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Pascal Commère. L’obsession de la rur(é)alité

C’est un livre de près de quatre cents pages, paru en 2012 aux éditions Obsidiane, qui permet de prendre la mesure de la poésie de Pascal Commère. Son titre : Des laines qui éclairent. Pour sous-titre : Une anthologie, 1978-2009. Il n’est pas sûr d’ailleurs que le titre nous éclaire vraiment. Peut-être conviendra-t-il plutôt de se reporter d’emblée à la table des matières pour prendre connaissance des différents recueils ayant constitué l’anthologie. Apparaît alors à la lecture une évidente continuité. L’auteur semble avoir rassemblé autour de lui, dans un univers homogène et circonscrit, les figures d’animaux (mouches, troupeaux, ânes, bousiers, chevaux, dix-cors, etc.) ou d’humains humbles, voire anonymes (commis, fantassin, petites figures…). Mais c’est surtout de la terre qu’il est majoritairement question (herbes du soir, ruisseaux, collines, jardins, talus, rameaux, etc.).

L’un des plus beaux titres de cette liste de recueils est Lointaine approche des troupeaux à vélo vers le soir. Il pose calmement l’anachronisme, le refus des grands sujets, une manière de tourner le dos au monde de la vitesse moderne et de s’enfoncer dans un paysage délibérément virgilien. Pascal Commère est un poète de la ruralité profonde, c’est-à-dire de l’attachement à la terre, au sol et au local. Dans une brève et pertinente préface à son anthologie, voici ce qu’il dit du titre que nous venons de citer : « Un titre par exemple : Lointaine approche des troupeaux à vélo vers le soir. Emblématique, non. Comme en écho dans ma mémoire au Gardeur de troupeaux de Pessoa. Quoique mon propos soit ailleurs. Confronté à la mort dès mon plus jeune âge, le sentiment d’une disparition précoce me fut tôt familier. Le temps, par conséquent compté. La vision est romantique, je sais. Et caduque qui plus est ! J’ai dépassé depuis trop longtemps l’âge du Christ. Mais tout de même. Je ne peux m’empêcher de voir dans pareille longée de mots l’une de ces ficelles ramassées à terre, dont je bourrais mes poches, enfant. Aujourd’hui, la métaphore d’une quête tâtonnante du poème, et sa lente avancée, ombres au sol et traces, tout un alphabet distribué entre le proche et le lointain ; la montée dans les mots d’un règne animal si présent par la suite[1]. »

On voit combien l’écriture du poème sur la page fait écho au regard de l’enfant posé sur le sol « en quête d’ombres et traces ». Bien sûr, l’écrivain adulte n’est pas dupe de cette duplication – cette duplicité ? – dont il s’affranchit par l’ironie envers lui-même. Qu’il ait dépassé l’âge du Christ à sa mort est un soulagement qui le prive du même coup d’héroïsme. Envolée l’image romantique du poète comme génie de l’origine et de l’originalité ! La poésie est métier plus besogneux, plus humblement noué au proche, à la proximité. Partant, d’autant plus difficile. On aurait presque envie de parler de myopie rigoureuse, si l’on ne croyait affaiblir le remarquable travail poétique entrepris dans ces textes. Voici quelque part en Bourgogne (l’habitat du poète) la description d’un village mort, emblème d’une désertification de la France : « Ne t’appuie pas sur les fumées. Le décompte des maisons en serait surchargé. Beaucoup sont vides. Beaucoup de rats à enjamber avant d’atteindre les yeux des morts où dorment les grandes chambres par-derrière les portraits. Pas plus que le jour ne les ouvre le soir ne ferme les volets. Depuis bon temps la brume n’est plus de corvée de bois. Elle consent à peine à doubler les toitures tout au long de ce film tourné à l’intérieur où tu ne figures pas[2]. »

Grande efficacité des images, ici, tenant à l’amplitude d’écart entre le verbe et l’objet. « S’appuyer sur les fumées » est oxymore syntaxique. « Enjamber les rats », contradiction d’autant plus parlante que le mouvement humain et celui de l’animal s’excluent mutuellement. Habiter devient « inhabiter », effacement d’actes et de gestes réduits à la figure d’ombres, de traces. Il n’est pas bon, d’ailleurs, que le commentaire s’attarde trop longtemps, de crainte de faire s’effondrer totalement la ruine.

La proximité du poète à ce monde semi-oblitéré se décline sous forme d’attachement à une fragilité chaotique où survivent, minuscules, minutieux, choses et êtres animés. De là procède une bousculade de la forme poème elle-même, qui la fait rejoindre, par un chemin de traverse, ce que l’urbanité pompeuse nomme ailleurs la « modernité ».

M’appartenez, talus, et vous bêtes chineuses

au bord dans les fossés, vous autres renoncules,

araignées d’eau, reflets – à qui vos pattes

écrivent-elles, ou à ceux dans des maisons jaunes

qui dorment. Soucis en touffe devant, communales couleurs.

Un homme jusqu’aux yeux, bon pré d’embouche garennes,

petites crottes, couleuvres – est-ce qu’hier talus (les phares

leur linge rouge) sur vous toujours tête posée,

un instant encore, dessous les hêtres de Cromaut

à Sainte-Colombe route des fermes hautes,

au long du cresson piquant et boire comme dire

des yeux lentement un ruisseau de voyelles claires.

Limaces, courrier des yeux – le fond de l’eau est-ce

un peu rose, le ciel qui penche, autre couleur.

Une brindille, une feuille plus bas qui glisse

Arrive, toujours, talus. Nous vient d’où[3].

On imagine telle chevauchée en automobile – plus à vélo cette fois – dans la lumière des phares de laquelle surgirait par segments, par succession, le grouillement continu de la vie, trop fin et trop glissant à la fois pour une saisie rapide par la lente syntaxe des phrases. De là que les nuances cessent d’être purement adjectivales, opération exigeant la lenteur du temps, mais s’expriment par le flou des questions : « Le fond de l’eau est-ce/un peu rose, le ciel qui penche, autre couleur. » Désormais motorisé, le rural se hâte à petite vitesse :

Pancarte des villages, leurs noms sous quelque chose

(le trait rouge en travers, en sortant, qu’on emporte).

Avant-toits, moyeux, carcasses jaunes.

Ensileuses journées – lumière dans les chemins, sournoise

ou derrière la pluie, toute petite et ronde,

d’une mobylette[4].

Il arrive toutefois – grande crainte initiale – que la mort le rattrape dans son voisinage immédiat. Aucune faute de tendresse, alors, dans ce paysage où les paroles des vivants se font rares. Aucune platitude officielle de condoléances. Le poème préfère se passer des rites sociaux, s’adresser directement à la nature, la seule capable de guérir les deuils par son sens « naturel » de la réfection et de l’éternité.

Puis c’est l’obscur, la lampe du brouillard tinte,

abasourdie. François est mort, un voisin

dont je faisais les comptes

maigres, encore faut-il, riche ou pas,

déposer le temps venu l’ultime déclaration… Tant pis,

les chèvres s’égailleront par les collines. Dégouttée,

l’herbe semble soudain plus haute : il a plu

tout une partie de la nuit. Effronté

le temps crachouille, l’euphorbe s’encanaille.

Cependant, le poulain dans la pente se cabre

boxant des antérieurs le vent ; l’œil pâlit,

la route grimpe. Sur le monument communal

la gerbe a conservé son papier de cristal…

Toute victoire devenue humble, on commémore

– et le mot à lui seul ajoute au deuil de l’herbe.

Par l’éclaircie j’entrevois soudain, penchant le front,

un verger en fleurs. Je redescends[5].

« En fleurs » mais pas « en pleurs », le verger de Pascal Commère ! Lequel avoue sa « tendresse pour le monde agricole », dont chacun de ses poèmes est à l’évidence, directement ou indirectement, imprégné. Ce que cet art poétique exprime toutefois, à l’insu du poète lui-même ou avec sa complicité, c’est à quel point sa vision l’apparente aux stoïciens les plus rigoureux. Non seulement nous ne saurons rien sur lui, hormis le fait qu’il vit en Bourgogne, mais il ne nous incite à aucun moment à être plus curieux à son sujet. Or – paradoxe ! – c’est justement cette impersonnalité qui offre à son poème l’incarnation personnelle la plus vivement enracinée qui soit, dans une terre et un paysage agraires universels.

 

 

1  Pascal Commère, Des laines qui éclairent. Une anthologie, 1978-2009, Bussy-le-Repos/Bazas, Obsidiane/Le Temps qu’il fait, coll. «  Les Analectes  », 2012.

[2]   P. Commère, Les Commis [1982], Bazas, Le Temps qu’il fait, 2007.

[3] - P. Commère, Talus n’est-ce que cela vraiment je voudrais dire, eaux-fortes de Petr Herel, Canberra, Labyrinth Press, 1989.

[4]  - Ibid.

[5] - P. Commère, «  Cœur battant  », Des laines qui éclairent, op. cit.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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