
De la non-mixité à l’égalité
L’idéal de l’égalité de droit impose de problématiser sans cesse les conditions de possibilité de cette égalité dans les faits.
Les réunions faisant le choix de la non-mixité en réservant leur accès à une catégorie de personnes opprimées déchaînent les foudres de la plupart des essayistes et des responsables politiques, qui ne manquent jamais de rappeler que la République est une et indivisible, ou de fustiger ce qui serait un insupportable renversement discriminatoire1. Ces rares réunions non mixtes en disent cependant moins sur les personnes qui y participent que sur celles et ceux, très majoritaires, qui s’insurgent contre elles : la non-mixité militante est le plus souvent dépeinte comme un refus de la mixité et une négation des valeurs républicaines, là où elle peut en réalité être comprise, à certaines conditions que j’essaierai de définir, comme la tentative de rendre visible la distance entre égalité proclamée des droits et inégalités de fait, ou comme la volonté pour des catégories victimes de misogynie, de racisme ou d’homophobie de s’émanciper de cette oppression en se constituant comme groupes conscients de celle-ci et en réfléchissant activement aux moyens de la combattre.
Loin de se réduire à la négation de l’idéal d’égalité des droits dans la société républicaine, la non-mixité peut être un instrument de lutte – temporaire et sans doute imparfait, mais historiquement nécessaire – pour les femmes qui entendent précisément s’emparer de la question de l’égalité en libérant la parole des opprimées et en dénonçant les injustices qui demeurent. Inversement, les récriminations péremptoires à l’encontre de ces réunions marginales sont symptomatiques d’un aveuglement à l’égard de la réalité des inégalités et d’une résistance massive contre tout mouvement d’émancipation des personnes discriminées. Tout au plus consent-on à ce que la République libère les opprimées des rapports de domination qu’elles subissent, en légiférant ou au travers d’institutions sociales qui leur viennent en aide, mais jamais qu’elles s’émancipent, en s’unissant, en dialoguant et en donnant de la voix à leurs revendications. Ainsi, le célèbre slogan du féminisme n’a rien perdu de sa force subversive : « ne nous libérez pas, on s’en charge2 ». Pour se charger de cette émancipation, la non-mixité peut constituer un instrument de lutte contre des inégalités structurelles et persistantes. Loin de faire de l’exclusion son objectif, elle peut la dénoncer en la rendant visible, et apparaître nécessaire à qui revendique « le droit d’avoir des droits3 » dont l’égalité ne soit pas seulement formelle ou abstraite mais réellement garantie parce qu’elle a été conquise (et demeure sans cesse à reconquérir).
Les clubs de femmes
Un détour par l’histoire de la Révolution française pourrait ici se révéler utile pour échapper à des simplifications nocives. Après d’âpres débats sur « l’admission des femmes au droit de cité4 », les hommes révolutionnaires décidèrent à la foisd’interdire les clubs de femmes et d’exclure celles-ci des droits du citoyen. Cette convergence entre l’exclusion des femmes de l’égalité des droits proclamée par la Déclaration de 1789 et l’interdiction d’associations ou de « sociétés » féminines mérite d’être soulignée. Les révolutionnaires avaient peut-être mieux compris que nous aujourd’hui (ou énonçaient au moins avec plus de franchise) que les lieux de parole des femmes, où elles pouvaient se constituer en sujets politiques, n’avaient pas pour but de diviser la société, mais bien au contraire de s’y intégrer et d’y participer pleinement, en conquérant les droits que les hommes leur refusaient. C’est bien parce que ces hommes entendaient maintenir deux sphères et rôles séparés – ceux prétendument réservés à chacun des sexes, sphère publique et rôle politique pour les hommes, sphère privée et rôle domestique pour les femmes5 – qu’ils supprimèrent ces collectifs féminins où la liberté d’expression (par le débat, la pétition, les remontrances6…) pouvait servir d’instrument d’émancipation. Les clubs non mixtes étaient alors pensés par les femmes comme une condition d’accès à l’exercice concret de leurs droits et un lieu de conquête d’une égalité réelle, ce que les hommes étaient bien décidés à leur dénier. Ces réunions de femmes n’avaient pas pour ambition de séparer dangereusement celles-ci du reste de la société ou d’ériger la non-mixité en valeur, mais de lutter au contraire contre l’exclusion de « la moitié du genre humain » des droits politiques et civils, et de participer à égalité au débat et aux délibérations publiques.
Sans doute faut-il distinguer deux types de réunions non mixtes, tout en précisant que ce terme n’existait pas à l’époque. Les unes, majoritaires, découlent d’un partage établi par les mœurs et les lois, et d’un système d’oppression. Les cercles où les hommes prennent quotidiennement entre eux les décisions qui concernent l’ensemble de la nation ne soulèvent pas d’appel à l’interdiction, parce qu’ils sont à la fois la norme et l’expression d’un rapport de domination. La dénonciation de cette forme de non-mixité demeure largement inaudible. Le 30 octobre 1793, le député Amar prononce un discours à la Convention nationale, au nom du Comité de sûreté générale, qui rétablit une frontière ordinaire et consensuelle : aux hommes les réunions publiques, les cercles de délibération politique, les espaces de discussion et les décisions de l’Assemblée nationale ; aux femmes les discussions privées, dans l’intimité du foyer et l’obscurité domestique. Amar ne faisait que réitérer cette séparation traditionnelle des places, mais – cela a son importance – il le faisait cette fois au nom de la morale républicaine et du nouvel ordre public : « 1° Les femmes peuvent-elles exercer les droits politiques, et prendre une part active aux affaires du gouvernement ? 2° Peuvent-elles délibérer réunies en associations politiques ou sociétés populaires ? Sur ces deux questions, le Comité s’est décidé pour la négative7. » Si l’on tolérait que les femmes se réunissent, ce ne pouvait être que dans des lieux privés, et non avec les hommes publics, car elles auraient alors ôté le sérieux qui convient aux débats entre ces derniers, et elles auraient corrompu leur jugement. La non-mixité, en tant qu’elle procède d’une séparation de sphères perpétuant un partage inégalitaire des activités et des prérogatives structurant la société, est un instrument de domination. La mixité, le mélange des genres, mais également le mélange des classes ou des races, est alors dépeint par les tenants de cet ordre comme un péril, une source dangereuse de bouleversements d’un salut public prétendument fondé sur des rapports inégalitaires naturels. En ce sens, la mixité à l’école ou la parité en politique sont des conquêtes majeures du féminisme, même si elles sont loin d’être un remède universel aux inégalités.
La mixité, c’est-à-dire l’abolition des frontières discriminant les espaces pour des raisons d’assignation à un genre, une classe ou une race, est l’horizon premier de toute société égalitaire. Cela n’empêche pas pour autant de réfléchir aux effets reproducteurs des stéréotypes que peut avoir cette mixité8. L’idéal de l’égalité de droit impose de problématiser sans cesse les conditions de possibilité de cette égalité dans les faits. Il ne suffit pas de proclamer que la République est pure de toute discrimination, pour que les frontières, les préjugés et les injustices soient abolis comme par magie. Aussi certaines réunions non mixtes peuvent être – a contrario de celles qui découlent des rapports de domination structurant la société et que subissent des catégories réduites au silence et à la passivité – des instruments d’une constitution de soi en sujet politique, et de solidarité donnant de la visibilité et faisant entendre la voix des dominés. Il faut bien que les opprimés s’unissent et s’arrogent le droit de parler en leur nom face à ceux qui les maintiennent sous leur domination. Comme l’énonce Etta Palm d’Aelders, fondatrice d’un club composé exclusivement de femmes sous la Révolution française : « Depuis trop de siècles, l’Europe civilisée a laissé les femmes aux seuls soins intérieurs de leur famille […]. Privées d’une existence civile, soumises aux volontés arbitraires de leurs proches, jusque dans les secrets épanchements du cœur ; esclaves dans tous les temps et à tous les âges : filles, des volontés de leurs parents ; femmes, des caprices d’un époux, d’un maître ; et quand le sort paraît les avoir affranchies de tout despotisme, celui des préjugés serviles dont on a environné leur sexe, les tient courbées sous ses lois ; ainsi, depuis le berceau jusqu’au tombeau, les femmes végètent dans une espèce d’esclavage9. » Tant de discours médicaux, juridiques, philosophiques, politiques, parlaient à la place des femmes pour définir leur nature, leur rôle et même leurs désirs, qu’il était urgent qu’elles parlent enfin en leur nom.
Critères de la non-mixité à visée égalitaire
À rebours de la non-mixité structurelle et factuelle de nombreux espaces sociaux, héritage et résultat de rapports de domination, la non-mixité comme instrument de lutte égalitaire peut être définie par trois critères. Le premier est son caractère temporaire et transitoire. Que ceux qui s’insurgent contre un « male bashing » ou un « racisme à l’envers » se rassurent, il ne s’agit pas de prôner le retour d’une ségrégation raciale, sociale ou sexuelle, mais bien de dénoncer la permanence de frontières invisibles par-delà l’abolition juridique de celles-ci. Temporaires, ces réunions ont une durée limitée, tandis que la ségrégation des espaces est ancestrale et permanente. Transitoires, elles servent d’instrument de résistance ou de lieu d’expression d’aspirations au changement. Face à l’exclusion ordinaire subie, certains individus choisissent de se constituer en groupes dont l’exclusivité n’est pas une finalité mais un moyen d’émancipation. Il faut cependant bien noter que ce caractère temporaire et transitoire peut être légitimement contrebalancé par la nécessité de répéter ces réunions tant que les inégalités perdurent, et d’instituer des espaces refuges pour les victimes. En outre, la monopolisation de la parole par les groupes sociaux dominants justifie le besoin de lieux favorables à l’expression des groupes sociaux dominés. Même animés des meilleures intentions du monde, les hommes ont globalement tendance à prendre la parole, tandis que les femmes, sans nécessairement être discriminées, mais souffrant d’un sentiment d’illégitimité, auront tendance à se taire. Aussi la non-mixité peut-elle être un moment favorable à une réelle liberté d’expression.
Le second critère est celui de la revendication d’une égalité réelle de traitement, de considération, de chances, au sein de la société en général, et dans l’espace public en particulier. Il ne suffit pas d’opposer une non-mixité choisie à une non-mixité subie. En effet, il a longtemps existé, et existe encore, des groupes choisissant de se réunir non seulement dans le but explicite d’exclure certaines catégories qui ne peuvent en devenir membres, mais afin de préserver des rapports de domination dont ils bénéficient. « Le Siècle », club élitiste regroupant des personnalités influentes, a par exemple longtemps été interdit aux femmes10. Certains clubs très huppés leur limitent encore l’accès en prétextant un « usage ancien », sans parler de la longue interdiction des « personnes de couleur » qui subsiste de facto. Il est remarquable que l’indignation qu’ils suscitent ne soit pourtant pas de même ampleur ni n’invoque un affront aux valeurs de la République. Aussi faut-il bien distinguer et affirmer qu’il n’y a pas de commune mesure entre une non-mixité choisie en vertu de rapports de domination anciens et d’inégalités dont elle est un instrument de perpétuation, et une non-mixité choisie pour libérer la parole de celles et ceux qui ne l’ont jamais et dont la visée est égalitaire. Cette dernière n’est pas alors une contestation de la mixité, du mélange, du métissage, mais au contraire le moyen de rendre visible l’absence de mixité dans l’espace social ordinaire et les échecs de l’égalité proclamée par la République, tout autant qu’un moyen de favoriser une parole difficile, voire impossible, en temps normal. Ces lieux sont nommés safe spaces en anglais, ce qui a le mérite d’insister sur la valeur de refuge, voire d’asile, plutôt que sur un supposé repli communautaire.
Enfin, le troisième critère doit être celui de l’autodéfinition par les individus de leur appartenance à un groupe discriminé ou oppressé. Si le genre est une identité sociale, une construction qui assigne aux unes une place inégalitaire et soumise aux autres, nulle définition biologique ou essentialiste ne peut être de mise. Est femme celle qui se reconnaît comme telle – indépendamment de tout sexe attribué à la naissance – ou qui se sent telle parce que la société la renvoie à une place dont les coordonnées sont définies en opposition au masculin. Aussi ne peut-il s’agir de demander, à l’entrée de ces réunions, une preuve de son identité sexuelle. Une femme transsexuelle doit pouvoir y trouver sa place si elle le désire, quel que soit par ailleurs le processus de transition qui est le sien. De même, il ne peut s’agir de prédéfinir une teinte de couleur de peau des participants, ni de leur demander de fournir un arbre généalogique, ni encore d’implanter un logiciel de reconnaissance faciale. Chacun ou chacune participe parce qu’elle prend conscience, dans sa vie ordinaire et par expérience, des discriminations dont elle est victime, en apparaissant à l’autre comme suspecte ou inférieure en raison de son appartenance supposée à un groupe racial ou ethnique. Le groupe lui-même doit tenter de définir les inégalités qu’il cherche à combattre.
Diversité des inégalités
Ce troisième critère indique aussi la fragilité de toute catégorisation des individus, quand bien même celle-ci serait choisie par le sujet lui-même, et la vigilance qui doit en découler. D’une part, toute catégorie a des limites externes qu’on ne peut prétendre objectives sans tomber dans un naturalisme ou un essentialisme qui pourrait se retourner contre l’émancipation visée. Les injustices racistes ne sont, par exemple, pas seulement liées au faciès, mais peuvent concerner la consonance d’un nom indépendamment de la couleur de peau de celui ou celle qui le porte. Ainsi, substituer à la catégorie de Blanc et de Noir celle de « personnes racisées » permet d’éviter un grand nombre d’ambiguïtés : un individu est dit racisé, non en vertu de caractéristiques dont il serait lui-même intrinsèquement porteur, mais parce qu’il est pris dans un rapport où autrui le considère comme inégal en raison d’une appartenance supposée à un groupe ou une culture distincte de la sienne. En outre, une même personne peut être racisée dans certaines situations et ne pas l’être dans d’autres. De même, une personne pourrait être dit « féminisée » lorsqu’on lui attribue a priori des propriétés inégales à celles de la masculinité.
D’autre part, toute catégorisation est déterminée par un critère de différenciation que l’on met en avant au détriment d’autres critères qui, s’ils sont niés ou refoulés, peuvent favoriser la reproduction d’inégalités. Ainsi, que les femmes se réunissent pour parler des inégalités de genre qu’elles subissent ne doit pas occulter la différence des situations vécues en fonction de leur classe sociale, de même que le racisme n’est pas subi de la même façon, ni n’a les mêmes conséquences, en fonction des territoires ou des milieux socioculturels. À l’intérieur des groupes de lutte pour l’émancipation eux-mêmes peuvent se perpétuer des rapports de domination, si un critère de regroupement devient omnipotent et univoque. La prise de conscience de l’articulation des différents types de rapports de domination est indispensable, dans la mesure où ceux-ci ne disparaissent pas au sein d’un groupe quand bien même celui-ci vise l’égalité de ses membres. Les classes sociales supérieures savent notamment manipuler les outils de réflexion politique et exposer leurs idées, là où celles qui ne bénéficient pas des mêmes pouvoirs socioculturels seront beaucoup moins à l’aise11. Elles sont d’ailleurs sous-représentées au sein des groupes militants. Aussi un groupe, constitué volontairement de façon non mixte afin de favoriser l’émancipation d’individus subissant des rapports sociaux inégaux, doit-il lui-même veiller à la réintroduction d’une pluralité de critères d’analyse en son sein et d’une diversification des voix porteuses d’aspirations égalitaires. La non-mixité est alors comprise comme un espace dialectique de recréation d’une mixité favorable à l’égalité réelle des droits de toutes et tous.
- 1. Voir par exemple la réaction de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, aux réunions organisées par le syndicat étudiant UNEF, qualifiées de « racistes » sur BFM-TV, le 19 mars 2021 : « En République, on se fiche de la couleur de peau des gens, ce qui compte c’est être citoyen de France. »
- 2. Voir Bibia Pavart, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020. Voir aussi mon compte rendu : Johanna Lenne-Cornuez, « La force des féminismes » [en ligne], La Vie des idées, 7 décembre 2020.
- 3. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [1951], édition de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, 2002.
- 4. J’emprunte le titre d’un essai de Condorcet de 1790, rare homme révolutionnaire à défendre l’égalité des droits des hommes et des femmes, et l’éligibilité de ces dernières.
- 5. Voir Geneviève Fraisse, Les deux gouvernements : la famille et la cité, Paris, Gallimard, 2000.
- 6. Voir Christine Fauré, « Doléances, déclarations et pétitions, trois formes de la parole publique des femmes sous la Révolution », dans Annales historiques de la Révolution française, n° 344, 2006, p. 5-25.
- 7. Jean-Pierre-André Amar, le 9 Brumaire an II, cité dans dans Éliane Viennot (sous la dir. de), Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/inégalité des sexes de 1750 aux lendemains de la Révolution, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2012, p. 57-60.
- 8. Voir Marie Duru-Bellat, « Ce que la mixité fait aux élèves », Revue de l’OFCE, 2010, n° 114, p. 197-212.
- 9. « La société des amies de la vérité, par Etta Palm d’Aelders, mars 1791 », reproduit dans 1789. Cahiers de doléances des femmes et autres textes, préface de Madeleine Rebérioux, introduction de Paule-Marie Duhet, Paris, Des femmes Antoinette Fouque, 1989, p. 91-104.
- 10. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007.
- 11. Voir Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.