État, le secrétaire du comité du PCC devient le directeur. Ainsi, à l’issue du XIXe Congrès du Parti, on a rétabli ce que le droitier Chu Anping avait dénoncé en 1957 comme « l’empire du Parti » (Dang tianxia)15.

Un dirigeant suprême qui règne en maître

Pour être efficace, un parti léniniste doit être dirigé par un homme fort, car il est clair que pour Xi Jinping, la recherche du consensus qu’implique la direction collective aboutit à l’immobilisme.

Dès son arrivée au pouvoir en 2012, il met en place un nouveau culte de la personnalité. Pas un jour sans que la presse ne se fasse l’écho de ses activités ou de ses discours. Au début de son premier mandat, il s’est essayé à créer une image de père de la nation proche des masses, notamment en allant manger des brioches fourrées dans un petit restaurant, exprimant ainsi son rejet du luxe (« hédonisme » dans le langage officiel), et en se présentant comme « l’oncle Xi » (Xi dada). Des chansons à sa gloire ont été diffusées. Surtout, le village de Liangjiahe au Shaanxi, où il a passé ses années de jeune instruit, est devenu un lieu de pèlerinage où l’on présente l’évolution idéologique modèle de ce jeune homme dévoué aux paysans.

Mais cela ne suffit pas. Xi veut garantir sa position dans les institutions. Lors du XIXe Congrès du Parti en 2017, contrairement à la tradition instaurée par Deng Xiaoping, il n’a pas promu de successeur, montrant ainsi qu’il n’avait pas l’intention de se retirer à l’issue de ses deux mandats à la tête du PCC. Pour confirmer cette intention, il a fait voter par l’Assemblée populaire nationale un amendement à la Constitution éliminant la clause qui limite à deux le nombre de mandats du président de l’État. Cela n’a guère d’importance, puisque les pouvoirs attachés à cette charge sont négligeables, mais de cette manière, il confirme officiellement qu’il n’a pas l’intention d’abandonner le pouvoir. Et cet amendement a été voté par 2 958 voix contre deux et trois abstentions16, ce qui ne s’était pas produit depuis les années 1980, montrant ainsi que le nouveau timonier ne s’embarrassait pas d’artifices démocratiques.

Sa pensée, intégrée à la charte du Parti sous le nom de « pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux couleurs de la Chine pour la nouvelle ère », lui confère une position hégémonique dans le PCC. Surtout, cela signifie que l’ère de Deng Xiaoping est terminée et que celle de Xi Jinping commence. On pourrait dire que l’avènement de Xi clôt la séquence de la réforme et de l’ouverture.

On dit souvent que le nouveau timonier est un idéologue. Il s’agit d’un contresens. En effet, la pensée de Xi Jinping n’a rien d’original : elle consiste à instaurer sur la société la dictature totale d’un parti qui lui est soumis, à mobiliser le nationalisme (réaliser le rêve de renaissance de la nation chinoise), en considérant au passage toute organisation autonome comme l’agent d’une puissance étrangère, et à reprendre le contrôle sur l’économie en renforçant le rôle d’entreprises d’État dirigées par des comités du Parti. L’important n’est pas que cette idéologie officielle emporte l’adhésion comme du temps de Mao Zedong, mais qu’elle soit omniprésente. L’objectif est d’empêcher toute autre idéologie de s’exprimer. Et du reste, tous ceux qui ont critiqué le nouveau timonier sur les réseaux sociaux l’ont payé cher.

L’avènement de Xi clôt la séquence de la réforme et de l’ouverture.

Le Parti ne ménage pas ses efforts pour imposer la nouvelle orthodoxie. Ainsi, la plupart des universités ont aujourd’hui un département d’étude de la pensée de Xi Jinping, tandis qu’à l’Académie des sciences sociales de Chine, les projets de recherche sur ce sujet bénéficient de généreux financements. En même temps, le PCC rétablit un contrôle tatillon sur l’enseignement et le débat public : par exemple, les recherches sur l’histoire du régime et de ses excès sont éliminées des cours, et ne trouvent plus d’éditeurs. La lutte contre le « nihilisme historique », qui risquerait de saper la légitimité du régime, revêt une grande importance17.

À tous les échelons, les dirigeants doivent exprimer leur respect pour cette pensée. On a même vu récemment le secrétaire provincial du Guangdong affirmer qu’il fallait « porter haut levé le grand drapeau de la pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux couleurs de la Chine pour la nouvelle ère18 », une expression qui rappelle la Révolution culturelle. La « pensée de Xi Jinping » sert surtout à assurer son hégémonie sur le Parti et sur la société.

La « pensée de Xi Jinping » sert surtout à assurer son hégémonie sur le Parti et sur la société.

Xi est omniprésent, il dirige toutes les commissions spécialisées du Parti, sur la réforme du système économique, la sécurité de l’État, etc. Lors du dernier plénum du Comité central qui a adopté le 14e plan quinquennal, c’est lui qui a prononcé le discours principal et il était spécifié qu’il avait joué un rôle déterminant dans l’élaboration du plan de développement des quinze prochaines années19. On devrait remplacer l’affirmation du XIXe Congrès par : « Nord, Sud, Est, Ouest, Xi Jinping dirige tout ! »

Le contrôle du Parti

Depuis l’avènement du nouveau timonier, le Parti affirme qu’il faut gouverner en s’appuyant sur la loi. Du reste, dès le début du premier mandat de Xi et pour la première fois de l’histoire, un plénum du Comité central a été consacré à la mise en œuvre d’un gouvernement fondé sur le droit. « Nous devons renforcer et améliorer la direction du Parti sur le travail relevant de l’État de droit, et appliquer la direction du Parti à travers tout le processus de mise en œuvre de la gouvernance du pays fondée sur la loi20. »

Exercer le pouvoir en s’appuyant sur la loi

Il ne faut toutefois pas s’y tromper : « l’État de droit socialiste » selon Xi Jinping se rattache à une conception schmittienne du droit ou, si l’on préfère, à celle de Han Fei (279 ?-233 av. J.-C.), le fondateur de l’école légaliste qui a théorisé la loi comme un ensemble de sanctions sévères permettant de garantir la loyauté des sujets à l’empereur. La loi est un instrument au service du pouvoir, et non pas un moyen de protéger les citoyens contre ses abus. Du reste, un grand nombre de lois limitant les droits des citoyens ont été votées dans la foulée du plénum. Pour n’en citer que quelques-unes, en 2014, 2015 et 2016, des lois sur la sécurité nationale, sur le contre-espionnage et sur le terrorisme visent ceux qui appellent à la sécession, la sédition, le séparatisme, les agents de l’étranger, etc. Ces lois ont un spectre d’application très large et permettent de condamner toute personne exprimant des opinions non conformes21. Par exemple, la loi sur la cybersécurité adoptée en novembre 2017 formalise les interdictions qui avaient été proclamées depuis 2014, comme celle qui permet de condamner toute personne dont une publication en ligne non conforme a été retransmise cinq cents fois ou vue par cinq mille personnes. « Un pays sans cybersécurité est un pays sans sécurité nationale22 », a déclaré le nouveau timonier. La loi sur les ONG internationales oblige celles-ci à obtenir le parrainage d’une unité d’État chinoise et à s’inscrire auprès du ministère de la Sécurité publique, qui examine leurs comptes chaque année. Seules les ONG étrangères qui se soumettent à ces exigences sont autorisées à financer des ONG chinoises, ce qui rend très difficile cette opération23. La mise en œuvre de la loi a condamné de nombreuses ONG autonomes chinoises à disparaître.

Cette conception de la loi comme instrument au service du pouvoir a permis de mettre un terme aux mouvements de défense des droits apparus au début du siècle. Aujourd’hui, dans tous les procès sensibles, les accusés ne sont plus autorisés à choisir leurs avocats et sont bien souvent contraints de faire des confessions à la télévision avant même d’être jugés (puis condamnés). L’État de droit socialiste cher à Xi Jinping se traduit par un recul important des droits du citoyen et par un retour de l’arbitraire.

Une aggravation du contrôle social épaulée par les nouvelles technologies

Le renforcement du contrôle du Parti sur la société constitue un aspect important de la politique de Xi Jinping. Sans renoncer aux instruments traditionnels de ce contrôle, tels que les comités de quartier, le régime recourt abondamment aux nouvelles technologies pour surveiller les citoyens.

L’intelligence artificielle – notamment la reconnaissance faciale – joue un rôle important dans sa mise en œuvre. Elle est largement utilisée pour souscrire à des services sur Internet, ou même pour acquérir une carte SIM. Une douzaine de villes l’ont adoptée pour leur système de métro. Une quantité immense de données est ainsi recueillie par des entreprises, des services gouvernementaux, des provinces et des municipalités. Étant donné le flou juridique, il est évident qu’elles pourraient être mises à la disposition de la Sécurité publique. Les autorités justifient cette récolte de données par la nécessité de lutter contre la délinquance. Mais de fait, « la reconnaissance faciale développée dans le pays a permis aux agences de la police et de la sécurité d’État de suivre les “agents déstabilisateurs dans la société” et même d’agir contre eux de manière préventive24 ».

Pour assurer la sacro-sainte stabilité sociale, le contrôle d’Internet a été nettement renforcé : les algorithmes chassent les « mots sensibles » et viennent en aide aux traditionnels wumao dang, les espions du Net. Au Xinjiang, les citoyens sont obligés de télécharger des applications qui permettent aux autorités de suivre leurs mouvements. Depuis de nombreuses années, le chercheur qui rencontre des personnes « sensibles » est habitué à laisser son téléphone portable chez lui, ou à en retirer la batterie.

Dans le contexte de pandémie de Covid-19, les gouvernements provinciaux obligent les citoyens à installer des applications permettant de vérifier leur état de santé. La généralisation du paiement par téléphone portable permet aussi de suivre à la trace les modes de consommation et, le cas échéant, de retrouver les criminels ou les opposants. De nombreux citoyens sont prêts à accepter ces contrôles high-tech pourvu qu’ils leur permettent d’échapper aux escroqueries qui sont très répandues dans la société, ou de lutter contre la pandémie de Covid-19. On voit toutefois se développer des protestations contre cette ingérence de l’État dans la vie privée25.

L’économie se porte bien

Depuis l’avènement de Xi, les entrepreneurs privés ont été la cible des attaques du Parti. Un grand nombre d’entre eux ont d’ailleurs fui à l’étranger. Les dirigeants des grandes entreprises privées, tels Ren Zhengfei, patron de Huawei, ou Jack Ma, PDG d’Alibaba, doivent régulièrement afficher leur soutien à la politique du grand leader, et se soumettre à ses injonctions. Le pouvoir favorise les entreprises d’État, mais le marché continue d’exister. Malgré la re-totalitarisation du régime, l’économie continue de se développer et, en dépit de la croissance des inégalités, on assiste à une élévation du niveau de vie de l’ensemble de la population. Certes, la pauvreté n’aura pas été éliminée en 2020, contrairement aux promesses officielles, mais il est indéniable que le pouvoir central a beaucoup investi dans le développement des infrastructures des régions sous-développées. Les dirigeants chinois ne cessent, du reste, de faire l’apologie de leur « solution », qui permet à la fois d’assurer la « stabilité sociale » et le développement économique. D’aucuns en Occident s’en étonnent, oubliant que Hitler et Mussolini avaient considérablement développé les infrastructures de l’Allemagne et de l’Italie. L’augmentation de la puissance de l’État a toujours été un élément important de légitimation des régimes totalitaires.


La Chine de Xi Jinping est entrée dans une nouvelle ère qui se caractérise par une extension impressionnante du contrôle du Parti sur la société, par l’impossibilité de créer des organisations autonomes, le contrôle extensif de l’opinion publique et de l’enseignement. Ajoutons à cela le culte de la personnalité et la répression de toute opinion divergente et l’on peut caractériser ce régime de néo-totalitaire, même si une partie de l’économie échappe au contrôle omniprésent du Parti.

Toutefois, comme dans toute entreprise humaine, il reste des trous par lesquelles les protestations peuvent se glisser. Ainsi en est-il allé de l’affaire Li Wenliang. Le 6 février, le docteur Li Wenliang, qui, dès la fin décembre, avait attiré l’attention sur la possible transmission entre humains du coronavirus apparu à Wuhan, décède de la Covid-19. La Sécurité publique l’avait contraint de signer une lettre où il avouait avoir troublé l’ordre public. Cependant, sur son compte WeChat, il déclarait : « Je pense qu’il devrait y avoir plus d’une voix dans une société saine, et je n’approuve pas l’utilisation du pouvoir public pour des interférences excessives26. » Sa mort a déclenché un tollé parmi les internautes et des millions de voix ont repris ses déclarations.

On pouvait alors penser que la Covid-19 serait, pour le régime chinois, l’équivalent de ce qu’avait été Tchernobyl pour l’Union soviétique. Mais le nouveau timonier a su reprendre l’avantage. Par la censure, naturellement, mais aussi par une politique de contrôle drastique du virus qui a payé.

Aujourd’hui, l’expression d’opinions divergentes est pratiquement impossible : l’homme d’affaires Ren Zhiqiang qui, en 2016, avait été suspendu du Parti pour avoir critiqué les déclarations de Xi Jinping affirmant que la presse devait « s’appeler Parti » et qui a récidivé en le traitant de clown pour son traitement de la pandémie, a été condamné à dix-huit ans de prison, officiellement pour corruption27. Xu Zhangrun, qui avait écrit que l’empereur était nu, a été victime d’une interdiction d’enseignement et d’une inculpation pour fréquentation de prostituées. Quant à la professeure de l’École du Parti Cai Xia, qui avait demandé la démission de Xi, elle a été exclue du Parti et privée de sa retraite. Heureusement pour elle, elle a pu se réfugier aux États-Unis avant d’être arrêtée.

Ce qui est remarquable, au fond, c’est que malgré le danger croissant, des citoyens chinois continuent de se lever pour dénoncer le régime totalitaire. C’est en eux que réside l’espoir d’un avenir meilleur pour la Chine.

  • 1.Liu Xiaobo, Weilai de ziyou Zhongguo zai minjian [« L’avenir de la Chine libre est dans la sphère non officielle »], Washington, Laogai Jijinhui (Laogai Foundation), 2010.
  • 2.Le prix Nobel de la paix ne l’a pas protégé et il est mort sans avoir été libéré de prison en juillet 2017, alors que les dirigeants du G20 étaient réunis à Hambourg. Aucun de nos dirigeants, pas même Donald Trump qui, depuis deux ans, ne cesse de se déchaîner contre la Chine, n’a eu la moindre parole pour demander que le Prix Nobel puisse aller se faire soigner à l’étranger. Liu Xiaobo est mort dans un silence assourdissant, son corps a été incinéré et ses cendres ont été dispersées afin que ses admirateurs n’aient pas d’endroit où lui rendre hommage.
  • 3.Voir le rapport de Zhao Ziyang au XIIIe Congrès du PCC, Beijing Review, vol. 30, no 45, novembre 1987.
  • 4.Voir Seymour Martin Lipset, “Some social requisites of democracy: Economic development and democracy”, American Political Science Review, no 53, 1959, p. 69-105.
  • 5.Voir Jean-Philippe Béja, « La Chine de Xi Jinping : en marche vers un fascisme à la chinoise ? », Pouvoirs, no 169, 2019/2, p. 124-125.
  • 6.Andrew Wedeman, “The rise of a kleptocracy: Does China fit the model?”, Journal of Democracy, vol. 29, no 1, 2018, p. 86, cité dans Baoguang Guo, “A partocracy with Chinese characteristics: Governance system reform under Xi Jinping”, Journal of Contemporary China, vol. 29, no 126, 2020.
  • 7.Entretien avec Cai Xia, “China’s Xi faces no ‘power to constrain him’”, trad. par Min Eu, Radio Free Asia, 5 octobre 2020.
  • 8.Voir Verna Yu, “Jailing of activist Xu Zhiyong ‘breaks reform promise’”, South China Morning Post, 26 janvier 2014.
  • 9.Voir Eva Pils, Human Rights in China: A Social Practice in the Shadows of Authoritarianism, Cambridge, Polity, 2017.
  • 10.Voir Willy Wo-Lap Lam, The Fight for China’s Future: Civil Society vs. The Chinese Communist Party, Londres/New York, Routledge, 2019, p. 152-156.
  • 11.Voir Amy Qin, “Curbs on Mongolian language teaching prompt large protests in China”, The New York Times, 31 août 2020.
  • 12.“Full Text of Xi Jinping’s Report to the 19th CPC National Congress”, Xinhua, 3 novembre 2017.
  • 13.« Renforcer l’édification politique du Parti, voici ce que dit Xi Jinping », Renmin Ribao [Le Quotidien du peuple], 1er juillet 2018.
  • 14.Voir Jerome A. Cohen, “Law’s relation to political power in China: A backward transition”, Social Research, vol. 86, no 1, printemps 2019, p. 231-251.
  • 15.Chu Anping, “Xiang Mao Zhuxi he Zhou Zongli ti yijian” [« Mes remarques auprès du président Mao et du Premier ministre Zhou »], Renmin Ribao, 2 juin 1957 (en ligne sur www.marxists.org).
  • 16.Voir « Chine : Xi Jinping pourra officiellement rester chef de l’État au-delà de 2023 », Le Monde, 11 mars 2018.
  • 17.La reprise en main en 2016 de la revue Yanhuang Chunqiu [Annales de l’Empereur jaune] qui publiait des articles remettant en cause la version officielle de l’histoire du Parti en est un bon exemple. Voir Kiki Zhao, “Liberal Chinese journal’s purged editors declare publication dissolved”, The New York Times, 19 juillet 2016.
  • 18.David Bandurski, “Raising up the General Secretary”, China Media Project, 14 octobre 2020.
  • 19.“Xi has personally led proposal formulation for 14th Five-year Plan”, Xinhua, 30 octobre 2020.
  • 20.“Communique of the 4th Plenary Session of the 18th Central Committee of CPC”, www.china.org.cn, 2 décembre 2014.
  • 21.Voir W. Wo-Lap Lam, The Fight for China’s Future, op. cit., p. 101-104.
  • 22.“Xi Jinping gives important speech at the first conference of the first Leading Group on Cybersecurity and Informatization”, Xinhua, 27 février 2014, cité dans W. Wo-Lap Lam, The Fight for China’s Future, op. cit., p. 101.
  • 23.“English translation of China’s new law on overseas NGOs”, China Development Brief, 3 avril 2016.
  • 24.Willy Wo-Lap Lam, “Beijing harnesses Big Data & AI to perfect the police state”, China Brief, vol. 17, no 10, 21 juillet 2017.
  • 25.Voir Frédéric Lemaître, « Sur le Web, les Chinois se rebiffent », Le Monde, 29 mai 2020.
  • 26.Qin Jianhang et Timmy Shen, “Whistleblower Li Wenliang: There should be more than one voice in a healthy society”, Caixin Global, 6 février 2020.
  • 27.Voir William Zheng, “China Communist Party critic Ren Zhiqiang gets 18 years for corruption”, South China Morning Post, 22 septembre 2020.

Jean-Philippe Béja

Jean-Philippe Béja est un politologue, sinologue et directeur de recherche au CNRS, ainsi qu’au CERI. Il a notamment écrit À la recherche d’une ombre chinoise, Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004) (Éditions du Seuil, 2004).

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