
Obama et le domaine des Mères
La seconde autobiographie de Barack Obama, Une terre promise, met au jour une trajectoire politique et personnelle ponctuée d’« embardées », qui s’éloigne à de nombreuses reprises des voies toutes tracées. Elle révèle également l’importance de la figure de la mère dans l’inconscient collectif des Américains.
J’ai beaucoup aimé la première autobiographie de Barack Obama, Les Rêves de mon père, un livre exquis, mais je n’avais aucune intention de lire son dernier livre, Une terre promise1. Pourtant, anxieuse, pendant la pandémie, que le peuple américain se prononce aux urnes encore une fois pour Donald Trump, je l’ai commandé, en attendant les résultats des élections. Je crois que j’avais besoin de m’assurer que je n’avais pas rêvé. J’avais besoin d’un objet concret pour me rappeler qu’en effet, il n’y avait pas si longtemps, un homme, ayant fait preuve de compassion et sachant analyser histoires et logiques politiques, avait bien été élu président des États-Unis. Le livre est paru trois jours avant le résultat final des élections. Trop nerveuse pour lire, j’avais décidé d’écouter Obama lire son texte et j’avais encore sa voix dans les oreilles lorsque Trump a commencé à dénoncer le processus électoral.
Les embardées d’Obama
En écoutant Obama raconter son histoire, quelque chose de subtil a commencé à émerger. Au fil d’un chronos immuable s’est substitué un kairos providentiel. Si l’élection de Donald Trump s’était bel et bien imposée sur la chronologie linéaire, il était encore temps de mettre entre parenthèses l’espace-temps politique américain dans lequel Obama était intervenu. C’est de ce temps à part, de ce kairos, dont il s’agira ici. C’est lui qui anime Obama et explique son choix de ne jamais être en autopilote, mais de changer de direction quand il le faut, même soudainement – une stratégie que, dans son livre à elle, Devenir, Michelle Obama appelle “the swerve” (l’embardée)2. Dans sa première autobiographie, Obama offre quelques exemples de cette façon de dévier, renonçant à plusieurs reprises à des voies toutes tracées lors de ses études et de sa carrière d’avocat.
Au fil d’un chronos immuable s’est substitué un kairos providentiel.
J’imagine qu’Obama lui-même serait le premier à reconnaître qu’il est l’héritier des efforts politiques d’écrivains et de dirigeants noirs américains, tels James Baldwin, Lorraine Hansberry, Nina Simone, Malcolm X et Martin Luther King. Dans son discours à la convention du Parti démocrate pour mettre en avant la candidature de Joe Biden, Obama rappelle que dans une réunion avec le défunt John Lewis et d’autres hommes politiques et militants noirs américains, l’un d’eux lui a fait remarquer que lui, Obama, était né le jour, il y a plus de cinquante ans, où le vieil homme devant lui entrait dans une cellule, arrêté pour avoir participé à une manifestation contre la ségrégation raciale du sud de l’Amérique, dite « législation Jim Crow ». Cette providence, ce kairos particulier, est une tradition dans l’histoire des idées dont Obama hérite. King faisait déjà allusion à cette géométrie idéale : “The arc of the moral universe is long, but it bends towards justice.” Comme King, Obama choisit d’exercer ce que Peter Dunlap appelle “affect freedom3” : dire ce qu’il ressent afin de motiver des actions politiques efficaces.
Dès qu’ils font face à une déception politique, les commentateurs politiques de gauche aiment se ruer sur les hommes politiques noirs américains pour remettre en question ce vieux rêve avec sa téléologie toute tracée : « Alors, il en est où, cet arc de votre univers moral ? » Obama propose moins une vision qu’une écoute politique. L’image propre à Obama, dans Une terre promise, est celle d’une chorale politique dans laquelle s’unissent des voix individuelles. Au fil des années, il a rapporté des paraboles comme celle-ci : « Une fois, il y avait une jeune femme blanche de 23 ans, Ashley Baia, une organisatrice pour notre campagne électorale dans la ville de Florence, en Caroline du Sud. […] Ashley a expliqué que quand elle avait 9 ans, sa mère avait été atteinte d’un cancer, que celle-ci s’était fait licencier parce qu’elle avait manqué trop de jours de travail et avait perdu son assurance santé. Pour aider sa mère, elle avait décidé de convaincre celle-ci que ce qu’elle préférait manger, plus que tout au monde, était simplement un sandwich à la moutarde et aux cornichons parce que c’était ce qu’il y avait de moins cher. […] Au lieu de se complaire dans l’amertume, Ashley Baia a décidé de faire des autres ses alliés dans sa lutte contre l’injustice. […] Quand ce fut le tour d’un vieil homme noir américain d’expliquer pourquoi il était ici, à cette table, il a tout simplement répondu, “Moi, je suis ici pour Ashley.” […] C’est ce moment de reconnaissance entre une jeune fille blanche et un vieil homme noir qui doit être notre point de départ4. » Pour Obama, la « sauvegarde de l’éprouvé5 » passe par une reconnaissance de cet éprouvé par l’autre.
Cette « reconnaissance » ne va pas de soi. Il faut prendre le risque de nous asseoir à la même table et être prêts à partager qui nous sommes vraiment, notre histoire et nos images – l’image de la petite Ashley mangeant son sandwich, par exemple. D’après Sabina Spielrein, une psychanalyste russe, c’est une traversée paradoxale : quand nous partageons une image, celle-ci « plonge dans l’inconscient qui le démunit de son caractère individuel, lui fait faire sa descente jusqu’aux “Mères” et le dissout6 ».
La figure de la maman
Les essais exceptionnels de Spielrein ont longtemps été oubliés. Cet inconscient collectif qu’elle appelle le domaine des « Mères » fait surface dans nos rêves, par l’image de la mer ou de la terre. La guerre mit fin à sa carrière. Ses deux filles et elle furent fusillées par les nazis le 11 août 1942, dans le massacre de 13 000 juifs à Rostov-sur-le-Don, en Russie. L’image de cette mère juive, fusillée le même jour que ses deux filles, est portée par les poupées de chiffon et de boue, faites à la main et rituellement enterrées et exhumées par Michel Nejdar pendant longtemps7. Le travail de Spielrein renvoie à un essai de Claude Lévi-Strauss, écrit dans des circonstances qui rappellent le paysage complexe de la mort et de la survie pendant la guerre. Pour échapper aux nazis, Lévi-Strauss a passé les années de la guerre à New York, enseignant pendant quelques années à la New School for Social Studies, devenue The New School University, où j’enseigne moi-même la littérature comparée depuis presque vingt ans. Lévi-Strauss a souvent répété, à juste titre, qu’en lui offrant un refuge, l’école lui a sauvé la vie. Dans un essai sur ses années à New York, Lévi-Strauss offre une analyse de la culture américaine, s’attardant sur la figure de la mère : « Reconnaître, légitimer et satisfaire cette part d’enfance qui vit en chacun de nous, on en trouverait facilement, aux États-Unis, la volonté obscure dans les types sociaux sur lesquels se modèlent inconsciemment la vie privée comme la vie publique. La femme américaine, c’est avant tout, et ce restera toujours Mom, la maman8. »
Aux États-Unis, la figure de la maman est en effet omniprésente. Non seulement la suburban mom des banlieues aisées, mais aussi et surtout la mère seule – la mère d’Elliot dans ET, les mères seules de Toni Morrison et celle de la série Stranger Things. C’est sur ce fond culturel qu’on peut étudier la mère dans les récits autobiographiques de Barack Obama. Il raconte une enfance passée entre sa mère, Ann Dunham, et sa grand-mère, « Tut », montrant qu’elles ont réussi, malgré les obstacles, à être à la fois des femmes indépendantes, soucieuses de leur carrière, et des mères attentionnées. Obama reconnaît aussi le dévouement de sa belle-mère, Marian Robinson, qui choisit de prendre sa retraite pour épauler sa fille, une avocate avec deux filles en bas âge, alors que son mari, élu au Sénat, passe la semaine à Washington. Consciente de la gaffe politique de Hillary Clinton quand elle a refusé de se présenter comme mère quand elle était First Lady, Michelle Obama a eu l’astuce de se déclarer mom-in-chief dès l’élection de son mari. Ne revendiquant aucun rôle politique, elle a utilisé son statut d’outsider pour remettre en cause, avec finesse, certaines idées reçues. Mais la mère à laquelle Spielrein fait référence est plus proche de cette « volonté obscure » à laquelle Lévi-Strauss fait allusion.
Dans son essai, Lévi-Strauss lance un défi à la sociologie américaine : se contentera-t-elle, usant de certaines « analogies superficielles », de prédire un peu vite « l’avènement d’un moderne matriarcat » ou tentera-t-elle d’appréhender « la vraie substance des phénomènes »9 ? Je suis tentée par cette analogie : quand la terre était un milieu plus aqueux, il paraît que le genre humain était plus réceptif au culte de la déesse et que l’aridité aurait causé un monothéisme mâle. Mais ce qui m’intéresse, c’est la mer d’inconscient collectif, portée par la langue maternelle. Marguerite Duras fait écho à cette forme fertile d’amnésie culturelle dans le film Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959), quand l’héroïne s’adresse à la jeune femme qu’elle était pendant la guerre : « Je te donne à l’oubli. »
Le crâne de l’homme
Le kairos qui a porté Barack Obama au pouvoir prend sa source dans la « volonté obscure » des Américains de croire, coûte que coûte, à cette idée, proclamée dans la Déclaration d’indépendance : « Tous les hommes sont créés égaux. » Il y a en effet en nous un élan vital vers un nivellement de nos différences qui pourrait enfin nous procurer un apaisement. Ce désir se précise et devient image : un retour aux profondeurs de la mer, une indifférenciation entre l’eau à l’intérieur de notre corps et l’eau dans laquelle nous sommes plongés. Cherchant à comprendre pourquoi le nez humain se distingue, avec sa forme surélevée, en pyramide, des narines des autres mammifères, la biologiste Lucia Jacobs a découvert que c’est par le nez que nos ancêtres marins se repéraient dans l’eau et que ce nez est le prototype de notre cerveau10.
Dans un tableau géant, Jean-Michel Basquiat représentait notre inconscient collectif à l’aide d’une boîte crânienne. Comme le sphinx, ancré dans un paysage de pyramides, il nous vient des profondeurs de l’inconscient, du domaine des « Mères ». Le crâne de l’homme dit préhistorique, et celui de Yorick, que Hamlet prend entre ses mains. Sommes-nous enfin assez sages pour reconnaître la dissolution de tous ces crânes comme la nécessité d’une certaine solidarité ?
J’enseigne à New York, dans une ville qui n’est plus la ville en faillite de Basquiat et que lui, Michael Stewart, Andy Warhol, Keith Haring, Fab Five Freddy et tant d’autres artistes ont contribué à ressusciter avec leurs œuvres d’art. De temps en temps, un collègue bien intentionné essaie de me convaincre de ne plus écrire en français – une grave erreur tactique. Comment faire comprendre, dans ce monde de plus en plus anglophone, la nécessité d’écrire et de faire art brut dans des langues maternelles plurielles ? Comment expliquer ce désir d’aller à la recherche du temps perdu ? À qui expliquer ce besoin spirituel de confier certaines choses à un inconscient collectif ?
- 1.Barack Obama, Les Rêves de mon père, trad. par Danièle Darneau, Paris, Presses de la Cité, 2018 et Une terre promise, trad. par Pierre Demarty, Charles Recoursé et Nicolas Richard, Paris, Fayard, 2020.
- 2.Michelle Obama, Devenir, Paris, Fayard, 2018.
- 3.Voir Peter Dunlap, Awakening our Faith in the Future: The Advent of Psychological Liberalism, New York, Routledge, 2008.
- 4.B. Obama, “Where we start”, issu de son discours, “A more perfect union”, prononcé le 18 mars 2008 et publié dans The Sun, septembre 2008.
- 5.L’expression est de Philippe Blasco. Voir Carlos Tinoco, Sandrine Gianola et P. Blasco, Les Surdoués et les autres. Penser l’écart, Paris, Jean-Claude Lattès, 2018.
- 6.Sabina Spielrein, The Essential Writings of Sabina Spielrein, traduits et édités par Ruth Cape et Raymond Burt, New York, Routledge, 2019, p. 217.
- 7.Le 21 mars 2017, Michel Nedjar confiait, sur France Culture : « Beaucoup de gens de ma famille ont été déportés, gazés. J’ai perdu mes deux grands-pères. Enfant, en 1961, j’ai vu le film Nuit et brouillard. Il y avait un avant, l’Éden, l’enfance, l’innocence et, après avoir vu le film, c’était l’enfer. Je suis tombé dans la fosse, j’ai senti et compris qu’étant juif, on pouvait me tuer, et donc je me suis dédoublé pendant très longtemps. La création des poupées m’a aidé, j’ai pris ça comme exhumation et guérison de ma souffrance, de ma douleur et de ma peur : ces poupées m’ont sauvé. »
- 8.Claude Lévi-Strauss, « La technique du bonheur », Esprit, novembre 1946, p. 643. Je dois la connaissance de ce texte à Emmanuelle Loyer, qui y fait référence lors de son intervention dans « L’Amérique des écrivains français », France Culture, « La série documentaire », 3 novembre 2020.
- 9.Ibid., p. 643.
- 10.Lucia F. Jacobs, “The adaptive geometry of a chemosensor: the origin and function of the vertebrate nose” [vidéo en ligne], YouTube, 22 avril 2019.