
Notre place terrestre
Pour une éducation cosmopolitique et écologique
Aucune politique écologique d’ampleur ne saurait être efficace sans une réduction et une transformation de la manière de consommer, sans une éthique de la responsabilité qui intègre la valeur écologique au sein de ses désirs et finalités.
La voie d’une écologie politique est nécessaire pour apporter des solutions efficaces et coordonnées afin de remédier à ce qui n’est plus tant une « crise » qu’un état présent du monde. Aussi les appels à l’éthique individuelle demeurent-ils insuffisants. Cependant, les perspectives critiques du prisme de la responsabilité morale, lorsqu’elles entendent échapper à un immobilisme irresponsable, s’accompagnent elles-mêmes d’un appel à de nouvelles « formes de vie » et à un nouvel ethos des citoyens. Si les réformes morales individuelles ne peuvent se passer de l’action politique, une transition sociale et écologique ne peut se passer d’une réflexion éthique, d’une conscience civique des enjeux et d’une transformation radicale des aspirations, des imaginaires et des conduites.
L’écologie comme valeur
Face à l’urgence climatique, de nombreux penseurs nous alertent avec raison sur les limites d’un appel à la responsabilité individuelle. Le monde des affaires promeut un discours de responsabilisation sur les questions sociales et environnementales encourageant une croyance à une réforme « de l’intérieur » du capitalisme néolibéral. Or celle-ci apparaît inefficace face à l’ampleur d’un désastre déjà perceptible dans de nombreuses parties du monde. Cette croyance permettrait en réalité de mieux disqualifier d’autres discours, envisageant le changement véritable d’un système qui doit se délivrer de l’impératif de croissance régissant l’activité économique1.
D’autre part, les petits gestes du quotidien, si utiles et louables qu’ils soient, ne sauraient être à la mesure d’enjeux qui réclament une initiative politique de grande ampleur, des mesures contraignantes et une coordination de celles-ci, compensant notamment les effets négatifs qu’elles ne manqueront pas d’avoir – à court terme du moins – sur certaines catégories socio-professionnelles (les agriculteurs ou les routiers, par exemple). En outre, les rapports et les mises en garde des scientifiques, tout à fait indispensables, ne sauraient se substituer à l’écologie politique, qui doit faire face à la conflictualité des intérêts en jeu et procéder à de véritables choix de société2.
Enfin, le catastrophisme ou la collapsologie pourrait recéler une stratégie dangereuse, promotrice d’un « choc » inévitable et d’un coup d’arrêt de la machine capitaliste, en réalité incapable d’insuffler de réelles mesures de transition écologique. L’imaginaire apocalyptique, issu d’une tradition théologique ancienne, pourrait ne nourrir qu’une éthique de la peur, paralysante ou culpabilisatrice, ou une éthique du salut rejetant de façon univoque toutes les activités humaines réduites au rang de divertissement pascalien, et impuissante à faire la part des responsabilités très inégalement réparties entre pays du Nord et du Sud et entre classes sociales3.
Le plan politique de la réflexion et de l’action écologiques ne saurait cependant se dissocier totalement du plan moral. L’augmentation des températures annoncée par les rapports du GIEC ne nous situe pas dans un avenir lointain mais dans un horizon très proche (une trentaine d’années), dont les conséquences désastreuses sont d’ores et déjà observables : le nombre de réfugiés climatiques qui ne cesse de croître, la destruction des écosystèmes, l’infertilité des sols, les incendies, les typhons… Si la peur n’est pas toujours bonne conseillère, la relativisation de « l’affaire du siècle » ne l’est pas non plus. Or une compréhension rationnelle des bouleversements environnementaux et de leurs conséquences peut induire la transformation tangible des modes de vie et de consommation les plus énergivores et polluants, à condition qu’elle soit soutenue par un renouvellement des formes d’aspirations au bonheur.
Aucune politique écologique d’ampleur ne saurait être efficace sans une réduction et une transformation de la manière de consommer, sans une éthique de la responsabilité qui intègre la valeur écologique au sein de ses désirs et finalités et, par conséquent, assume la conviction que la préservation de la Terre, la qualité de son habitabilité et la solidarité entre les populations du monde font partie intégrante de la vie désirable à laquelle l’individu aspire4. La connaissance scientifique de la réalité sociale et naturelle du monde est un préalable indispensable. La peur qu’elle pourrait engendrer ne saurait insuffler à elle seule le désir de changer ses pratiques : une transformation essentielle de ce qui donne sens et valeur à son existence doit en faire naître le désir. Il en va de l’efficacité de toute politique écologique comme de l’adhésion des citoyens à celle-ci, et du consentement à certaines mesures qui, à défaut, ne peuvent apparaître que comme sacrificielles ou révoltantes. Aussi faut-il assumer la nécessité d’un point de vue moral sur la question.
La formation de la conscience de soi
Une éthique citoyenne écologique et solidaire suppose à la fois une conscience scientifiquement informée des réalités socio-environnementales et une réforme morale. Celle-ci passe par une libération à l’égard des aspirations à l’accumulation de biens et la réussite concurrentielle, pour promouvoir des formes de vie plus harmonieuses dans leurs rapports avec les autres et avec notre unique habitat, la Terre5. Mais ce genre du discours, quand il est asséné à ceux qui l’ignoreraient par une minorité qui se veut consciente, peut rapidement prendre le tour d’un moralisme paternaliste insupportable. La difficulté de rendre audible un projet commun de réforme des formes de vie valorisées est réelle. Il n’en demeure pas moins qu’elle doit être affrontée.
Pris dans les logiques court-termistes et électoralistes, sensibles aux lobbies industriels, les générations politiques actuellement en position gouvernementale sont majoritairement éloignées d’une perspective critique à l’égard des aspirations à une reprise fulgurante de la croissance dans un « monde post-Covid », comme si nous disposions d’un monde sans fin6. Si certaines générations plus jeunes œuvrent beaucoup pour la cause environnementale, les militants de la première heure ne sauraient malheureusement cacher la perpétuation, parmi l’immense majorité des individus, d’un imaginaire du profit, de la performance et de la célébrité. Face à l’urgence avérée de la situation, on comprend alors la radicalisation assumée ou présumée de certains mouvements écologistes. Si l’on peut espérer qu’une conversion des consciences soit en marche, force est de constater sa lenteur, du moins au regard de l’accélération de la destruction des ressources naturelles et de la biodiversité, de la fragilisation des écosystèmes et de l’anéantissement des conditions d’habitabilité de vastes régions terrestres. Il n’est pas question de prôner une révolution massive des consciences par une voie coercitive. Mais il n’est pas satisfaisant non plus de se contenter de constater l’impasse et l’étau qui se resserre, en particulier sur les populations les plus fragilisées.
Le chemin frayé par Bruno Latour montre la nécessité d’un travail de terrain, décrivant les situations concrètes et les inégalités économiques, sociales et écologiques, mais aussi d’un travail de conviction, assumant son ambition idéologique – travail que les néolibéraux ou les illibéraux n’hésitent pas à mener7. Ce travail politique, qui doit être conduit par les partis écologistes, demeurerait cependant insuffisant sans un travail distinct, mais tout aussi nécessaire, de formation d’une conscience critique et d’une sensibilité collective à l’égard de ce que Latour nomme notre « condition terrestre ».
Il est possible de relier les perspectives ouvertes par ce dernier – appelant notamment à un décloisonnement des savoirs et à rendre sensible les réseaux dans lesquels les individus modernes sont pris8 – à la formation de la conscience de soi dans ses rapports au monde et aux autres au cœur de la philosophie morale de Rousseau. Le Contrat social énonce de façon célèbre les fondements d’une République, seule association politique légitime en ce qu’elle n’aliène pas la liberté des individus mais assure celle-ci par l’égalité de droits et de participation à la souveraineté. Mais, en héritier de Montesquieu, Rousseau montre également que les institutions politiques s’articulent aux mœurs et aux passions des citoyens qui composent la société. À ses yeux, les mœurs des Modernes, trop tournés vers leurs affaires privées et leurs ambitions personnelles, s’éloignent irrémédiablement de la vertu des Anciens, qui considéraient quant à eux le bien commun de leur cité comme leur bien propre. Cela nous révèle cependant que la manière dont l’individu prend conscience de la communauté dans laquelle il se situe, et de sa place à l’intérieur de cette totalité, détermine tant sa façon d’agir avec les autres, ses rapports au monde, que la justice ou l’injustice de l’organisation sociale.
Or Rousseau montre comment la conscience de soi de l’individu peut être formée de telle sorte qu’il ne s’identifie pas de manière distinctive et exclusive à une position sociale enviée, mais qu’il conçoive sa place au sein de la nature, dans ses rapports sensibles et matériels avec les choses et le monde, et au sein de l’humanité, conscient de la vulnérabilité de tout être humain. Ancré dans cette compréhension de son insertion dans l’ordre naturel et de son appartenance au genre humain, l’individu peut alors acquérir une conscience critique des injustes inégalités qui rendent les êtres humains illusoirement étrangers les uns aux autres, et étrangers au monde qu’ils habitent. Sans prétendre reproduire l’éducation naturelle prônée par Rousseau9, il s’agit de penser la formation des sujets humains par la conscience réflexive de leurs rapports au monde et aux autres, par la compréhension de la totalité dans laquelle chacun se situe et par l’aspiration à y agir de façon juste. Si le siècle des Lumières insista sur la formation des sentiments empathiques qui rendent les individus solidaires et ouvrit une perspective cosmopolitique, notre siècle a pour tâche immense celle de la formation d’une conscience écologique.
Pour une formation éthique à l’école
Face à une spécialisation de plus en plus précoce des parcours des lycéens et face à une obsession anxiogène de leur orientation professionnelle, la formation de leur conscience réflexive et critique est devenue pour l’école un objectif trop lointain. Il serait pourtant fondamental d’inciter à la réflexion commune sur les positions occupées par les êtres humains, les manières d’habiter le monde et de valoriser certains rapports, et les effets induits par nos formes de vie sur le vivant et sur la Terre. Cette conscience pourrait insuffler aux sujets de nouvelles aspirations à des formes de vie préservatrices de l’habitabilité du monde. Les professeurs de philosophie savent que leurs élèves ne sont pas dénués de tout désir de sagesse, celle-ci ne devant certes pas être confondue avec une austérité peu alléchante. Face à l’urgence écologique et sociale, les efforts de l’institution scolaire devraient tendre vers l’éveil d’une conscience critique et d’une créativité écologique à laquelle la fougue de la jeunesse insufflerait l’espoir d’un monde solidaire.
D’aucuns traiteront ce rêve de propagande totalitaire. L’objection mérite d’être affrontée. De même que l’on a pu lire dans la « religion civile » prônée par Rousseau à la fin du Contrat social les prémisses d’un despotisme totalitaire10, de même que l’on a pu reprocher au principe de responsabilité défendu par Hans Jonas de conduire à un écologisme totalitaire11, donner à l’éducation publique une finalité éthique qui fait de la conscience cosmopolitique et écologique un but primordial serait-ce prêcher un nouveau catéchisme ou sombrer dans une pure manipulation dogmatique ? Sans doute faut-il au préalable distinguer l’éveil d’une conscience par la réflexion critique de l’imposition de dogmes énoncées comme des vérités indiscutables12. Il ne s’agit pas de dicter aux élèves des choix politiques et moraux, mais de les rendre aptes à faire ces choix de façon autonome et éclairée. Ainsi, pour être tout à fait concret, un professeur n’a pas vocation à énoncer sa position dans le débat sur les énergies renouvelables et le nucléaire. En revanche, former la capacité du futur citoyen à comprendre ce que le simple geste de consulter son smartphone adoré implique comme utilisation des ressources terrestres, inégalité de leur répartition et de leur accès, déploiement énergétique, diversité des technologies, rapports géopolitiques, peut être un projet commun à différentes disciplines. De façon analogue, à partir d’images des plages d’Accra, la capitale du Ghana, où s’amoncèlent les vêtements des Occidentaux formant une dune de plus de vingt mètres, une réflexion peut être engagée sur les implications de la surconsommation, la mode vestimentaire, le rapport aux objets et la pollution des fonds marins.
La plupart des professeurs des écoles et du secondaire amorcent déjà ce travail dans leurs classes. Mais, accablés par des réformes qui n’ont cessé de dévaloriser leur engagement auprès des élèves et de vider de sa substance leur mission de service publique, les efforts sont trop disparates et peuvent sembler vains à ceux-là même qui les fournissent. À l’heure où tous les savoirs paraissent disponibles en un clic, la valeur du travail des enseignantes et enseignants est dans la capacité réflexive et critique qu’ils insufflent à leurs élèves. Cette mission mériterait d’être valorisée en tant que telle et encouragée par la création de temps de travail collectif, sans la pression de résultats scolaires comptables. Dans une société libérale, capitaliste et consumériste, la formation d’une conscience socio-écologique est une priorité13. Telle est la vocation civique de l’école publique, préalable à la professionnalisation.
Une perspective libérale naïve prétend que l’on peut laisser aux portes de l’école tout engagement moral réduit à un ensemble de croyances privées ou à une idéologie relevant de la seule conviction personnelle. Or, dans la mesure où la citoyenneté requiert une formation morale14, il est pour le moins délétère de la rejeter hors d’un espace scolaire neutralisé, en la confiant à un espace médiatique qui nourrira majoritairement des aspirations à la célébrité, à la mode, au profit et à la richesse, ou bien encore des sentiments de rejet et d’exclusion. S’il n’est pas question de prôner un enseignement moral dogmatique15, cela n’exclut pas pour autant la formation d’une conscience favorable à un ethos citoyen solidaire et écologique. Bien au contraire, si l’on entend résister aux tentations autoritaires qui se font jour en situation de grave crise, favoriser un esprit démocratique, adopter une éthique de la responsabilité dans nos rapports aux autres et vis-à-vis des générations futures, et nourrir le souci de notre habitat commun exigent des actions pédagogiques ambitieuses.
- 1. Voir Aurélien Feix et Déborah Philippe, « Capital responsable : croire à l’incroyable », Esprit, janvier-février 2021.
- 2. Voir Catherine Larrère, « L’écologie politique existe-t-elle ? », Esprit, janvier-février 2018.
- 3. Voir Stéphane Treillet, « La collapsologie, une impasse réactionnaire » [en ligne], Attac France, 15 décembre 2020 ; Hicham-Stéphane Afeissa, La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, Paris, Presses universitaires de France, 2014 ; Michaël Fœssel, « La catastrophe : quelle communauté ? », conférence au séminaire de recherche de Lucia Angelino et Marc Crépon, « Repenser le “nous” en temps de pandémie », Archives Husserl de Paris (UMR 8547, CNRS-ENS) et Marie Sklodowska Curie Actions “Enduring We”, 21 janvier 2022. On peut cependant chercher à concevoir un catastrophisme rationnel et bénéfice : voir Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.
- 4. Je reprends ici, pour la détourner, la distinction wébérienne entre une éthique de la responsabilité (action rationnelle en finalité) et une éthique de la conviction (action rationnelle en valeur). Si, pour qui se donne pour finalité la richesse, il peut être rationnel d’épuiser les ressources terrestres, pour qui est convaincu que la Terre a une valeur intrinsèque, cela apparaîtra non seulement irresponsable mais moralement répréhensible.
- 5. Voir Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
- 6. Le rapport Meadows de 1972 (il y a 50 ans !) montrait qu’une croissance infinie dans un monde finie est impossible. Il connaît une réédition sous le titre Les limites de la croissance, aux éditions de l'Échiquier, en 2022.
- 7. Voir B. Latour et Nikolaj Schultz, Mémo pour la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte, 2022 ; et Patrice Maniglier, Le philosophe, la Terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021.
- 8. Voir B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
- 9. Je me permets de renvoyer à Johanna Lenne-Cornuez, Être à sa place. La formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau, Paris, Classiques Garnier, 2021.
- 10. Voir Céline Spector, Au prisme de Rousseau. Usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011.
- 11. Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.
- 12. Pour une réponse à la chasse aux sorcières islamo-gauchistes promise par les ministres de l’enseignement supérieur et de l’éducation nationale, voir Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.
- 13. Les sciences économiques et sociales et les sciences de la vie et de la terre devraient notamment pouvoir conjuguer leurs efforts.
- 14. Il existe un « enseignement moral et civique », à raison d’une heure par semaine pour les lycéens. Mais il est totalement déconnecté du reste des activités scolaires, le plus souvent considéré comme annexe et sans valeur réelle.
- 15. Ni même une « doctrine compréhensive », comme la nommait John Rawls dans Le libéralisme politique ([1993], trad. par Catherine Audard, Paris, Presses universitaires de France, 2016), c’est-à-dire une doctrine englobant tous les aspects de l’existence et prétendant détenir une vérité à la fois métaphysique et morale.