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Série : Lupin, photo d’Omar Sy. Décembre 2020 | Copyright Emmanuel Guimier/Netflix
Série : Lupin, photo d'Omar Sy. Décembre 2020 | Copyright Emmanuel Guimier/Netflix
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Abus de biens culturels

La notion d’« appropriation culturelle » est au cœur de nombreuses polémiques, qui sont le fruit de son ambivalence. À cette notion versatile, qui peut servir la lutte contre les discriminations comme renforcer la fragmentation identitaire, il faudrait substituer celle d’abus de biens culturels.

La notion d’« appropriation culturelle » ne cesse d’alimenter le débat. Ses contours flous recouvrent des réalités très diverses, de la représentation artistique ou récit fictif des expériences d’autrui jusqu’au vol et à la monétarisation de possessions d’autres cultures ou de groupes marginalisés. Parce que la notion d’appropriation d’expériences ou de pratiques culturelles par des personnes qui n’en feraient pas partie tend à opposer les identités et à assigner les individus à leurs origines culturelles, la tentation est grande d’aspirer à dissoudre le débat. Il faut cependant se garder de dénier la réalité des rapports de pouvoir et des inégalités que cette notion sert le plus souvent à dénoncer. Son ambiguïté doit nous conduire à un déplacement des enjeux. Ce qui pose problème ne peut pas être l’effort artistique, fictif ou même réflexif, par lequel on tente de se mettre à la place d’autrui afin de mieux comprendre sa situation. Bien au contraire, il s’agit là du seul moyen, certes imparfait et précaire, d’établir un véritable lien entre les êtres humains. Les rapports qui définissent une situation, quand bien même ceux-ci sont liés à une histoire culturelle, ne peuvent pas être considérés comme un bien dont les uns seraient seuls propriétaires, rendant illégitime toute tentative de s’imaginer à leur place ou de s’identifier à eux. En revanche, les œuvres ou les productions de l’esprit peuvent devenir un bien usurpé toutes les fois qu’elles servent d’instruments pour asseoir la domination d’un groupe social au détriment des autres. Mais c’est alors sur l’inégalité de répartition des ressources valorisées socialement, qu’elles soient culturelles ou économiques, que la critique et la dénonciation doivent porter.

L’autrice états-unienne Jeanine Cummins, après s’être définie comme blanche, s’est vu reprocher d’avoir écrit un roman sur les cartels mexicains et l’émigration de celles et ceux qui en sont victimes1. Si la critique d’aspects caricaturaux de la fiction peut permettre un débat fécond sur les représentations que l’on se fait d’une situation, les attaques reconduisant chacun à l’identité dont il serait propriétaire mènent à une impasse. L’acteur français Omar Sy a récemment été mis en cause pour avoir joué un rôle inspiré d’Arsène Lupin dans la série homonyme, au motif que le personnage ne pourrait être incarné que par un Blanc. L’absurdité d’un tel reproche montre que la notion d’appropriation culturelle ne fournit qu’une arme à double tranchant pour lutter contre des discriminations raciales bien réelles. Si l’appropriation culturelle désigne l’usage de références culturelles (fictions, personnages, croyances, idées ou œuvres) par des personnes qui n’appartiendraient pas à cette culture et qui sont alors accusées d’une usurpation d’identité, elle ne fait qu’essentialiser les différences et enferme chacun dans une origine réelle ou supposée. Outre que l’attaque dont Omar Sy a pu faire l’objet témoigne du racisme des individus qui la relaient – l’acteur étant considéré comme illégitime en raison de sa couleur de peau à jouer un rôle qui appartiendrait à une culture présumée blanche –, elle témoigne de la versatilité d’une notion qui peut être instrumentalisée à toutes les fins de censure et d’exclusion.

Le débat sur l’appropriation culturelle pourrait n’être alors qu’un de ces faux problèmes qu’il conviendrait de dénouer : l’art, la culture, la fiction et la pensée sont des lieux de brassages culturels et d’influences diverses qu’il serait mortifère de vouloir assigner à résidence en en faisant la propriété privée des uns au détriment des autres. Cette réponse est cependant insuffisante. Car il faut entendre le malaise de celles et ceux dont la parole est méprisée, qui se sentent réduits au silence et qui considèrent l’expression d’histoires qui les concernent comme une confiscation de leur propre parole. L’enjeu est alors celui de l’accès à la parole publique, de l’égale participation au débat et de la médiatisation des œuvres. Les autrices d’origine latino-américaine bénéficient-elles des mêmes ressources que leurs homologues au sein du monde éditorial états-unien ? Les acteurs perçus comme noirs ont-ils accès aux mêmes opportunités que leurs collègues blancs du cinéma français ? À la notion réversible d’appropriation culturelle, il faut substituer celles d’inégalité de conditions et de rapport de domination.

À la notion réversible d’appropriation culturelle, il faut substituer celles d’inégalité de conditions et de rapport de domination.

Ce problème crucial d’égalité doit néanmoins être distingué du jugement porté sur le contenu des œuvres de fiction elles-mêmes. En la matière, ce ne sont pas les origines réelles ou l’identité supputée de l’auteur ou de la scénariste qui devraient compter pour la lectrice ou le spectateur, mais seulement le mouvement réflexif de la pensée que permet la puissance d’identification dont est porteuse la fiction. Si une idée n’est vraiment comprise, au sens propre du terme, qu’en la faisant sienne et en étant pour ainsi dire incorporée, l’identification fictive est irremplaçable et précieuse pour la pensée. Lorsque je m’identifie à Lydia, personnage central d’American Dirt, je comprends mieux ce que se sentir traquée et acculée à l’immigration peut vouloir dire. Sans doute est-ce bien insuffisant pour rendre compte du contexte géopolitique mexicain et de la vie de ses ressortissants, mais un roman n’a jamais vocation à tout dire. Il ne vaut, bien au contraire, que par le point de vue qu’il nous permet de comprendre, en nous mettant à la place de ses personnages. La fiction insuffle cet effort de décentrement de soi et rend possible ce perspectivisme qui grandit notre pensée au sens où elle la rend plus juste, moins étroitement rivée à nos propres intérêts particuliers.

Au § 40 de la Critique de la faculté de juger, Kant donne pour « maxime de la pensée élargie  » l’effort de « penser en se mettant à la place de tout autre2 ». C’est seulement « en comparant son jugement aux jugements des autres », en « se plaçant du point de vue d’autrui », que l’esprit peut chercher à se détacher de la particularité et de la contingence de son jugement. La notion de place importe ici : se mettre à la place d’autrui n’est pas se prendre pour lui ; la place désigne la situation dans un ensemble de rapports (géographiques, matériels, sensibles, moraux, sociaux, civils) et les effets de ces rapports sur le sujet qui est placé. S’imaginer à la place d’autrui, c’est donc faire l’effort de comprendre la façon dont autrui est affecté par la situation qui est la sienne. Ce n’est ni prétendre comprendre l’intégralité de ce qui définit une personne ni l’assigner à une identité figée. Au contraire, cet effort de décentrement est celui d’une pensée qui tend à tisser du lien et du commun à partir de la compréhension de ce qui affecte les êtres humains. La notion de place permet de penser l’asymétrie des relations et l’injustice des rapports de domination, sans essentialiser les êtres qui occupent ces places, mais sans dénier non plus l’inégalité des situations.

Kant précise cependant que ce changement de perspective s’obtient moins en comparant son jugement « aux jugements réels » des autres qu’à leurs « jugements possibles ». Il pourrait alors ne s’agir que de faire varier les points de vue dans la solitude de sa conscience, sans réelle intersubjectivité. Penser en se mettant à la place d’autrui ne serait qu’un pur jeu fictif qui ne prendrait pas en compte l’altérité réelle et la singularité concrète des points de vue. Ce faisant, le risque serait de s’arroger le droit de parler à la place de l’autre, en s’enorgueillissant de restituer le point de vue d’autrui mieux qu’il ne saurait le faire lui-même. Nul hasard pourtant si Kant énonce cette maxime à l’occasion de sa réflexion sur l’art et sur les discussions infinies que les œuvres suscitent sans que quiconque ne puisse jamais prétendre avoir atteint le lieu de la vérité objective. Cela suggère que le jugement d’autrui auquel je dois comparer le mien pour élargir ma pensée n’est pas une hypothèse nourrie intérieurement, mais suppose une véritable sortie de soi pour se placer fictivement ailleurs que là où l’on se situe. Or cet effort de décentrement n’est jamais mieux permis que par l’art, qui fait entrevoir un autre point de vue possible que le sien, que l’on ne comprend vraiment que parce que l’on peut s’identifier à lui et qui met soudain en lumière des relations entre les choses et les êtres que nous n’avions jamais envisagées sous cet angle. Le jeu fictionnel n’a alors plus rien d’une dénégation de l’altérité ; il est le lieu par excellence de sa rencontre et de sa compréhension.

La série Orange Is the New Black raconte la diversité des trajectoires de femmes incarcérées dans une prison de l’État de New York. L’épisode 5 de la saison 5 revient sur le passé de Janae Watson, jeune Afro-Américaine en laquelle sa professeure place l’espoir qu’elle sorte du quartier défavorisé dans lequel elle grandit. Lors de la visite d’un établissement d’excellence fréquenté par de riches adolescents blancs, Janae assiste à la répétition d’une scène de la comédie musicale Dreamgirls inspirée de la vie des Supremes, le célèbre groupe féminin du label Motown. Au moment où elle voit apparaître sur scène une jeune fille blanche portant une perruque afro à la Angela Davis et reprenant une chanson à la manière d’Aretha Franklin, Janae pleure doucement, et pendant de longues secondes, la spectatrice que je suis lit dans son regard le désarroi, le désenchantement et la colère. Ici, la notion d’appropriation culturelle revêt un autre sens en s’incarnant dans le regard de celle qui prend conscience d’être dépossédée des ressources financières et capitaux culturels dont d’autres sont si abondamment pourvus. La culture n’a en l’occurrence pas le sens d’une origine ou d’une identité, mais d’un bien que certains peuvent capitaliser, tandis que d’autres en sont démunis. Afin de dissiper les ambiguïtés, je propose de nommer « abus de biens culturels » cette usurpation des ressources par des personnes qui profitent de leur position sociale.

Si la notion d’appropriation culturelle a un sens, ce ne peut être celui, dévoyé, d’une séparation des sujets et des œuvres assignées à des frontières identitaires, mais celui d’inégalité des ressources et de leurs usages, toutes concentrées et valorisées dans certaines classes sociales à l’exclusion des autres. L’enjeu demeure celui de l’égalité. Reste que ce sentiment de dépossession et de dénuement, le désespoir et la révolte légitime qui l’accompagne, je les ai mieux compris grâce à l’identification que la fiction a produite en moi et aux rapports complexes que celle-ci a le pouvoir de mettre en lumière en me situant à la place d’une autre personne.

  • 1.Voir Ariane Singer, « American Dirt, le roman polémique de Jeanine Cummins », Le Monde, 13 septembre 2020.
  • 2.Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. par Alain Renaut, Paris, Gallimard, 2015.

Johanna Lenne-Cornuez

Philosophe, chercheuse associée à l'unité de recherche "Sciences, normes, démocratie" de Sorbonne Université (UMR 8011), elle vient de publier Être à sa place. La formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau (Classiques Garnier, 2021).

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