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L'effet de serre et le développement du Sud. Le cas de l'Amazonie

février 2007

#Divers

Le Brésil est lancé dans un fort développement économique. Il doit pourtant aussi, pour des raisons d’équilibre écologique global, prendre garde à ne pas surexploiter l’Amazonie. Comment concilier les deux sans faire reposer sur les pays du Sud des contraintes rendues impératives par un développement qui a profité au Nord ? Comment prendre en compte simultanément la vie des populations des régions amazoniennes, les intérêts nationaux brésiliens et l’enjeu climatique global ?

On connaît avant tout l’Amazonie pour sa richesse écologique : elle inclut 60 % des forêts primaires restant dans le monde, 55 000 espèces végétales, plus de 1 500 espèces d’oiseaux. L’Amazonie joue aussi un rôle majeur dans la régulation climatique du globe. Actuellement, sa biomasse végétale absorberait près de 8 % des émissions annuelles mondiales de CO2 d’origine humaine. Problème : elle est elle-même un stock énorme de carbone – 60 % de la masse d’un arbre, une fois séché. Les effets négatifs de la déforestation sont donc doubles : d’un côté, elle implique une réduction durable de la capacité d’absorption de gaz à effet de serre, de l’autre la destruction du bois (surtout sa combustion) libère instantanément et massivement du carbone dans l’atmosphère.

Ce second phénomène, qui se développe très vite, explique que le Brésil soit l’un des dix premiers émetteurs mondiaux de gaz à effet de serre, loin derrière les pays les plus développés, mais avec une différence importante : la plus grande partie de ses émissions n’a aucune utilité économique ni sociale. Selon le rapport officiel transmis à la Convention des Nations unies sur le changement climatique, pas moins de 75 % des émissions brésiliennes de CO2 sont dues à la déforestation de l’Amazonie1. Le reste provient de l’industrie, des moyens de transport, etc., dans un pays au bilan énergétique par ailleurs favorable, en raison du poids de l’hydroélectricité (88 % de la production électrique).

Une menace locale et globale

Cela étant, il faut distinguer à nouveau deux effets climatiques différents de la combustion de la forêt : la contribution au processus global de réchauffement à travers les émissions de gaz, d’une part ; les effets directs de la réduction de la forêt sur le régime des pluies à l’échelle du continent, de l’autre. Alors qu’on a longtemps pensé que ce second phénomène était surtout local, cette thèse est désormais infirmée : 40 % des pluies en Argentine dépendraient du régime amazonien, une proportion qui s’élèverait à 50 % dans l’État de São Paulo et à 60 % sur l’ensemble de la Colombie.

Donnons un exemple de la complexité des processus climatiques en cause. Alors que la circulation des pluies au-dessus de l’Amazonie se fait d’est en ouest, on estime désormais qu’entre la côte atlantique et les Andes, les pluies ne connaissent pas moins de six cycles d’évaporation et de précipitation, en raison de la puissance du rayonnement solaire sous l’équateur. Corollaire : la destruction de la forêt sur une bande relativement étroite pourrait bloquer, sinon perturber profondément, le cycle des pluies dans toutes les régions situées à l’ouest de celle-ci, puis dans le sud du continent. Un autre constat souligne la vulnérabilité de la forêt à la réduction des précipitations : la pluviométrie dans la partie sud de la forêt amazonienne connaît des effets de saisonnalité importants, qui sont à l’origine d’un assèchement relatif et d’une vulnérabilité observée aux incendies. En d’autres termes, les effets de marges peuvent donc être importants, comme l’ont montré les années marquées par le phénomène El Ninõ : moins de pluies sur une partie de la forêt amazonienne s’est traduit par de véritables sécheresses, et donc des risques de destruction considérablement accrus2. Ce sont bien sûr ces effets « en boucle », à caractère auto-entretenu, qui sont les plus redoutables.

Les principaux facteurs de la déforestation sont désormais connus3. La destruction de la forêt amazonienne a commencé au début des années 1970, quand a été engagée la construction de la route transamazonienne. On a immédiatement observé le phénomène qui reste aujourd’hui à la base du processus de déforestation : les exploitants forestiers ou agricoles, généralement dépourvus de tout titre de propriété ou de toute licence, développent des réseaux de routes secondaires, détruisent la forêt de proche en proche et la transforment progressivement en savane et en pâturages. Or, de l’un à l’autre, à surface égale, l’absorption de CO2 est réduite de 6/7. On estime que désormais 17 % de la forêt primaire initiale ont été détruits, soit approximativement la surface de la France ; au cours des dernières années, la déforestation a représenté chaque année une surface comparable à celle de la Belgique. Ces mesures sont désormais fiables en raison de la précision des prises de vue par satellites : ils permettent de mesurer précisément l’évolution de la couverture végétale au sol, mais aussi de repérer les incendies (35 000 feux en 2004, d’une durée moyenne de quatre jours avec des flammes de vingt à trente mètres) ; à brève échéance, ils permettront aussi de différencier les espèces d’arbres et de repérer presque en temps réel les mises en coupe.

Plus généralement, les causes les plus puissantes de ce processus soulignent désormais le lien direct entre la croissance économique et la déforestation de l’Amazonie. Ces causes sont les suivantes, en ordre de nuisance décroissant :

l’extension de l’élevage bovin et de la culture de soja est clairement le facteur le plus important, et donc le plus dangereux en raison des intérêts en jeu : la croissance très rapide des surfaces a été soutenue ces dernières années par les cours élevés sur les marchés internationaux et par les dévaluations du réal de 1999 et 20024. La Chine, un importateur majeur de soja brésilien, a proposé au Brésil de financer la construction de nouvelles infrastructures qui faciliteraient les exportations – sans afficher un souci majeur pour l’environnement. Le mouvement associatif et les Ong actives au Brésil sont particulièrement inquiétés par le projet d’une nouvelle route qui traverserait entièrement le quart sud-ouest du bassin amazonien ; elle traverserait ensuite les Andes, avant de rejoindre la côte pacifique, à partir de laquelle les matières premières brésiliennes seraient exportées vers l’Asie, en particulier la Chine. Un tel projet ouvrirait à la colonisation des régions entières, aujourd’hui relativement protégées ;

l’exploitation des bois précieux est la deuxième cause de destruction de la forêt : elle se fait directement dans les régions de forêt primaire et, en général, ne permet pas une régénération spontanée de la forêt ; au contraire elle la fragilise et la rend plus vulnérable aux incendies (arbres cassés, etc.5). La demande principale de bois précieux, traditionnellement japonaise, vient désormais de Chine ; elle est accentuée par la destruction aujourd’hui à peu près achevée des forêts primaires dans la péninsule sud asiatique (Malaisie, Thaïlande) ;

les barrages hydroélectriques sont une cause non négligeable de destruction de la forêt : il semble établi que la décomposition de très grandes surfaces de forêts submergées, en raison de la faible inclinaison du bassin amazonien, entraîne des émissions de gaz supérieures, sur la vie entière du barrage, à celle de centrales thermiques de puissance équivalente, alimentées au pétrole ou au charbon. L’optimisation au plan climatique demande donc des barrages ayant le rapport le plus élevé entre le volume d’eau stockée et la surface au sol submergée ; or sur ce plan la plus grande partie du potentiel brésilien semble désormais exploitée ;

enfin, restent deux causes de déboisement : l’exploitation minière (notamment le minerai de fer dans le nord de l’Amazonie), et l’expansion urbaine (cas de Manaus et Belem).

La discorde Nord-Sud

Le Brésil dispose d’une communauté d’experts importante dans le domaine de l’écologie amazonienne comme dans celui du climat. C’est aussi une société civile ouverte et dynamique, où chercheurs et experts sont engagés dans le débat public. Cela étant, la politique brésilienne envers l’Amazonie est traditionnellement partagée entre deux tendances, de forces très inégales. La plus faible répond aux demandes de protection de l’environnement et des populations indiennes. Elle s’est traduite par la création d’importantes zones protégées, relativement bien mises à l’abri de la déforestation et de l’exploitation commerciale. Toutefois, en termes de surfaces, ces zones ne sont aucunement suffisantes pour apporter une réponse viable aux risques climatiques. La seconde tendance renvoie à la priorité au développement économique : tant dans l’esprit des gouvernants que de la plus grande partie de l’opinion, le Brésil n’a pas à renoncer à son développement économique pour satisfaire les Ong bien-pensantes venues des pays riches.

On retrouve ici l’enjeu central du débat international sur l’effet de serre : la plus grande partie, de loin, du stock de gaz dans l’atmosphère a été émise par les pays aujourd’hui développés ; mais les flux actuels de gaz viennent, de manière croissante, des économies du Sud en croissance rapide – Chine en premier lieu, évidemment, mais aussi toutes les grandes « économies émergentes » derrière elles. Or tous ces pays, évidemment, n’admettent pas de sacrifier leur développement au nom de considérations d’environnement que les riches ont ignoré jusqu’à ces toutes dernières années. Rarement on aura vu de manière aussi frappante la production d’un authentique bien public international bloquée par un conflit d’intérêt aussi frontal.

S’ajoute, dans le cas du Brésil, le vieux mythe d’une menace récurrente contre la souveraineté nationale sur l’Amazonie : le développement économique et le peuplement sont aussi perçus, depuis le régime militaire, comme une priorité stratégique face à laquelle argumenter au nom d’une priorité globale pourra très vite avoir des effets inverses à ceux espérés. Cette thèse d’une souveraineté menacée peut paraître complètement chimérique, elle n’en est pas moins une donnée de base dans le débat international sur l’Amazonie : l’évolution vers des politiques plus favorables aux enjeux climatiques devra passer par les policy makers et par l’opinion brésilienne, aujourd’hui peu sensibles et peu informés en matière environnementale.

Au plan technique, on a dit que les moyens de repérage et de mesure de la déforestation sont de plus en plus puissants, grâce en particulier aux satellites ; en revanche les ressources sur le terrain sont terriblement insuffisantes : le contrôle de l’occupation des sols et la répression des exploitations illégales de bois souffrent en particulier de manques cruels (personnel, moyens techniques, etc.). Paradoxalement, ce constat alimente l’opinion sous-jacente au Brésil que de toute manière on ne pourra pas faire grand-chose pour l’Amazonie, que sa colonisation est inévitable. Pour le moment, la défaillance des moyens, le caractère limité des expériences de terrain interdisent de tirer une conclusion aussi radicale.

Quelles alternatives?

On ne peut donc contourner la délibération, les choix collectifs, et donc la politique interne au Brésil. Prenons un nouvel exemple. Certains experts soulignent que des régions non boisées, situées entre le bassin amazonien et le Nordeste, seraient d’un point de vue agronomique tout aussi favorables à la culture du soja et à l’élevage bovin que les terrains nouvellement déboisés. L’expansion de la production dans cette direction supposerait toutefois un choix clair des pouvoirs publics, afin de soutenir le développement d’infrastructures de transport orientées vers la côte atlantique. Mais à ce point, on se heurte à la politique locale. Un cas exemplaire est celui du Matto Grosso (un des trois principaux États amazoniens par la surface) : un projet original de contrôle de la déforestation avait été développé, entre 1999 et 2003, date à laquelle le gouverneur sortant a été battu par Blairo Maggi, premier producteur mondial de soja. Il a d’ailleurs été réélu, au premier tour des élections de septembre 2006.

La pression très forte exercée désormais par les intérêts commerciaux privés a une conséquence majeure : toute stratégie viable au regard de l’Amazonie devra nécessairement être compatible avec eux. Il ne servira à rien de proposer une stratégie de protection de l’environnement et du climat qui serait construite contre ces intérêts, et plus généralement contre l’intérêt légitime des Brésiliens à préserver leur potentiel de croissance. Il faudra en passer par des compromis, et donc par des règles du jeu mutuellement acceptées, dans lesquelles l’État fédéral brésilien aura nécessairement un rôle central : comme arbitre de l’intérêt commun entre régions et secteurs brésiliens, comme garant des engagements mutuels, comme producteur d’information crédible, et aussi comme mobilisateur de ressources (par exemple pour construire des axes de transport en direction de l’Atlantique). Enfin, c’est par lui aussi que ces dispositifs internes pourront s’articuler avec d’éventuels accords ou programmes internationaux, dans cette économie politique extraordinairement complexe, où sont intriqués enjeux locaux, nationaux, régionaux et globaux.

Ici, un instrument, mis en avant par de nombreux spécialistes et Ong brésiliennes, consisterait à inclure les projets de protection contre la déforestation dans le « mécanisme de développement propre » prévu par le protocole de Kyoto. Son intuition est simple : selon les termes mêmes du secrétariat de la Convention,

les pays industrialisés payent pour des projets qui réduisent ou évitent des émissions dans des nations moins riches – et sont récompensés de crédits pouvant être utilisés pour atteindre leurs propres objectifs d’émissions. Les pays récipiendaires bénéficient d’injections « gratuites » de technologies avancées qui permettent à leurs usines ou leurs installations générant de l’électricité d’opérer de manière plus efficiente – et de ce fait à bas coût et des profits élevés. Et l’atmosphère est bénéficiaire car les futures émissions sont moindres que ce qu’elles seraient autrement.

Dans le cas d’espèce, l’argent irait donc aux acteurs, privés ou publics, à l’origine de chaque projet. L’idée est donc d’apporter ainsi directement les moyens qui aujourd’hui font tant défaut à la protection de la forêt amazonienne, sans peser sur des contraintes budgétaires et financières internes, déjà très sollicitées. Cette proposition est contestée, en particulier par beaucoup d’Ong et de gouvernements européens, principalement en raison de doutes quant à la conservation durable du carbone « piégé » dans la biomasse végétale : tôt ou tard, craint-on, les masses énormes de carbone stockées en Amazonie vont s’échapper dans l’atmosphère – donc un transfert financier n’est pas justifié6.

On n’a aucunement la compétence de juger de la viabilité de cette proposition dérivée du mécanisme de développement propre. Reste le point principal, qu’elle illustre, et qui à ce point est le plus important : si l’Amazonie est (entre autres) un bien public précieux pour la planète, alors il est normal que la communauté internationale paye le Brésil, pays toujours pauvre, pour les services que cette forêt rend à l’humanité entière.

  • *.

    Économiste (Cepii), voir son précédent article dans Esprit : « L’État et la “sanction du marché” : l’expérience de la faillite », décembre 2004.

  • 1.

    Ministry of Science and Technology, Brazils Initial National Communication the United Nations Framework Convention on Climate Change, Brasilia, General Coordination on Global Climate Change, 2004.

  • 2.

    P. Bunyard, “Climate and the Amazon”, miméo, 2005.

  • 3.

    P. Fearnside, “Deforestation in Brazilian Amazonia: history, rates and consequences”, Conservation Biology, 20: 2, juin 2005.

  • 4.

    Monnaie brésilienne. D. Kaimowitz, B. Mertens, S. Wunder, P. Pacheco, Hamburger Connection Fuels Amazon Destruction, Cattle Achning and Deforestation in Brazils Amazon, Bogor (Indonésie), Center for International Forest Research (Cifor), 2004.

  • 5.

    R. Lindsey, “From forest to field: how fire is transforming the Amazon”, Earth Observatory, 8 juin 2004.

  • 6.

    Voir P. Fearnside, “Global implications of Amazon frontier settlement: carbon, Kyoto and the role of the Amazonian deforestation”, dans A. Hall (ed.), Global Impact, Local Action: New Environmental Policy in Latin America, Londres, University of London, Ilas, 2004. Pour une série d’argumentaires critiques sur cette proposition, voir : http://unfccc.int/parties_and_observers/ngo/items/3689.php

Jérôme Sgard

Docteur en économie, Jérome Sgard est professeur d’Économie Politique à Sciences Po. Auparavant, il a notamment été chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Il est notamment l’auteur de L’Économie de la panique (La Découverte, 2002) et Europe de l’Est : la transition économique (Flammarion, 1997).…

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