Apocalypse, des images conflictuelles ?
Malgré un procédé de réalisation (colorisation des images et sonorisation) que certains historiens jugent douteux, les cinq épisodes du nouveau volet de la série Apocalypse (après un premier documentaire en 2009 sur la Seconde Guerre mondiale et un deuxième en 2011 sur Hitler), diffusés en mars et avril 2014, ont réuni plusieurs millions de téléspectateurs. De plus, la série assure à France Télévisions une exportation internationale : elle est diffusée dans plus de cent pays. De fait, si le projet des réalisateurs Daniel Costelle et Isabelle Clarke confinait, lorsqu’il traitait de la Seconde Guerre mondiale, à l’effroi et au spectaculaire, il s’avère, cette fois, plus centré sur les parcours individuels, l’historiographie, et même le rapport naissant aux images, dans le monde d’avant et d’après 1914.
Pédagogie d’un conflit
Historiquement, le propos du film ne s’éloigne pas beaucoup des trois grands ouvrages théoriques sur la montée des tensions et le parcours des nations avant la guerre : l’Impérialisme de Hannah Arendt, Diplomatie européenne et impérialismes de Roland Girault et l’Ère des empires d’Eric Hobsbawm. Reprenant les principes de narration développés dans les documentaires précédents, le récit utilise les témoignages d’anonymes, les écrits d’intellectuels et les déclarations de chefs militaires ou politiques pour mieux faire comprendre les rapports de force et les expériences combattantes. Plus encore, il tente clairement de dépasser la vision franco-française de l’affrontement, en montrant des dizaines de plans d’apparence inédite sur le conflit dans les Balkans, le mythe des taxis de la Marne, le rôle des soldats coloniaux, tant pour la France que pour la Grande-Bretagne, et le génocide des Arméniens, dont les causes, les implications et la réalité sont explicitement montrées, démarche bien trop rare.
Nous comprenons ainsi, au-delà des connaissances théoriques, l’effectivité de la chute des empires, le contraste saisissant entre le monde de 1914 et celui de 1919. La pédagogie inhérente aux intentions des réalisateurs ne vire nullement à la démagogie ou à la partialité, le parti pris étant celui d’une accusation des puissants et d’une empathie pour les populations civiles (les erreurs militaires, les destructions d’édifices et les incompétences tactiques des chefs militaires sont soulignées). Ni de gauche ni de droite, le documentaire cite et représente à la fois Jaurès, Péguy, Zweig, Giono et Genevoix : le consensus idéologique et national est recherché, tout comme le grand spectacle.
Étrangement, la réalisation fait presque songer aux fameuses Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard : récupération de centaines d’heures de rushs, de dizaines d’archives et de films amateurs, puis utilisation d’à peine un centième du matériau initial pour le montage final : cinq cents heures d’images au départ pour un film de cinq heures. De plus, en regardant attentivement les plans choisis, on remarque des détails surprenants : pour la première fois dans l’histoire, du fait de l’arrivée alors récente du cinéma (souvent vu comme une technique de distraction, tenant presque du merveilleux), les personnes filmées regardent la caméra, en prennent conscience. Un père de famille montre l’objectif à son enfant, un soldat filmé dans un groupe pour la propagande fait le pitre ; on voit même une scène où la caméra filme un cameraman filmant un soldat qui avance dans le no man’s land, dans une étrange mise en abyme. Toutes ces images sont contextualisées, par la voix off : du fait de la lourdeur des équipements techniques et de l’autoritarisme des régimes, la plupart tiennent de la propagande (mais après tout, même Frank Capra et Samuel Fuller furent réquisitionnés par le gouvernement américain pour tourner des films de propagande et des reportages officiels entre 1942 et 1945), en vue d’une projection dans les salles obscures, en voie de démocratisation.
Toutefois, les réalisateurs choisissent d’intégrer en fil rouge les images d’un des premiers cinéastes amateurs, le Dr Ferrari, filmant dans sa propriété sa famille, son gendre soldat, puis lui-même en uniforme de réserviste. Une démarche inscrite dans sa condition bourgeoise (presque personne d’autre n’ayant le temps ou les moyens d’acquérir un appareil de cinématographie), mais qui montre en même temps l’effritement des possédants du fait du conflit. Sont également incluses des images médicales, jamais vues jusqu’alors, tournées par les chirurgiens militaires, cadrant les visages défigurés et les blessures irréversibles. Inédits également, ces plans quasi ethnographiques, coloniaux du moins, sur l’embrigadement des soldats noirs de l’Aof ou celui des hommes de Terre-Neuve sous le drapeau de l’Empire britannique. Ainsi, les intentions dépassent clairement le point de vue français, ne négligeant aucun théâtre d’affrontement, réhabilitant la bataille de la Somme ou les pertes massives russes.
De la mémoire à l’histoire
Sans recherche de fautifs nationaux (hormis les puissants, ce qui n’implique pas les peuples ; d’un autre côté, le premier épisode, en se concentrant sur les impérialismes, néglige quelque peu le contexte idéologique de l’avant-guerre, entre nationalisme, désir de revanche et antisémitisme), le documentaire relève d’une cohérence complète dans son époque : l’histoire exhaustive peut-être écrite après la mort des derniers vétérans et le contexte de paix durable en Occident depuis la construction européenne. La condamnation de la guerre, que d’aucuns jugeraient facile, est universelle, et tout mort est ici un mort de trop.
Car le produit final demeure inattaquable, de par l’absence de vétérans. Aucune association d’anciens combattants, aucun collectif de poilus ne peut plus déposer plainte ou contester tel fait historique : plus aucun témoin ou acteur ne contrôle l’histoire de cette période. Les affrontements n’auront lieu qu’entre historiens, théoriciens souvent jamais confrontés à la guerre. Le récit, le souvenir muent donc en mémoire, en hommage. Les images ne peuvent surgir tant que les personnes qui y apparaissent, et que la représentation et la projection transforment en sujets, sont en mesure d’y répondre et de les remettre en cause.
Apocalypse tient bien du cinéma car le film immerge le spectateur, en l’horrifiant au départ, en lui faisant comprendre à l’arrivée. Devant son écran, l’œil actif ne cesse de se demander : qui filme ? Dans quel but ? Peut-on croire en cette image, ou nécessite-t-elle une seconde lecture, une interprétation ? La colorisation et la sonorisation ne relèvent pas tant de la vulgarisation que de la mise en réalité d’une guerre en apparence illisible, parfois renvoyée à un passé trop lointain et donc non compréhensible. Et certains films de propagande officielle (Charlie Chaplin tournant un court-métrage pour les Liberty Bonds, les campagnes de prévention contre la tuberculose, les films xénophobes contre les Slaves) gardent leur noir et blanc et leur silence. La consternation initiale devant l’horreur confine au respect intégral, à la mémoire volontaire et à l’unité nationale derrière les combattants. Un résultat bienvenu, alors que les commémorations officielles hésitent sur la manière de traiter histoire et mémoire, et que les incidents lors des commémorations du 11 novembre 2013 (quelques manifestants ont hué et insulté le président de la République) ont montré que la Grande Guerre ne rencontre plus beaucoup d’écho dans notre société. Apocalypse nous livre ainsi des images vives pour nos mémoires anesthésiées.