Quelles images pour le football ?
Dans les conversations cinéphiles, le constat qu’aucun bon film n’a été tiré du football revient fréquemment. Et ce alors même que le baseball, sport dont nombre d’Européens ne saisissent pas l’essence des règles, a pu donner une œuvre aussi intéressante que le Stratège de Bennett Miller (2011). Même le water-polo (Palombella Rossa, Nanni Moretti), la natation synchronisée (Naissance des pieuvres, Céline Sciamma), le squash (Fair Play, Lionel Bailliu) ou l’aviron (dans une scène de The Social Newtork), sports peu médiatisés et difficilement lisibles visuellement, ont connu des représentations innovantes à l’écran.
Filmer le sport
Alors même que Martin Scorsese pensait, a priori simplement, mais en réalité dans une innovation fondamentale de mise en scène, à faire rentrer la caméra dans le ring de boxe pour mieux filmer le combat (dans Raging Bull en 1980), jamais le filmage du football n’ose la vue subjective, l’immersion dans l’action. Si les arbitres de rugby portent désormais des mini-caméras sur eux (immergeant le spectateur au plus près des joueurs, avant les mêlées notamment), la Fifa vient tout juste d’autoriser la goal-line technology, afin de vérifier l’entrée du ballon dans les cages en cas de but litigieux. Un exemple contredit cette absence : la publicité Take It to The Next Level, pour Nike, en 2008, suit pendant trois minutes l’ascension d’un joueur d’Arsenal, s’entraînant, rencontrant les plus grandes stars européennes (matchs contre Barcelone, l’Inter Milan et Manchester), le tout uniquement en caméra subjective, figurant les dribbles, les chutes, les entraînements intensifs, le vécu sportif. L’utilisation d’un morceau de rock des Eagles of Death Metal rend la campagne, réalisée par Guy Ritchie (Snatch, Sherlock Holmes) encore plus prenante et identificatrice pour le spectateur. Au sein d’une durée très courte, la montée en puissance de l’athlète est explicitée, via des exercices répétés, des matchs de plus en plus prestigieux, et la transformation en icône locale, puis gloire nationale (le héros finit titulaire à l’Euro, contre le Portugal). En ne montrant jamais le visage du protagoniste, la part physique du football, la lutte pour le ballon, les appels de balle, les figures techniques, et même une certaine dimension extatique du football, ressortent comme rarement.
Un résultat bienvenu, contrastant avec un autre film, plus long et pourtant jamais immersif : Zidane, un portrait du xxie siècle (2006). Malgré les intentions louables des réalisateurs (capter l’image intégrale du meneur de jeu grâce à dix-sept caméras haute définition braquées sur lui durant un match entre le Real Madrid et Villareal), le résultat se heurte vite à ses limites. En effet, les metteurs en scène (Philippe Parreno et Douglas Gordon, tous deux artistes contemporains) souhaitent maîtriser leurs images, faire un film objectif, mais en oublient toute la part de hasard du football : Zidane ne marque pas, n’a que peu accès au ballon (sa position centrale dans le dispositif tactique le contraint à distribuer le jeu) et ne finit pas le match, expulsé avant le terme. L’erreur ici consiste à penser, assez naïvement, qu’une rencontre peut se résumer par la focalisation sur un seul des acteurs, ce qui néglige de fait tout le parcours du jeu, les mouvements d’équipe et au final le cœur de l’action : les réalisateurs, confiant la photographie à un des meilleurs chefs opérateurs actuels (Darius Khondji), ne parviennent pas à saisir les buts. Rien ne leur garantissait la réussite de leur entreprise qui, si elle peut s’apprécier artistiquement, échoue sportivement. Une volonté de contrôle absolu, de saisine exhaustive de l’instant, qui, hélas ! ne peut que décevoir l’amateur de football : la vision du jeu comme performance livre une infinité de fragments, mais pas la fluidité d’un match.
Le football à l’écran
Le fan cinéphile est en droit de se demander la raison de cette aporie dans la représentation : un terrain de football se réduit, cinématographiquement, à un espace plat d’une centaine de mètres, propice aux travellings et aux longs mouvements de caméra. Bien sûr, un tel choix empêcherait l’amateur de voir l’ensemble du jeu : une mise en scène lointaine lui donne un point de vue global, tente de rendre objectif son point de vue. Dans le même temps, de telles dimensions complexifient la réalisation, a contrario, d’un sport comme le tennis (pratiqué sur un court de vingt-trois mètres de long sur huit de large, ce qui autorise une seule caméra en plan fixe pour filmer les échanges), dont le caractère télégénique (et par extension dramatique) est accentué par la disposition en théâtre antique des tribunes (particulièrement visible à Roland-Garros). Ultime ironie : la meilleure scène jamais tournée dans un stade de football ne concerne absolument pas le jeu en lui-même : au milieu de Dans ses yeux (Juan José Campanella, 2009), alors que les enquêteurs recherchent un sujet dans les tribunes, la caméra effectue un plan-séquence vertigineux, partant d’une vue aérienne avant d’atterrir dans les gradins, de fendre la foule et de suivre les personnages, en poursuite dans les travées de l’enceinte.
Une meilleure relecture des rencontres est rendue possible dans les Yeux dans les Bleus, simple reportage télévisuel au départ, suivant au jour le jour l’équipe de France pendant la Coupe du monde de 1998. Si le film ne prétend nullement à la qualité cinématographique ou formelle, il demeure cependant une œuvre intéressante dans une optique d’analyse du football. Une séquence, restée célèbre, utilise le montage parallèle pour comparer le ressenti de Christophe Dugarry après son entrée en jeu contre l’Afrique du Sud aux images télévisuelles du match. Le joueur y exprime sa frustration, sa motivation, et son mélange « de joie et de haine, en état second, en transe » après son but. Laurent Blanc commentera lui aussi son jeu contre le Paraguay. D’autres scènes (les discours de l’entraîneur Aimé Jacquet, les encouragements dans les vestiaires, les soins de l’équipe médicale, la finale filmée à même le banc de touche) marquent encore le spectateur, qui, fait inédit, peut plonger dans la vie d’une équipe, reconstruire le mythe sportif et dépasser les images médiatiques : au-delà des commentaires et des ralentis.
En sport, la construction d’une dramaturgie passe par la valorisation des acteurs ; ce que rend notamment possible le tennis, par sa surface de jeu limitée et sa structure de duel, accentuée par le soleil, souvent présent. Au football, il s’agit pour les réalisateurs des retransmissions de tenter de transformer en opposition individuelle une discipline éminemment collective (ce à quoi personne ne songerait à propos du rugby). Un meneur comme l’Italien Andrea Pirlo, au physique christique et à la lenteur assumée (course très lente ballon au pied, déplacements subtils, gestes calculés), attire les objectifs, crée quasiment des contre-plongées. Pour autant, comme nous l’avons vu, la focalisation sur un seul joueur s’avère problématique, car l’attention se porte sur le parcours du ballon. Les spectateurs regardent en priorité les enchaînements de passes, la marche vers le but adverse, et se lamentent devant toute erreur technique de leur équipe. De Michel Platini lançant Patrick Battiston en ouverture contre la Rfa lors du Mondial 1982 à Patrick Vieira démarquant en une simple passe Franck Ribéry lors du huitième de finale contre l’Espagne en 2006, de nombreuses actions deviennent iconiques par un soudain décadrage de la caméra.
Sport fondé sur la frustration (action hachée par les fautes, nombreux tirs manqués, passes dans le vide ou manque de cohésion entre coéquipiers), vecteur de socialisation, le football suppose une diffusion massive. Si les joueurs et les entraîneurs composent eux-mêmes le champ de l’action, le cadre ne sert qu’à montrer, jusqu’à la multiplication frénétique, des ralentis (disponibles très rapidement, pour la moindre faute discutable ou le tir le moins inspiré). La dernière exigence serait alors une visibilité maximale, des caméras haute définition et des effets loupe toujours plus poussés pour mieux revoir les fautes. Mais, à trop se concentrer sur des aspects microscopiques, cependant essentiels (les fautes, le franchissement de la ligne de but, les hors-jeu), ne risquons-nous pas de passer à côté de toute la dimension stratégique, et à terme esthétique, inscrite dans la globalité du sport roi ?