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Dans le même numéro

Enquête sur la condition cubaine

entretien avec

Leonardo Padura

décembre 2021

L’écrivain et scénariste cubain Leonardo Padura a accepté de répondre aux questions de Nicolas Dutent à propos de de son dernier roman, Poussière dans le vent. Le récit aux accents autobiographiques s’efforce de livrer le portrait d’une génération à la dérive, ayant grandi à Cuba à la fin du millénaire.

Vous venez de publier Poussière dans le vent1. D’où vient ce titre poétique et puissant ?

J’ai eu du mal à trouver un titre pour ce roman. Le titre est comme la première impression que donne une personne : elle doit être bonne et saisir son essence. Un titre doit attirer et intriguer. Dès le début de l’écriture de ce roman, j’avais un titre en tête, Le Clan dispersé, qui était celui que Alejo Carpentier avait prévu pour un roman qu’il n’a finalement jamais écrit et qui devait parler de la dispersion de sa génération, dans les années 1920. Mais quand j’ai parlé avec la direction de la Fondation Carpentier, ils m’ont dit qu’ils avaient le projet de publier les deux ou trois chapitres qu’il avait écrits et que si je donnais ce titre à mon roman, cela pourrait prêter à confusion. Non sans regret, j’ai donc décidé de le changer. Alors j’ai cherché un nouveau « visage » pour le livre… Alors que j’étais au Mexique, début 2020, je me promenais un après-midi avec mon épouse Lucía et l’écrivain cubain Francisco López Sacha. Nous avons entendu une chanson du groupe Kansas qui était diffusée dans un magasin et Sacha m’a dit : « Écoute, il est là le titre de ton roman : Dust in the Wind… c’est ce que nous sommes, de la poussière dans le vent, c’est l’histoire de notre génération. » La chanson raconte la même chose que mon roman. C’est comme si le groupe l’avait composée en 1977 pour que, quarante ans plus tard, je trouve le titre idéal de mon livre.

Aragon dit de la fiction qu’« elle ne suffit pas à caractériser le roman, mais un certain rapport entre cette fiction et la réalité ». Comment transformez-vous le vécu en mots ?

Ma mémoire personnelle est très présente dans ce roman, tout comme la mémoire de personnes que j’ai connues, entendues ou lues. Le romancier est un peu comme un parasite : il se nourrit du sang des autres. Il est impossible d’avoir vécu toutes les vies qu’on écrit, d’avoir fait toutes les expériences qu’on raconte. Le romancier doit avoir la capacité de digérer tout ce qu’il entend et lit afin de créer un stock de souvenirs, d’où il sort un article au moment où il en a besoin. Par exemple, dans L’Homme qui aimait les chiens, j’ai écrit l’histoire de deux hommes qui n’avaient rien à voir avec ma façon d’agir et de penser2. Mais Léon Trotski et son assassin Ramón Mercader devaient sembler vivants : c’est à partir de mes lectures et de ce que j’ai appris de leurs proches que j’ai pu les créer. Dans Poussière dans le vent, c’était plus facile : les personnages sont de ma génération, ils ont vécu des expériences similaires à celles que j’ai vécues, voire mes propres expériences… Il y a ainsi quelque chose de moi en chacun d’eux. J’ai ajouté à cette expérience personnelle l’expérience humaine et de groupe que j’ai connue pour fabriquer des personnages singuliers, les transformant ainsi en des personnes que j’aurais pu connaître.

Existe-t-il quelque chose comme une âme cubaine ? De quoi est fait ce « sentiment persistant d’attirance pour tout ce qui était cubain » qui anime violemment Adela depuis l’adolescence, héritage que rejette tout aussi activement sa mère, Loreta ?

Bien sûr, l’âme cubaine existe. Chaque nation a une âme qui s’exprime dans la culture, l’identité, la citoyenneté ou l’esprit. Elle résulte d’une histoire collective vécue à un certain endroit et dans certaines conditions, qui fait qu’un Français et un Cubain comprennent certaines réalités vécues de manières différentes. Cette âme se nourrit de tout : de la langue au climat, des pratiques religieuses aux pratiques sportives, et elle est déterminée par la force des contextes (historiques, culturels, raciaux, idéologiques ou géographiques, en particulier l’insularité cubaine, qui pèse tant dans notre identité). Nombre de mes œuvres essaient de comprendre et d’exprimer cette « cubanité », ses origines et ses manifestations, son présent et son évolution historique. J’ai tenté de définir ce qui est cubain, non pas avec des concepts philosophiques ou sociologiques, mais plutôt avec des comportements, des attitudes, des manières de comprendre la vie et de la raconter : tout ce qui donne sa couleur particulière à ce que nous vivons en raison de ce que nous sommes.

Dans ce mélange d’arrogance et d’orgueil, c’est une « capacité bien cubaine à défendre son essence propre » que vous relatez. Les Cubains aiment-ils leur pays plus ou mieux que les autres ?

En effet, peut-être parce que nous sommes une jeune nation, nous, Cubains, avons des comportements nationalistes, notamment pour nous affirmer et nous défendre. Quand la nation cubaine est née, elle faisait partie de l’empire espagnol, au xixe siècle. Et elle n’est devenue un État indépendant qu’au xxe siècle sous la pression de la politique expansionniste des États-Unis. Ensuite, nous avons été embrassés par l’ours soviétique et nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences politiques… Autrement dit, l’identité cubaine a toujours été en danger de disparition, ce qui explique sans doute pourquoi nous avons tendance à la survaloriser et à la brandir fièrement dans des manifestations de nationalisme défensif. Cela ne signifie pas que nous soyons spéciaux ou plus patriotes que les autres, mais cela explique en partie cette fierté parfois démesurée et cette relation forte avec ce que nous considérons nôtre.

C’est pourquoi même si les Cubains partent de l’île, ils ne quittent jamais Cuba : le sens de leur appartenance les poursuit toute leur vie, en général sur un mode nostalgique. Il arrive même que les Cubains soient plus cubains à l’étranger ! Le comportement qui vise à préserver ce qu’on a été et qu’on est encore est universel. Mais le cas cubain est compliqué par le fait que les gens ne voyagent pas : ils émigrent, et le font souvent pour toujours. L’impossibilité du retour est dramatique, en particulier au moment de passer en revue ce qu’on laisse derrière soi. Certains le diabolisent, d’autres l’idéalisent, mais dans les deux cas, le rapport des émigrés cubains à leur pays d’origine est viscéral.

Est-ce le résultat d’un traumatisme ? Peut-être… Indépendamment des justifications, les expressions nationalistes sont toujours dangereuses, notamment quand elles deviennent agressives ou xénophobes. Heureusement, les Cubains ne sont pas particulièrement xénophobes. C’est plutôt l’inverse, sans doute en raison du traumatisme historique d’une identité menacée, qui leur a permis d’accueillir ce qui leur arrive de l’extérieur et de n’assimiler que ce qui leur est utile. Le baseball est un bon exemple de ce que nous avons assimilé et l’absence de traces soviétiques dans la vie sociale cubaine, de ce que nous avons rejeté.

Votre personnage Marcos a découvert à Hialeah en Floride, où tant de rêves, de regrets et de haines s’entassent, « un espace qui lui appartenait et une fente par où scruter l’avenir ». Sa chanson préférée, Siempre Happy, est-elle votre propre hymne de guerre ?

Si j’étais parti de Cuba, il est très probable que j’aurais été comme Marcos : j’aurais tellement essayé de rester qui j’étais que j’aurais eu du mal à m’adapter, ou bien j’aurais posé mes propres conditions à cette adaptation… Mais je suis aussi resté à Cuba pour ne pas avoir à me confronter à cette situation. Mais si j’étais parti, j’aurais cherché, comme Marcos, des repères identitaires un peu partout, dans une chanson comme dans un repas… Siempre Happy, d’ailleurs, est une chanson cubaine écrite en exil et pourtant pleine d’espoir : elle a été écrite pour des gars comme Marcos.

Qu’est-ce que ce roman vous a appris de la condition humaine ?

Un roman existe d’abord non pas pour raconter une histoire, mais pour enquêter sur la condition humaine. C’est ce que Flaubert appelait « aller dans l’âme des choses », à laquelle on arrive à travers l’âme des gens. La condition humaine est ce marché ouvert où nous trouvons ce que nous produisons, de tout temps et dans toutes les nations. Des sentiments comme l’amour, la peur, la haine, l’amitié, l’appartenance et la nostalgie sont universels. C’est grâce à eux que l’on peut associer un conflit et des comportements locaux à un message universel. Dans cette enquête sur la condition humaine, le romancier doit être en état d’alerte, parce qu’il s’agit à la fois d’un processus d’apprentissage et d’un processus d’enseignement. Quand nous créons des personnages et leurs comportements, nous comprenons mieux les personnes qui nous entourent. Nous leur donnons un corps mais surtout une conscience, et une manière de penser qui influence leur façon d’agir. Ils doivent donc exprimer cette condition humaine universelle qui permet qu’un écrivain cubain puisse se faire comprendre d’un lecteur français ou chinois.

Je vous retourne la question que vous posez dans votre livre à propos de 1984 de George Orwell : « Orwell était-il un auteur de fables particulièrement inventif ou un écrivain réaliste ? »

Orwell était un écrivain réaliste. Cependant, il s’exprimait avec des fables et des constructions futuristes pour faire passer son message et toucher à l’essentiel des conflits, ce que la reproduction mimétique de la réalité aurait rendu plus difficile. Orwell a trouvé dans les mondes dystopiques la meilleure scène pour représenter des conflits universels et atemporels.

José Martí, Pablo Neruda… Les poètes sont des passants importants dans votre roman. Sont-ils des éclaireurs pour vous ?

Je ne suis pas un bon lecteur de poésie. Et je le regrette. Je me sens plus proche des développements dramatiques qu’on trouve dans les romans que des solutions métaphoriques ou imagées de la poésie. Cependant, je lis de la poésie, surtout celle des écrivains hispanophones, car je trouve chez eux des trouvailles linguistiques qui m’aident à comprendre les ressources de la langue espagnole. Ma seule arme, ce sont mes mots, ceux de ma langue.

Le roman court derrière un rêve : la démocratie. Elle s’est heurtée, dans le cas cubain, à un monde « agencé selon une satisfaisante simplicité verticale ».

Il me semble qu’un véritable système démocratique doit être garant de la plus grande liberté de choix. Dans le cas cubain, l’excès de contrôle a causé la perte de certains espaces de liberté individuelle. Ma génération a dû obéir aux politiques officielles, dictées par les hautes sphères, au risque de la marginalisation, ce qui en a poussé beaucoup à l’émigration. Ces politiques ont été réformées et même critiquées depuis (en ce qui concerne la religion ou la sexualité, par exemple), mais des vies ont été brisées et les souffrances vécues ne peuvent pas être réparées par une simple « réforme ». La liberté individuelle est donc ce qui est le plus difficile à préserver.

Quels sont vos compagnonnages littéraires ?

Des auteurs comme Carpentier, Vargas Llosa, García Márquez et Vázquez Montalbán seraient sans doute en tête de liste. Les existentialistes français aussi. De même que les grands romanciers nord-américains du xxe siècle, notamment Salinger et Hemingway. Et nombre de mes contemporains, comme Paul Auster, Michel Houellebecq, Jonathan Franzen, Javier Cercas et tant d’autres…

Où souhaiteriez-vous, ultimement, que le vent vous porte ?

Je voudrais seulement que ses rafales ne m’éloignent pas de la littérature. Et, si possible, voir une Cuba plus aimable, compréhensive, inclusive, ouverte, démocratique, où l’on pourrait vivre avec un maximum de liberté. Ce serait un bel endroit où arriver porté par le vent.

Propos recueillis par Nicolas Dutent et traduits par Nicolás Rodríguez Galvis et Anne-Marie Métailié

  • 1. Leonardo Padura, Poussière dans le vent, trad. par René Solis, Paris, Métailié, 2021.
  • 2. L. Padura, L’Homme qui aimait les chiens, trad. par R. Solis et Elena Zayas, Paris, Métailié, 2011.

Leonardo Padura

Diplômé de littérature hispano-américaine, Leonardo Padura est romancier, essayiste, journaliste et scénariste pour le cinéma. Ses livres sont traduits dans quinze pays et figurent parmi les best-sellers en Espagne et en Amérique latine. Pour l’ensemble de son œuvre, il a reçu le prix Raymond Chandler en 2009, le Prix national de littérature cubain en 2012, et le prix Princesse des Asturies en…

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