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Allégorie de la loi française de Séparation de l’Église et de l’État (1905)
Allégorie de la loi française de Séparation de l'Église et de l'État (1905)
Dans le même numéro

Tourmentes laïques

janv./févr. 2020

Face aux furies identitaires qui confondent la laïcité avec une religion civile, il faut rappeler que la liberté de conscience se fonde sur l'égalité des droits et implique un espace d'entente entre croyants et non-croyants.

Le débat français sur la laïcité a pris à l’automne 2019 une tournure irréelle et délétère[1]. L’espace public et médiatique s’est trouvé envahi par une frénésie de prises de position fulminantes autour d’incidents dérisoires (une agitation groupusculaire à Grenoble en faveur du burkini dans les piscines) et de pratiques dont il est difficile de dire qu’elles attaquent la légalité républicaine (la présence de femmes voilées parmi les parents qui accompagnent des sorties scolaires, lesquelles ­n’auraient pas lieu sans l’appui de ces parents).

La fièvre obsidionale qui s’est alors manifestée – prenant chez certains «  laïques  » autoproclamés la forme d’une mise en garde contre une possible «  guerre civile  » qu’on semblait appeler tout en disant vouloir l’éviter – s’est déployée dans un grand vide de propositions politiques. À en croire les discours les plus bruyants, pour «  lutter contre l’islamisme  » et empêcher que se renouvellent les massacres de l’atroce année 2015, il ne convenait pas de réviser nos rapports avec les acteurs économiques qui financent le djihadisme et de lutter à l’échelle internationale pour que la liberté de conscience soit respectée dans les pays qui la nient en interdisant l’athéisme et l’apostasie ; il était inutile de s’interroger sur les causes sociales qui permettent à des idéologies religieuses rétrogrades ou totalitaires d’exercer une séduction, afin de définir de meilleures politiques d’intégration et d’éducation. Non, l’urgence était de faire peser sur les Françaises voilées un opprobre national et de proclamer que leur voile n’était « pas souhaitable » ou qu’elles n’étaient tolérées que comme appartenant à la « non-France[2] ». L’urgence était de réclamer une loi contre le voile des accompagnatrices scolaires – c’est-à-dire une loi dont une des conséquences serait d’interdire l’accompagnement scolaire à Latifa Ibn Ziaten !

Il ne s’agit pas d’ignorer les arrière-plans de cet affolement. Il est exclu de relativiser la menace djihadiste et de ne pas prendre la mesure de l’hostilité à la démocratie que suscitent la prédication salafiste ou ­l’activisme inspiré des Frères musulmans. Mais on ne doit pas oublier non plus que le piège tendu par la stratégie de Daech consiste à diffuser dans la population une haine des musulmans et un climat discriminatoire qui viendraient légitimer l’idée que l’intégration républicaine est un leurre auquel il faut opposer une sécession. Cette stratégie trouve un appui dans la dynamique d’emportement des réseaux sociaux, qui noient le débat argumenté sous la passion du buzz et les polarisations de la haine.

Il importe donc plus que jamais de ne pas permettre que la laïcité devienne l’alibi hypocrite d’une politique de l’identité nationale – ce qu’elle devient chez ceux qui, sous prétexte de dénoncer la «  tenaille identitaire  », ne cessent de la forger et de la renforcer. Dès lors qu’on ne souhaite pas une nationalisation gallicane des religions, défendre la laïcité oblige à tenir à l’esprit de la loi de 1905, sans en refuser les conséquences qui nous déplaisent et sans tordre l’interprétation de la loi en fonction des circonstances et des publics auxquels on l’applique.

Le refoulement du dreyfusisme

Les furies identitaires de tous bords risquent d’effacer un principe essentiel, qui est que les droits de l’homme et du citoyen sont le socle de la République et le véritable critère de l’esprit républicain. Ce fut la leçon de l’affaire Dreyfus : le dreyfusisme, prélude à la loi de 1905, fut tout entier un combat pour les droits de l’homme. C’est ce combat qui, face aux déchaînements nationalistes et antisémites qui prenaient dans les rues des villes françaises des allures de pogroms, finit par conduire à une refondation laïque de la République.

Que serait la laïcité si elle n’était pas aussi la mémoire du dreyfusisme – la mémoire de cette face lumineuse de la République, qui n’a pas de lien d’essence avec sa face sombre que fut le colonialisme (on sait que ­Clemenceau était alors un chef de file de l’anticolonialisme) ? Car la séquence anticléricale, ouverte par le ministère Combes et close par la loi d’apaisement que fut la loi de 1905, fut aussi une réaction à l’antisémitisme qui s’était emparé d’une part des fidèles et du clergé catholique, séduits par Drumont puis par Maurras.

Les droits de l’homme et du citoyen sont le socle de la République et le véritable critère de l’esprit républicain. Ce fut la leçon de l’affaire Dreyfus.

Que disaient les anti-dreyfusistes, dont Maurras fut la voix la plus cohérente ? Que l’unité nationale passait avant tout. Il n’importait pas que Dreyfus fût innocent, disait Maurras : face à la menace allemande, la seule chose décisive était que l’autorité de l’armée fût assurée et que le pays fût moralement équipé pour la défense de la patrie. On sait ce qu’il ajoutait : que la subversion dreyfusiste était l’effet et la preuve de la puissance du communautarisme juif qui manipulait selon lui les élites du pays ; que la communauté juive était par définition étrangère au corps national, parce qu’il ne devait y avoir qu’une seule communauté – la communauté nationale, catholique d’abord.

Que disaient les dreyfusistes, par-delà tout ce qui les séparait les uns des autres ? Que le respect du droit ne se négocie pas ; que la loi républicaine ne demande rien d’autre que le respect de la loi ; que les juifs avaient le droit d’être juifs parce que la seule chose qu’on pouvait demander à une communauté religieuse était de respecter le cadre de la loi assurant l’égalité de tous. Ils ne définissaient pas la République par le primat de l’homogénéité nationale sur le pluralisme des opinions, des mœurs et des associations, mais par l’amour partagé de la liberté et de l’égalité sous la loi.

Que disent les républicains d’aujourd’hui ? Posons en tout cas que c’est à leur engagement pour les droits de l’homme qu’on reconnaîtra leur légitimité à se dire républicains.

L’affirmation de la liberté de conscience

Le catholicisme a su se défaire progressivement du poison maurrassien qui l’avait contaminé alors. Mais la loi de 1905 – qui fut tempérée dès 1906 par ce qu’il faut bien appeler des «  accommodements raisonnables  » (la suspension des inventaires en 1906, qui fut une suspension de ­l’application de la loi, suivie des lois de 1907 et 1908 qui accordèrent aux catholiques la jouissance exclusive et gratuite des bâtiments des églises, dont l’État, en tant que propriétaire, assure l’entretien[3]) – n’en fut pas moins promulguée à l’égard d’une Église que les critères d’aujourd’hui qualifieraient d’intégriste.

C’est à cette Église intransigeante – l’Église du Syllabus, qui niait explicitement la liberté de conscience – que la loi de 1905 garantissait ses droits en vertu de l’universalité de la liberté de conscience. De l’article 1, qui unissait liberté de conscience et liberté de culte, l’article 2 concluait à la séparation des Églises et de l’État, non sans admettre le financement public des « dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (services d’aumônerie qui impliquaient la présence des soutanes dans l’espace scolaire).

Certains disent aujourd’hui que la «  liberté de conscience  » désignerait avant tout la protection que l’État doit donner aux individus contre la pression exercée par les communautés religieuses, de sorte qu’il faudrait voir en elle un principe en tension avec la liberté de culte. Cela revient à dissocier ce que la loi de 1905 ne dissociait pas : la liberté de culte était pour elle une conséquence de la liberté de conscience[4]. Car la liberté de conscience n’est pas la liberté du for intérieur, mais la liberté de pratiquer sa religion, son incroyance ou son athéisme dans le respect de l’égalité des droits de tous.

La laïcité, dans son sens le plus général dont la séparation des Églises et de l’État est la conséquence ou le moyen, peut ainsi être définie comme le principe de l’égalité des libertés de conscience dans le respect des droits de l’homme, c’est-à-dire sous la reconnaissance du primat de l’égalité des droits sur les croyances.

Il est certain que ce respect de l’égalité des droits doit faire l’objet d’une éducation. C’est la mission de l’école publique que de former les consciences à la liberté en enseignant le décentrement par rapport à soi-même sous l’exigence de l’universel – conformément à ce que Kant, au § 40 de sa Critique de la faculté de juger, nommait les « maximes du sens commun » : « penser par soi-même » (maxime de la « pensée sans préjugés »), « penser en se mettant à la place de tout autre » (maxime de la « pensée élargie »), « toujours penser en accord avec soi-même » (maxime de la « pensée conséquente »).

La liberté de conscience n’est pas la liberté du for intérieur, mais la liberté de pratiquer sa religion, son incroyance ou son athéisme dans le respect de l’égalité des droits de tous.

Mais cet apprentissage du décentrement n’implique pas que la liberté de conscience doive aller contre la liberté de culte. Les initiateurs de la loi de 1905 n’ont jamais envisagé d’interdire aux parents de donner une éducation religieuse à leurs enfants. Certains arguments avancés dans les débats présents – au titre du souci légitime d’une protection, contre la pression environnante, du droit des individus à manifester leur incroyance – sont formulés dans des termes si maximalistes qu’on se demande si ceux qui les brandissent se rendent compte que, pour être cohérents, ils devraient réclamer l’interdiction du baptême avant 18 ans et de la circoncision religieuse des enfants.

Les manifestations géantes de l’année 1984 en faveur de l’école libre semblent avoir été refoulées par la mémoire collective dont elles sont la mauvaise conscience. Nombre de ceux qui protestent contre la présence d’accompagnatrices voilées dans les sorties scolaires sont peu empressés à défendre l’école publique contre les empiètements en elle du privé et de la société civile. Rares sont ceux qui assument ce qui devrait être la conséquence nécessaire de leur intransigeance laïque : la demande d’une suppression de toutes les écoles privées au profit de la seule école publique.

L’égalité des croyants et des incroyants

Les captations identitaires de la laïcité butent sur un paradoxe : elles voudraient faire d’une loi de séparation assurant la pluralité des croyances une loi d’unité des consciences. Elles voudraient que la laïcité soit une sorte de credo national ou de religion civile. Ferdinand Buisson réclamait déjà que la République fût fondée sur une « foi laïque » : cette tentation fut déjouée par la loi de 1905.

Contre cette confusion de la laïcité avec une religion civile, Catherine Kintzler a proposé avec raison d’articuler la laïcité en un « système de trois propositions » : « 1.Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre. 2.Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’aucune. 3.Personne n’est tenu de n’avoir aucune religion[5]. »

Il s’agit donc de garantir le droit égal des croyants et des incroyants – en prenant garde que les incroyants, parce qu’ils ne forment pas une communauté, sont toujours menacés d’être défavorisés par rapport aux communautés religieuses qui, du fait de leur caractère organisé, sont susceptibles d’obtenir des avantages spécifiques. «  Être Charlie  », c’est cela : ne pas céder sur le droit qu’ont les incroyants de manifester leur impiété comme les croyants ont le droit de manifester leur piété.

Mais il en va de la liberté de conscience comme de toute liberté : elle rencontre sa limite dans la liberté de l’autre et dans la règle même qui la fonde, la règle de l’égalité et de la réciprocité des libertés. Cette règle implique la neutralité de l’État. Elle n’implique ni de rendre invisible l’irréligion, ni de rendre invisible le religieux dans l’espace public (au sens de l’espace civil et non de la sphère de l’autorité publique). Elle exclut en revanche la saturation de l’espace public par les manifestations religieuses (et irréligieuses). La piété et l’impiété doivent avoir leurs espaces (leurs temples et leurs journaux) ; elles ne peuvent pas occuper tout l’espace. Il est essentiel qu’existe un espace profane, laïque, qui doit être l’espace ­d’entente entre croyants et incroyants – l’espace de la raison publique.

Il est essentiel qu’existe un espace profane, laïque, qui doit être l’espace d’entente entre croyants et incroyants – l’espace de la raison publique.

Tout est ici affaire de pondération : on ne peut pas interdire les processions, mais on ne peut pas accepter qu’il y en ait chaque jour. C’est pourquoi l’article 1 de la loi de 1905 admet des « restrictions » à la liberté de culte « dans l’intérêt de l’ordre public ». Mais cet « ordre public » ne peut pas être défini de manière arbitraire ; il se définit comme un ordre des libertés qui s’accordent pour partager un espace commun.

Aller au-delà des lois de 2004 et de 2010 ?

C’est pourquoi il ne serait pas possible de dire : «  Mais c’est l’intérêt de l’ordre public que d’interdire le port du voile dans l’espace civil.  » Car, à ce compte, ce sera aussi l’intérêt de l’ordre public d’interdire les provocations de Charlie, le blasphème, les satires. L’ordre public ne peut pas interdire aux adultes de pratiquer leur religion ou leur irréligion à travers des actes ou des symboles qui ne violent la liberté de personne. Qu’on juge le sens d’un symbole déplaisant – qu’il s’agisse d’un voile ou d’un dessin blasphématoire – n’est pas un motif d’interdiction.

En revanche, l’ordre public peut imposer que les interactions sociales se fassent à visage découvert afin que chacun dispose des moyens d’identifier la personne à qui il a affaire. Il peut interdire certaines tenues couvrantes dans des espaces sportifs, tout comme il peut interdire la nudité dans des lieux publics, quoique celle-ci ne viole pas la liberté de ceux qui sont vêtus. Il peut imposer des limites aux manifestations religieuses des mineurs, lorsque celles-ci ont lieu à l’intérieur d’un espace qui n’est pas l’espace civil mais un espace spécifique, l’espace scolaire, espace fondé sur la dissymétrie entre les devoirs des élèves (qui procèdent du droit à recevoir une éducation) et les droits des éducateurs.

C’est ainsi que la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école constitue une loi, non pas laïque à proprement parler, mais limitant la liberté de conscience des élèves (donc restreignant le champ de la laïcité) pour des motifs d’intérêt public[6], comme le permet la loi de 1905. L’argument qui soutient la loi est que, dans un espace où les signes d’appartenance religieuse et politique sont ordinairement refusés aux élèves et aux enseignants (les aumôneries étant extérieures à l’espace de la classe), la demande du port d’un vêtement à signification religieuse, du moment que le caractère obligatoire de ce vêtement dans l’espace scolaire est revendiqué par des mouvements qui ont une intention politique de contestation de la laïcité et souhaitent faire reconnaître leur autorité au détriment de courants libéraux de la même religion, est une demande qui n’a pas le même poids que, par exemple, la demande de ne pas recevoir à manger des aliments interdits[7].

En ce sens, la loi de 2004 ne s’ensuit pas de la loi de 1905, mais elle ne la contredit pas. Des esprits libéraux sont en droit de la juger trop peu libérale ; certains arguments formulés en ce sens (proposant par exemple de la limiter au collège ou aux mineurs) méritent la discussion. On peut aussi regretter que le vote de la loi n’ait pas pris en compte certaines recommandations de la commission Stasi qui l’avait préparée, telle l’introduction de jours fériés juifs et musulmans dans le calendrier scolaire. Mais il est pour le moins abusif de présenter cette loi, avec la loi de 2010, comme une pièce d’un dispositif «  liberticide  » qui serait l’expression d’une «  islamophobie  » ou d’un «  racisme d’État  », même si les intentions de certains des députés qui ont voté la loi de 2004 ont été plus que suspectes.

On peut ici s’en tenir aux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme : dans l’espace des législations compatibles avec la Convention des droits de l’homme, la loi de 2004 se situe du côté d’une laïcité restrictive, mais ne sort pas de l’espace «  libéral  » des droits – tout comme certaines législations de pays européens non laïques ne sortent pas de cet espace bien qu’elles accordent un privilège au religieux, que ce soit sous la forme de l’existence d’une Église d’État ou d’une protection du religieux contre certaines offenses[8].

En revanche, il faut reconnaître que la proposition faite par certains d’une interdiction du port de signes religieux par des adultes dans l’espace civil, ne serait-ce que dans le cadre d’un accompagnement de sorties scolaires, nous mettrait en contradiction avec la lettre et avec l’esprit de la loi de 1905. L’argument de la « respiration laïque » invoqué en faveur d’une telle mesure[9] ne tient pas : il relève d’une infantilisation des personnes adultes, dont on décide à leur place de quelle façon elles doivent comprendre et pratiquer leur religion. Une musulmane qui estime devoir porter le voile, quelles que soient ses raisons de le faire, est en droit de le faire ; ce droit n’a pas à être contesté dès lors qu’il s’exerce dans l’espace civil et qu’il n’attente en rien au droit des autres de se vêtir comme ils le souhaitent.

Cela ne signifie nullement que le voile ne peut pas faire l’objet de mises en cause, que ce soit au motif de sa dimension patriarcale, ou de son rigorisme, ou même au motif d’une critique générale de l’aliénation religieuse. Mais une chose est de critiquer le voile, une autre est de stigmatiser les femmes voilées et de contester leur droit : la loi de 1905 n’interdit nullement «  l’aliénation religieuse  », qu’elle ne distingue pas de la liberté de culte.

Le «  laïc  » qui se sent agressé par la seule vue d’une femme voilée[10] et demande en conséquence l’interdiction du voile dans des espaces civils, parce que la signification religieuse de celui-ci lui déplaît ou parce qu’il estime qu’il y a là une sorte de proclamation d’endogamie et de refus de la liberté sexuelle, ne se rend pas compte qu’il raisonne d’une manière qui ressemble beaucoup à celle de l’intégriste qui se sent agressé par la vue d’une femme non voilée et demande en conséquence l’interdiction des têtes nues féminines parce que leur signification impie lui déplaît ou qu’il y voit une provocation sexuelle.

Contre les instrumentalisations, pour la confiance

Le débat français frémit de la peur des «  instrumentalisations  ». Nous connaissons depuis longtemps les tristes contorsions de ceux qui, sous prétexte de ne pas être instrumentalisés par «  la politique israélienne  », refusent de nommer et de dénoncer l’antisémitisme, affublé en «  antisionisme  », parfois dans leurs rangs. D’autres nous disent aujourd’hui qu’il ne faudrait jamais utiliser le terme d’islamophobie – dont Isabelle Kersimon a analysé les pièges et les abus[11] – sous prétexte qu’il peut être employé pour empêcher la critique de la religion musulmane. Connaître les pièges du mot est pourtant ce qui permet de l’utiliser en les évitant. Le mot d’«  islamophobie  » ne peut pas désigner la critique ou la satire de l’islam ; il doit être réservé aux comportements discriminatoires fondés sur la volonté de traiter les musulmans comme un corps étranger et une catégorie de citoyens qui, du seul fait d’être musulmans, constitueraient un danger.

Dénoncer ces comportements n’implique nullement qu’on minimise la gravité de la recrudescence en France d’un antisémitisme meurtrier, alimenté par le succès de figures comme Dieudonné ou Soral, en même temps que par une propagande islamiste elle-même tributaire des anciens best-sellers de l’antisémitisme européen et de «  l’antisionisme  » soviétique. Ceux qui nient le danger des discours islamophobes invoquent souvent les statistiques qui montrent, en France, un recul récent des actes d’hostilité envers les musulmans, ou rappellent que le principal danger est en France celui du terrorisme djihadiste. Indépendamment du fait qu’un terrorisme du type de celui du massacre de Christchurch est possible en France aussi, ce type de discours néglige qu’il existe des dangers qui sont d’ordre proprement politique. Or un de ces dangers est le processus d’accès au pouvoir, un peu partout en Europe, de partis d’extrême droite qui entendent attaquer les libertés fondamentales et parviennent à obtenir des succès électoraux en mobilisant la peur d’une «  islamisation de l’Europe  » (y compris dans des pays de l’Est qui n’ont quasiment aucune population musulmane). Ce processus ne peut que se nourrir du climat de guerre civile qu’installent des discours tantôt irresponsables et tantôt délibérés, tels ceux de certains auteurs phares des éditions Ring.

La laïcité a naturellement besoin de l’adhésion des citoyens ; elle requiert que la société partage un ethos laïque. Mais elle n’exige pas que les croyants se «  sécularisent  » au point de ne plus assumer intégralement leur foi. Elle exclut l’intégrisme, mais non l’intégrité de la foi ; elle demande simplement que tous les citoyens «  intègrent  » les principes laïques dans la pratique de la citoyenneté. Et cela suppose que la citoyenneté soit elle-même intégrative, autrement dit que les citoyens soient intégrés à égalité dans l’espace commun de la cité.

Quand cette intégration a lieu, il n’est plus besoin de «  sécurité culturelle  » – une notion confuse et d’autant plus redoutable que, à bien y réfléchir, rien ne produit autant d’«  insécurité culturelle  » que le processus de laïcisation, qui destitue la force collective des repères religieux traditionnels. Nous n’avons pas besoin d’une «  sécurité culturelle  » que personne n’est capable de définir, mais d’une confiance civique qui nous permette de nous entendre jusque dans nos disputes.

 

[1] - Cet article reprend, sous une forme modifiée et condensée, des analyses d’abord présentées et détaillées dans l’article «  Tourmentes laïques  », paru sur le site de l’Institut de recherche et d’études sur les radicalités (inrer.org), association présidée par Isabelle Kersimon.

[2] -  On aura reconnu ici des propos dont l’un a été tenu par le ministre de l’Éducation nationale – qui, par cette phrase exposant ses préférences en matière de religion, est sorti de la réserve laïque de sa fonction – et l’autre par un académicien très présent dans les grands médias. Voir Alain Policar, «  De l’ethos de la laïcité. Réponse à Souâd Ayala  », www.telos-eu.com, 13 novembre 2019.

[3] - Le fait que l’Alsace-Moselle ne soit pas sous le régime de la loi de 1905, mais sous un régime concordataire, constitue un autre de ces «  accommodements raisonnables  ».

[4] -  Ferdinand Buisson, qui fut pourtant le partisan de la laïcité le plus hostile à l’indépendance de l’Église catholique (il combattit l’article 4 de la loi de 1905 qu’il jugeait trop libéral), écrit qu’il faut «  ménager la liberté de conscience jusqu’à ses aberrations  » (La Foi laïque, Paris, Hachette, 1913, p. 132). Et il prévient qu’accorder aux catholiques la liberté de conscience, c’est leur accorder «  la liberté d’obéissance  » à l’Église (ibid., p. 280).

[5] - Catherine Kintzler, «  Construire philosophiquement le concept de laïcité. Quelques réflexions sur la constitution et le statut d’une théorie  », Cités, vol. 52, no 4, 2012, p. 51-68.

[6] - Cette remarque a été formulée par Jean Robelin lors du colloque «  L’idée du commun. Autour de la pensée d’André Tosel  » (université de Liège, 8-9 octobre 2015).

[7] - Que l’école ne puisse pas imposer une alimentation contraire aux convictions religieuses et philo­sophiques est d’autant moins problématique qu’il est facile de satisfaire à la liberté de toutes les convictions en offrant la possibilité d’un repas végétarien. Il n’y a pas, en revanche, à fournir de certifications religieuses des aliments. Une telle demande déraisonnable n’a pas lieu d’être dès lors que les plats fournis ne transgressent aucun interdit.

[8] - Pour une analyse serrée de cet espace des possibles, voir le livre magistral de Cécile Laborde, Liberalism’s Religion, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2017, dont un avant-goût en français est donné par l’article «  Comment peut-on être laïque ?  », Esprit, septembre 2018.

[9] - C. Kintzler, «  Accompagnateurs scolaires : et si on leur proposait la respiration laïque ?  », www.mezetulle.fr, 18 octobre 2019.

[10] - C. Kintzler s’inquiétait en 2013 de ce qu’«  un croyant voit ses droits à la manifestation religieuse respectés au sein de son entreprise, mais un non-croyant a le devoir de subir ces manifestations sans pouvoir obtenir un moment et un lieu de retrait où il en serait préservé  » (www.mezetulle.net). Cet argument est dangereusement réversible : si l’incroyant doit pouvoir être protégé contre la manifestation des convictions religieuses, alors le croyant doit pouvoir être protégé contre les manifestations d’incroyance.

[11] - Isabelle Kersimon, Islamophobie, la contre-enquête, Paris, Plein Jour, 2014. I. Kersimon juge le terme justifié pour qualifier ceux qui revendiquent leur haine de l’islam pour traiter tout musulman comme un suspect.

Jean-Yves Pranchère

Ancien élève de l'École Normale Supérieure, Jean-Yves Pranchère est membre du Centre de Théorie Politique de l'Université libre de Bruxelles, où il enseigne. Il est l'auteur de Le Procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016) avec Justine Lacroix.

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