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Portrait de Biagio Marin, DR
Portrait de Biagio Marin, DR
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En traduisant le poète Biagio Marin

novembre 2022

Grâce au talent de deux traducteurs, Michel Valensi et Laurent Feneyrou, et à l’audace d’un éditeur (les Éditions de l’Éclat), les lecteurs français ont enfin accès à un poète de langue italienne peu connu mais important, Biagio Marin. Entretien croisé autour de celui qui fut le conteur d’un lieu (Grado), le représentant d’un dialecte (le graisan) et l’ami de son découvreur, Pier Paolo Pasolini.

Comment l’idée de traduire ce superbe inconnu de langue italienne, Biagio Marin, vous est-elle venue ?

Michel Valensi – J’ai découvert la poésie de Biagio Marin en 1991, grâce à un tiré à part de l’article « La mesure de Marin », que Massimo Cacciari m’avait donné en même temps qu’un ensemble d’autres articles de lui sur des sujets divers. J’avais lu la plupart d’entre eux, qui devaient constituer le matériau d’un ouvrage de philosophie qu’il voulait composer pour les Éditions de l’Éclat, mais j’avais délaissé dans un premier temps l’article sur Marin, n’ayant aucune idée de qui il s’agissait. Puis, en plein été, lors d’un déménagement pendant lequel il m’avait fallu faire le tri des livres à emporter et de ceux à laisser, je suis tombé sur cette fragile plaquette de quelques pages à la couverture jaune pâle, prise entre deux volumes. Je l’ai feuilletée pour savoir dans quelle pile j’allais la mettre, et l’ai lu d’une traite, presque fébrilement. Le poids infime de ces quelques pages face à cette accumulation de cartons prenait tout à coup une dimension surnaturelle. En lisant à voix haute et dans l’extrême chaleur de l’été ces quelques vers d’une extraordinaire simplicité, pris dans la tout aussi extraordinaire gangue théorique de Cacciari, j’essayais de traduire au fur et à mesure de la lecture les vers cités. Tu son andào lisiero / con apena un salúo / valio comò un velúo / color di sielo. « Tu es parti léger / saluant à peine / délicat comme un velours / couleur de ciel. »

Cacciari ne m’avait rien dit de Marin. Ni de ce texte. Sa générosité intellectuelle s’accompagnait toujours de cette discrétion aristocratique qui le caractérise quand il n’est pas en colère. Il avait glissé ces quelques pages au milieu de celles sur Platon, Leopardi, Michelstaedter, qui composeront ensuite Drân. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine (Éditions de l’Éclat, 1992), mais, en faisant cela, il devait sans aucun doute se dire que « la pierre qu’ont dédaignée les maçons » est « la pierre angulaire ». La première traduction s’est faite au crayon dans les marges du tiré à part, en passant les mots en graisan, le parler de Grado, que je ne comprenais pas. C’était une traduction à trous pour mon propre usage. J’étais très intrigué par exemple par ce vers : Tu son andào lisiero, où le pronom personnel est à la deuxième personne (tu) et la forme verbale ressemblait furieusement à une première personne (son) et je me souviens que j’avais noté en marge une traduction un peu baroque qui donnait : « Tu suis parti léger » (apportant une réponse inédite à la question du Je et Tu !). J’ai cherché les volumes disponibles en italien et j’ai commencé à traduire des poèmes dans les marges des livres, sans vraiment songer à une édition. Puis, en 1994, j’ai publié quelques poèmes de Marin dans la revue Po&sie, accompagnés de l’essai de Cacciari et d’un texte de Zanzotto écrit à l’occasion de la mort de Marin. Et en 1996, dans la même revue, j’ai publié un ensemble presque identique sur la poésie dialectale de Pasolini (choix de poèmes et essai de Cacciari). Mais le projet d’un volume qui rassemblerait Marin et Pasolini est venu plus tard et il a pris forme grâce à la rencontre avec Laurent Feneyrou.

Laurent Feneyrou – Le nom de Marin m’était connu depuis une vingtaine d’années : à l’occasion d’un entretien à la mairie de Venise, Massimo Cacciari avait attiré mon attention sur son œuvre. Mais le dialecte faisait obstacle. L’ayant appris au fil des ans, j’ai commencé à traduire, pour la revue Conférence, un discours de Marin sur Scipio Slataper, figure littéraire et morale tutélaire de Trieste, ainsi que des poèmes et des articles sur l’Istrie, territoire que Marin a connu enfant depuis son île de Grado, d’abord dans les discours de son père, puis en l’accompagnant en bateau pour son travail, avant d’étudier au lycée supérieur de Pisino (Pazin). Lyriques, ces textes décrivent la beauté intacte de l’Istrie, ses odeurs et ses saveurs, ses couleurs et sa lumière, sa terre rocheuse et marine, l’enchantement de ses criques, de ses rades, de ses ports, de ses oliviers et du Karst qui y pointe, ou encore les hommes qui la peuplent, y élèvent maisons, campaniles et églises, et partagent, Slovènes, Croates et Italiens, un même sens de l’humanité, que l’histoire tragique du siècle dernier avait un temps suspendu. L’idée m’est venue de traduire ensuite l’un des recueils majeurs de Marin, Les Litanies de la Madone, et une anthologie de poèmes spirituels, que Christophe Carraud a accueillis aux éditions Conférence. Peu après cette publication, Michel Valensi m’a proposé de traduire Solitude, qui donne au début des années 1960 – Marin a déjà 70 ans – le plus bel aperçu de cette œuvre poétique et que je souhaitais traduire depuis plusieurs années. Nous y avons adjoint Le Craquement du corps fracassé, composé immédiatement après la mort de Pasolini, et les textes de Pasolini sur Marin, outre deux essais de Massimo Cacciari, sur l’un et l’autre, et nous avons ainsi constitué un ouvrage sur cette amitié poétique de vingt-cinq ans.

Quelles sont les spécificités du graisan, le dialecte de Grado, cet « archipel primordial, entre mer et ciel, sans temps, fait d’îles infimes » suivant le résumé qu’en fait la préface ?

L. F. – Le graisan dérive d’un vénitien archaïque et du latin d’Aquilée. Les tournures se fixent au Moyen Âge et sont comme conservées par l’isolement de Grado. Pour autant, la langue porte la trace des événements historiques et s’enrichit au contact d’apports multiples. Elle emprunte au frioulan, en raison du commerce avec la terre ferme et de mariages le plus souvent entre paysannes de l’arrière-pays et hommes de la lagune ; au dialecte de Chioggia, dans le domaine de la mer, des marais et des bateaux, par des contacts entre pêcheurs qui se retrouvaient, l’hiver, près de l’Istrie ; à des sources toscanes, celles de réfugiés politiques de Lucques et de Pistoia ; au vocabulaire des colonies de Slaves (Zupanie) que le patriarche d’Aquilée, sur recommandation d’Otton III, appelle au xie siècle pour repeupler le Frioul dévasté par les incursions hongroises, un vocabulaire que le frioulan a donc déjà modulé ; au grec, à travers le dialecte vénitien ou par l’entremise de moines, de prêtres, de soldats et de marchands, qui venaient à Grado depuis Byzance, quand celle-ci étendait son autorité jusqu’à Ravenne ; au français et à l’allemand d’Autriche enfin, plus modestement, à la suite des occupations du xixe siècle… Un détail révèle un pan d’histoire, comme dans la grammaire : au pronom tonique sujet, le frioulan ajoute, à toutes les personnes, un pronom atone sujet ; le vénitien ne le fait que pour la deuxième et la troisième personne du singulier et pour la troisième du pluriel. Le graisan suit le modèle vénitien, mais avec les pronoms frioulans dans les deux premiers cas et le pronom vénitien dans le troisième. Ce qui est fascinant, c’est que, quand Marin adopte le graisan, la langue à sa disposition est à la fois ancienne, millénaire, immémoriale, et littérairement vierge, car, à quelques rares exceptions au xixe siècle, aucune tradition d’écriture ne s’est établie.

Iriez-vous jusqu’à dire que la langue de Marin est tout entière colorée par le lieu, qu’il s’agisse de cette lumière inépuisable qui le suit jusque dans la mélancolie aussi bien qu’« un temps indifférencié, le non-temps de la mer » identifié par Pasolini ?

L. F. – L’épicentre est Grado, sa lumière, ses couleurs, ses éléments – la mer et le ciel surtout, dont l’immensité bleue est sans cesse chantée par Marin –, sa culture, primordiale, avec les deux basiliques, Santa Maria delle Grazie et Sant’Eufemia, qui remontent au vie siècle, mais aussi avec les casoni, cabanes de paille ou de roseaux construites sur des saillies de boues argileuses. Et puis, les maisons et les bateaux, les rites et le travail éreintant qui, sous l’effet du soleil et du sel, creuse les visages. Les thèmes paraissent ainsi restreints, à l’image de cette insularité.

Néanmoins, une rose des vents se dessine. À l’est, l’Istrie, à travers laquelle Marin soulève des questions politiques après la Seconde Guerre mondiale (au cours de laquelle son fils, résistant, antifasciste, meurt sous les balles de partisans slovènes) : le statut de la frontière, la langue et la culture de l’autre, les deux rives d’un écoumène adriatique, voire méditerranéen… Au-delà, la Grèce, dont il étudie les philosophes antiques, et à l’extrémité de cet Orient, les taoïstes, dont il est un lecteur averti. Au sud, Venise, qui avait jadis fait de Grado l’une des variables d’ajustement de ses luttes intestines, et puis l’Espagne, dont Marin maîtrise la langue des poètes, notamment celle de Jiménez et de Machado. Au nord, le Frioul, jusqu’à Gorizia où il enseigne autour des années 1920, avec sa terre, ses jardins et ses champs – et il convient de mesurer la révélation qu’a été, pour Marin, enfant de la lagune, la découverte des épis de blé duquel on fait le pain. Plus au nord enfin, Vienne, où il étudie la philologie romane, la linguistique et l’histoire de l’art à la faculté de philosophie de l’université, où il se lie avec nombre d’intellectuels et où il s’enthousiasme pour la littérature de langue allemande, ainsi que pour Maître Eckhart. Il ne cessera d’y revenir, et une pensée du néant, que le graisan dit ninte, s’exprime dans son œuvre. En somme, la poésie de Marin trouve son foyer à Grado, mais ne s’y réduit aucunement et vibre de toute une culture, principalement mittel-européenne, caractéristique de la région triestine.

M. V. – En effet, elle ne s’y réduit pas et c’est toute l’ambiguïté. Quand j’ai lu Marin pour la première fois, je n’étais jamais allé à Grado, et ne m’y suis rendu ensuite qu’une seule fois à l’occasion d’un hommage auquel la responsable du Centro Studi Biagio Marin, Edda Serra, qui avait eu vent des traductions françaises, m’avait convié. Pour celui qui connaît Grado, ou pour celles et ceux qui vivent à Grado et qui, en même temps, goûtent la poésie de Biagio Marin, il ne fait aucun doute que la langue de Marin transpire les couleurs et les lumières de Grado et qu’elle leur est indéfectiblement liée. Ce serait malhonnête de dire le contraire. Celui dont l’aventure personnelle l’a mené ici et là dans le monde, « détaché des terres fermes de la parole ordinaire », comme l’écrit Cacciari, considère toujours avec quelque curiosité celui qui naît et qui meurt dans la même maison, comme si la boucle de son destin se refermait précisément là où elle s’était ouverte et que rien, finalement, rien de tragique en tout cas, ne s’était passé. C’est peut-être ce qu’on appelle une vie « accomplie », qui se finit là où elle a commencé. Mais pour un tel lecteur, cette curiosité nostalgique du lieu unique ne peut lui ouvrir la porte d’une poésie décidément non naturelle. Marin naît à Grado, habite Grado, « vit » Grado et meurt à Grado. Sa poésie est Grado. Mais celui qui est bouleversé par la poésie de Marin n’a finalement rien à faire de Grado. C’est ce que dit à demi-mot Cacciari (et aussi Pasolini, d’une autre manière, peut-être moins « décidée »), quand il écrit que la poésie dialectale est « pur monde imaginal », « invention ». La poésie de Marin part de Grado, certes, mais au sens où elle s’en éloigne au plus loin pour atteindre ce « non-lieu du paysage », où chaque détail de Grado s’inscrit dans un décor que l’habitant de Grado peut reconnaître comme sien, mais qui n’est au fond qu’un trompe-l’œil dessiné sur la toile de fond de la lagune.

Ces singularités linguistiques résistent-elles davantage à la traduction ? L’immédiateté, l’invariance ou encore la transparence qui caractérisent la poésie de Marin rendent-elles plus commode ou au contraire plus difficile le passage de l’italien au français ?

M. V. – Il se pourrait en effet que le fait de traduire une langue qui n’est parlée que par un tout petit nombre d’individus, et dont le plus grand nombre – Marin s’en est suffisamment plaint – n’avait aucun sens poétique, libère le traducteur d’un certain nombre de contraintes liées au passage d’une langue dans une autre. C’est ce qui m’avait permis de traduire dans un premier temps : Tu son andao par « Tu suis parti » ! Le traducteur traduit pour lui, dans une langue qu’il fait sienne et n’a de compte à rendre à personne, sinon au poète lui-même. Si on veut traduire : « la zornada novembrina » directement en français, faut-il passer par la traduction italienne qui nous « explique » que novembrina veut dire « de novembre » ? Pas forcément ! Et c’est comme ça que novembrine, qui n’est pas du français, s’impose aussi en français, comme il s’est imposé à Laurent quand il traduit le vers. L’idéal aurait été de traduire dans un français qui fût aussi éloigné du français courant que le graisan l’était de l’italien courant, mais cela nous aurait entraînés trop loin ou en tout cas trop loin de ce qu’un éditeur pouvait accepter, « au nom » d’un lecteur à la place duquel il se met et dont il suppose toujours qu’il ne peut aller au-delà d’un certain ensemble de règles qu’il faut respecter (et qui m’a fait revenir à « tu es parti léger » dans le cas précité).

L. F. – Oui, la difficulté pour le traducteur français, me semble-t-il, est d’accepter de sacrifier le hiatus entre graisan et italien. Il est impossible de rendre l’écart qu’impliquent les consonnes liquides et douces transformant le t en d (duto pour tutto, « tout »), le c en s (baso pour bacio, « baiser ») ou le v en b comme dans le splendide et récurrent bose (ou vose) pour voce (« voix »), pour ne donner que quelques exemples. Il en est de même pour deux mots aussi proches que la mer, mar et non mare, et la mère, mare et non madre. La tentation est grande de recourir à l’ancien français, ou à une singularité orthographique, qui manifesterait un tel déplacement. Mais alors, on s’éloignerait de ce que cette langue est, en soi et dans le dialogue qu’elle instaure. Cela vaut aussi pour les structures grammaticales que j’ai évoquées. Impossible, et stérile, de redoubler le pronom en français – ce qui implique, nécessairement, de rechercher un autre rythme.

Il n’est pas de réalité sans mot et le graisan divise le monde autrement que le français.

Le second point est le lexique. Il n’est pas de réalité sans mot. « No xe realtà sensa parole. » Et le graisan divise le monde autrement que le français. Ce dialecte est extraordinairement riche pour décrire les bateaux, leurs pièces et leurs voiles, qui ont toutes leur nom, alors que de bien des parties du corps humain ne sont définies que de manière approximative. Dans le recueil Solitude, deux poèmes se montrent d’une grande virtuosité à cet égard, l’un consacré aux coquillages, l’autre à la construction d’un cason. Ainsi, colomeli, traduit en français par « pilotis », désigne des piliers larges et robustes (souvent en orme), plantés dans le sol à une profondeur d’environ un mètre, et dépassant d’environ un mètre soixante, ce qui correspond, en l’absence d’instrument de mesure, à la hauteur de l’oreille de celui qui construisait le cason. En outre, la disposition de ces colomeli, relativement au soleil, et entre eux, était assez précise.

Cela échappe à la traduction qui, de ce fait, s’avère impossible. L’intraduisible serait même ce que Pasolini appelle la « passion des dialectaux  », que le hiatus avec l’italien, le déracinement « sur place », soit indicible en français, ou que le mot reste sans équivalent et donc sans réalité. C’est pourquoi nous avons souvent renvoyé vers des notes où ces « mots-réel » sont décrits. Je voudrais ajouter, en musicien, que le rythme de Marin, souvent proche du ressac ou des mouvements moins violents de la vague, avec ses voyelles longues, me paraît, lui, traduisible en français, bien plus que la légèreté elliptique, les « bulles de savon » du triestin Virgilio Giotti.

Comment seriez-vous tentés de qualifier l’amitié poétique qui liait Marin et Pasolini ? Leur admiration réciproque reposait-elle sur les mêmes fondations ? Remarquons que Pasolini fut un éclaireur constant et un découvreur décisif pour plusieurs de ses contemporains capitaux : il a notamment jeté la lumière sur Sandro Penna…

L. F. – Cette amitié est d’abord, sinon exclusivement, poétique, et par là humaine. Le respect, l’affection et un certain dévouement de Pasolini, comme critique, dans ses livres, dans la presse, à la radio, et auprès d’éditeurs comme de jurys de prix nationaux, se lisent dans la correspondance. Mais les modes de vie, les orientations politiques, idéologiques, et le statut d’homme de lettres de l’un, que le second refuse, distinguent radicalement les deux hommes que plus d’une génération sépare et qui ne se rencontrent pour la première fois qu’en 1953, avant de se retrouver, à Grado ou à Rome. « Ce qui m’intéresse, avant de mourir, c’est de “comprendre” le monde où je suis, pas d’en jouir à travers une possession qui ne serait pas amoureuse », écrit une lettre de Pasolini. Une thèse, une morale que Marin pourrait faire sienne.

Dans ses journaux, Marin reconnaît l’apport de l’ami, maître et conseiller qu’il mentionne maintes fois et dont il loue la profondeur de l’expérience poétique. Il n’en demeure pas moins critique sur la dimension rhétorique de son œuvre, sur ce qu’il appelle les « sermons » de celui qui trop veut étreindre (« homme damné qui ne peut s’accorder l’oisiveté ») et sur sa personne qu’il juge « dysharmonique » et qui conduira à sa perte – Marin le pressent et en avertit Pasolini.

Dans les jours qui suivent son assassinat, les pages se remplissent de panégyriques. Marin mesure le génie de Pasolini, mais le sentiment demeure de ne pas comprendre celui qui, souvent, parle « par énigmes ». Bref, l’amitié, réelle, intense, repose sur des bases non symétriques.

M. V. – Je vais essayer de me tenir à l’écart du « psychologique » pour considérer l’amitié de Marin et Pasolini, parce que la question est complexe et pourrait donner lieu à des malentendus. C’est pour cette raison aussi que nous n’avons pas « fouillé » dans les journaux intimes ou les correspondances, où l’on trouve des choses idiotes, mais qui étaient à mille lieues de notre idée d’amitié poétique, à laquelle nous voulions absolument nous tenir, parce qu’il n’y avait qu’elle qui comptait. Cette amitié poétique est intacte. Du début à la fin de leur relation. Immaculée, comme la peau du visage de la Vierge, incarnée par Silvana Mangano dans Le Décaméron. Il faut considérer la différence d’âge et aussi le fait que, comme le dit Marin à Pasolini, « de nous deux, tu es le frère aîné »… L’amitié de Pasolini pour Marin est d’une sincérité absolue, d’une générosité absolue. C’est ce qui définit Pasolini dans tout ce qu’il a entrepris. Pasolini va vers les autres, les révèle en même temps qu’il les aime (Sandro Penna, en effet, mais aussi Franco Citti ou Ninetto Davoli dans ses films) et c’est sa manière de les aimer en les révélant aux autres. Pasolini rêve de cette agathon philia dont parle Carlo Michelstaedter, cette « communauté des bienveillants » (avant que le mot ne sombre dans le vocabulaire pathétique de notre xxie siècle) qui se constitue autour de la pensée et de la poésie. Et là, sans aucun doute, Marin, qui, d’une certaine manière lui révèle le dialecte (même si les Poésies à Casarsa sont antérieures à leur rencontre), a toute sa place. L’amitié de Marin est évidemment d’une autre nature. Quand il rencontre Pasolini, il a presque 60 ans, est quasiment inconnu, en souffre et se languit à Trieste dans un bureau des Assicurazioni Generali. Il ne fait pas de doute qu’il voit dans cette amitié une opportunité. On ne peut lui en tenir rigueur. Il aurait pu dire de lui, comme le disait Mallarmé de lui-même, « heureusement je suis parfaitement mort », mais l’amitié avec Pasolini est une sorte de résurrection auquel il s’attache comme à sa croix. Reste la poésie, que rien de tout ça n’altère, et dont parle ce livre. Et la dernière série de poèmes à la mémoire de Pasolini témoigne de cette volonté, en toute occasion, y compris la plus dramatique et tragique, de tout faire « aboutir à un livre » pour que ne meure pas et demeure l’amitié.

Qu’est-ce qui, dans la poésie de Biagio Marin, retient Pasolini ? Adhérez-vous à l’idée pasolinienne que « toutes les poésies de B. M. ne sont au fond qu’un seul et même poème plus ou moins proche de la source lumineuse (aveuglante) à laquelle elle se forme » ?

L. F. – Oui. L’œuvre est restée identique à elle-même, presque d’un seul bloc, de son commencement à sa fin, même si les poèmes et les vers raccourcissent souvent au fil des ans. Une œuvre immobile, « monotone », par ses thèmes, brodant sur les mêmes paysages et les mêmes valeurs, exténuant d’identiques motifs, mais aussi par ses mots invariants, quelques centaines tout au plus, moins d’un millier assurément, et dans sa forme, célébration du quatrain, ce paradigme des sources populaires. Aussi Pasolini voyait-il en Marin un homme « bloqué ». Toutes les poésies paraissent la même, et chacune contient toutes les autres. La litanie est leur genre, en miroir des siècles : le « non-temps » de la mer, du ciel et de la lagune. S’absente plus que la variante, sa possibilité même. Pasolini y insiste. Et la langue même semble défaire les liens du poème avec l’histoire, qui fait puissamment retour par le choix du dialecte, précisément, par les portraits d’un membre de la famille, d’une femme, d’un pêcheur ou d’un homme de foi, comme personnes, ou par les rites et les prières, collectifs eux, face à cette nature hors temps. Aussi le principe de cette œuvre poétique est-il la soustraction, l’abrégé des contenus du monde, la réduction à de rares éléments ou mots. Le vocabulaire ainsi réduit ferait même de Marin, selon Pasolini, un poète pétrarquien, et non dantesque, élargissant dans le champ sémantique et syntaxique, par des combinaisons toujours renouvelées, ce qu’il restreint dans le champ lexical. D’où une conciliation des contraires : la réduction promet l’accroissement, l’agrandissement immense, jusqu’à faire de Grado un modèle de l’univers. Car Grado et le monde, c’est tout un.

« Profonds, les thèmes qui parcourent la poésie de Marin, d’une valeur éternelle pour tous les hommes : la fraîcheur de la nature toujours résurgente, l’affectivité de ses différentes intensités et nuances, le scintillement de “l’occasion” en laquelle semble se manifester un simple prodige et pourtant des plus rares, le ciel et la mer comme réalité, métaphores d’une immanence divine qui se dépasse en halos de transcendance, le murmure des voix de la quotidienneté perçu comme une constante et imperceptible musique », écrira Andrea Zanzotto. Inversons la perspective. Ne revient-il pas au poète d’imaginer la chose sub specie aeternitatis ? Massimo Cacciari ne dit pas autre chose : « L’éternité est une dimension de la chose même. » Ce n’est pas une négation du temps qui corrode et nous conduit à la mort, mais une temporalité constitutive de l’Esprit.

M. V. – Pasolini a saisi très exactement le sens et la force de la poésie de Marin et il les a exprimés avec une justesse et une précision exemplaires dans les essais qu’il lui a consacrés et que nous avons rassemblés ici. J’adhère entièrement à l’idée d’un seul et même long poème qui est la vie de Marin, bouleversée ici et là par des événements tragiques et douloureux (la mort de son fils en particulier) qu’il intègre immédiatement dans la poésie même (comme il a intégré presque immédiatement celle de Pasolini dans Le Craquement du corps fracassé), mais qui au fond ne le touche pas. Je ne veux pas dire que l’homme Marin n’a pas souffert de cette mort. Mais le poète Marin parvient à dépasser, à passer outre l’homme (on le voit très bien dans les journaux intimes). C’est ce que semble dire Pasolini dans une page très étrange où il écrit que la mort de Falco (le fils de Marin) n’est pas autre chose qu’une « donnée » du fleuve infini de sa poésie. Personne ne peut soutenir ça. Surtout quand il s’agit de la mort d’un fils. Qu’on lise le poème d’Avrom Sutzkever dans Heures rapiécées (Éditions de l’Éclat, 2021), sur son enfant mort pour bien saisir la différence. Et il ne fait aucun doute que la douleur de Marin fut aussi réelle qu’infinie. Mais dans la poésie de Marin, oui, Falco est une « donnée » d’un plus grand « envol » (dit Pasolini), de même que la mort de Pasolini est aussitôt poème, et tous les morts et tous les vivants prennent place dans le « non-lieu du paysage » et le « non-temps de la mer », comme on l’a déjà dit, qui sont tout entiers la poésie de Marin.

Quel est votre vers ou votre poème préféré de Biagio Marin et pourquoi ?

L. F. – La question est difficile, et d’autant plus si l’on considère que chaque poème est un miroir de l’œuvre entier. Peut-être « Voix de l’île », parce que la voile y est dite « sans port », ouverte au chemin sans station, sans tracé.

M. V. – En effet, difficile de répondre à une telle question… Il suffit d’en prendre un au hasard :

Me no’ vogio tornâ
nel gno paese,
sensa più vele
anche l’istà.
Je ne veux pas revenir
dans mon village,
sans plus de voiles
même l’été.
   
Xe solo gransi
e xe moleche
là su le seche
dei grandi banchi.
Il n’y a que crabes
et que mollets
là sur les sèches
des grands bancs.
   
Sora le case
perse nel vento,
co’ gran lamento
passa le arcase.
Sur les maisons
perdues dans le vent,
tout en lamentation
passent les courlis.
   
Tornâ no’ vogio
nel fango marso
fra mar e Carso
sererè ’l vogio.
Revenir je ne veux
dans la vase pourrie
entre mer et Carso
je fermerai l’œil.

 

Pourquoi ? C’est peut-être le seul poème au monde dans lequel il est question des « mollets », ces crabes à la carapace molle qu’on trouve dans la lagune de Grado et de Venise…

Propos recueillis par Nicolas Dutent

Laurent Feneyrou

Musicologue, chargé de recherches dans l’équipe Analyse des pratiques musicales (STMS-CNRS/Ircam/Sorbonne Université) et enseignant au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, il a notamment publié Le Chant de la dissolution (Philharmonie de Paris, 2018).

Michel Valensi

Éditeur, fondateur et directeur des Éditions de l’Éclat, il a notamment publié L’empreinte (L’Éclat, 2021).

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