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Dans le même numéro

Derrière la folie, les malaises ordinaires. Introduction

mars/avril 2015

#Divers

D’après l’Organisation mondiale de la santé, une personne sur quatre traverse une maladie mentale au cours de sa vie. En quinze ans, le nombre d’enfants suivis par an en pédopsychiatrie a doublé en France1.

Ces chiffres ne valent pas comme un diagnostic médical plaqué sur notre société. Il est certes tentant d’y voir un indice de cette « usure psychique » ou de ce burn-out collectif qui semblent caractériser la situation française2. Mais on sait, au moins depuis Freud, la difficulté à transposer les catégories de la clinique pour diagnostiquer l’une ou l’autre variante d’un Malaise dans la civilisation (1930). Ces chiffres, qui renvoient d’abord à des histoires singulières, disent cependant un changement de notre rapport au trouble mental. Loin de se prêter à une montée en généralité psychologisante, ils imposent d’abord l’évidence d’un déplacement : la préoccupation psychologique est devenue un phénomène de masse. Ainsi, la maladie mentale n’est plus localisable dans les marges reculées de la société. Ce qui ne signifie pas que le fou ne garde pas son étrangeté inquiétante. Le poids symbolique des termes et des étiquettes médicales s’impose toujours. On parle peu de la folie, en dehors des cercles professionnels de la psychiatrie. Mais le silence qui entoure la folie change de sens. L’indifférence pour les fous, comme pour ceux qui sont abandonnés à la rue, se détache sur le fond d’un souci collectif nouveau pour un malaise existentiel diffus.

La folie a été l’objet d’un intense investissement théorique dans les années 1960 et 1970. Un programme politique l’accompagnait : il s’agissait de combattre la réclusion. La folie racontait l’histoire de la mise au ban de la société (c’est le « grand enfermement » de Michel Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique [1961] ou, la même année, le livre du sociologue américain Erving Goffman, Asiles, sous-titré : Études sur la condition mentale des malades mentaux et autres reclus). La folie servait de révélateur, une logique sociale s’y déclarait, qu’on devinait à l’œuvre dans l’ensemble de la vie sociale : la normalisation des comportements, le microcontrôle de toutes les déviances. En ce sens, le mur de l’asile était un symbole des aliénations à abattre. Mais, au-delà du contrôle social, c’est la raison elle-même qui se trouvait au centre de l’investigation, de manière indirecte, à travers le traitement de son opposé. La folie donnait l’éclairage à contre-jour, qui intéressait aussi bien le philosophe que l’historien.

Aujourd’hui, la folie est laissée au discours interne à la profession, où les débats apparaissent d’ailleurs d’autant plus vifs qu’ils sont cantonnés au milieu médical. Les professionnels s’affrontent à propos des nouvelles approches (issues des neurosciences) redéfinissant le trouble psychique comme une maladie du cerveau. Le programme de la psychiatrie biologique mobilise les budgets et valorise les carrières mais avec des résultats cliniques encore modestes3. Comme souvent, le débat théorique est véhément mais les pratiques professionnelles font preuve d’éclectisme. Gladys Swain relevait déjà à propos de la diffusion des médicaments « ce clivage mental qui règne pour ainsi dire statutairement en psychiatrie : l’empirisme pluraliste en pratique et l’exclusivisme globaliste en théorie4 ». C’est pourquoi nous ne nous attardons pas ici sur les conflits internes à la discipline. L’opinion publique est souvent prise à témoin de ces querelles cliniques dont elle n’a pas les moyens de décrypter ce qui s’y joue de rapports de force disciplinaires, générationnels ou institutionnels pour capter l’attention des décideurs et les crédits afférents. En revanche, un nouveau rapport au bien-être psychique se met en place où il ne faut pas voir trop vite un refus du malheur, la sensiblerie d’individus hédonistes démunis de ressources intérieures devant l’adversité des événements.

En effet, le regard collectif sur le malaise psychique a changé. Le fou était hier mis à part mais, de ce fait, porteur d’une vérité sur le fonctionnement de la société, vue de la marge, parce qu’il disait quelque chose de notre rapport à la raison. Désormais la culture « psy » est omniprésente et s’adresse à chacun de nous. Mais il s’agit moins de s’intéresser au trouble de nos consciences que de prendre en charge une souffrance. En termes professionnels, nous sommes passés de la pathologie mentale à la « santé mentale ». Qui n’est appelé en effet aujourd’hui à faire valoir ses souffrances de la vie quotidienne ? Certains professionnels s’inquiètent : quand les difficultés psychologiques du quotidien prennent le devant de la scène, n’est-ce pas pour rejeter une fois de plus la psychose dans l’oubli ? Mais ne pouvons-nous y voir aussi une sorte de banalisation qui rendrait le fou moins étranger à nous-mêmes ? La folie apparaîtrait ainsi comme un cas particulier de la souffrance psychique, laquelle nous concerne tous. Il faut donc s’interroger sur cette visibilité nouvelle de la souffrance ordinaire. Comment s’est-elle imposée ? Que signifie-t-elle ?

Pour répondre à ces questions, notre dossier se déroule en trois temps. Tout d’abord, un retour à l’histoire récente de la psychiatrie repère les déplacements en cours. La psychiatrie porte-t-elle encore un projet ? Après avoir semblé se retourner contre elle-même à l’époque de l’antipsychiatrie, comment définit-elle son rôle social ? Les psychiatres Jacques Hochmann et Patrick Landman font part de leur expérience et de leurs inquiétudes pour l’évolution de leur profession, en rendant compte des interrogations qui la traversent. Nicolas Henckes retrace l’histoire de la psychiatrie de secteur, qui caractérise la prise en charge en France. Sa mise en place partait d’une expérimentation de jeunes psychiatres et d’une réflexion sur le soin. Que reste-t-il de son projet fondateur, centré sur le patient et ses besoins ? L’intensité des débats théoriques qui ont entouré ou traversé la psychiatrie apparaît dans les archives de la revue Esprit, que Sophie Roche, interne en psychiatrie, a relues pour ce dossier. Elle en présente ici les lignes de force depuis le dossier marquant de décembre 1952, « Misère de la psychiatrie »5.

Après ce rappel de la manière dont la profession est organisée, un deuxième temps s’intéresse aux formes actuelles du recours aux psychiatres. En psychiatrie générale, le nombre de patients vus au moins une fois dans l’année (la « file active ») augmente depuis les années 1990 et atteint deux millions de patients suivis en 20106, auxquels il faut ajouter encore deux millions chez les psychiatres généraux7. Que vient-on chercher dans le cabinet du psy ? C’est la question que nous avons posée à trois praticiens venus d’horizons différents (Jean-Luc Gallais, Thierry de Rochegonde, Olivier Tarragano). Comment ressentent-ils les demandes liées à des difficultés psychologiques qui ne relèvent pas du trouble mental ? Est-ce une inflation sans contrôle ? Un détournement de l’institution ? Une plainte légitime dans un moment difficile ? Au cœur de la demande des patients se trouve le recours aux médicaments, dont la consommation ne cesse de croître. Comment faire un bon usage de ces médicaments ? se demande Bruno Falissard. Pour les praticiens, le risque est de traiter les symptômes sans vraiment soigner. A-t-on renoncé à soigner ? Cherche-t-on simplement à assurer une certaine tranquillité, une conformité des comportements ?

Le cas de la prison nous confronte aussi à cette question, rappelle Didier Fassin. Si le mur de l’asile ne fait plus symbole, les murs de la prison, eux, servent toujours à mettre à l’écart une population qui se trouve de fait privée de soins. Une autre querelle emblématique des limites de la prise en charge concerne l’autisme. Entre l’approche psychanalytique et l’explication biologique, les professionnels se divisent. Comment s’y retrouver ? Jonathan Chalier raconte ici son expérience dans un centre pour adolescents autistes, pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette controverse. Enfin, où va la politique publique de la santé mentale ? En termes de dépenses, 22, 6 milliards d’euros sont remboursés chaque année par l’Assurance maladie au titre de la santé mentale, soit 15 % du total des dépenses de santé. Alors que l’organisation de la santé publique est rediscutée justement en ce moment avec la loi de santé de Marisol Touraine, comment la psychiatrie sera-t-elle concernée ? Le député Denys Robiliard, qui a rendu fin 2013 un rapport sur la psychiatrie, fait ici le point sur les stratégies politiques actuelles.

Le changement de notre rapport au bien-être mental ne concerne pas seulement le système de soin. C’est pourquoi, dans un troisième temps, nous nous éloignons des questions médicales et nous nous interrogeons sur la manière dont la folie est présente dans nos imaginaires. Si elle n’apparaît plus comme un enjeu théorique des sciences humaines, elle est tout de même très présente dans les images et la création littéraire8. Mais, là encore, on représente moins la psychose en tant que telle que des états limites, des troubles incertains, une sorte de zone grise entre le délire et la normalité. De manière surprenante, au cinéma (Carole Desbarats) comme dans le roman (Nathalie Piégay-Gros), c’est la figure de l’idiot, une variante insaisissable du non-conforme, qui permet de mettre en scène un regard différent sur le monde. Enfin, Olivier Mongin et Michaël Fœssel explorent les rapports troubles du désordre mental avec la violence et le pouvoir : si la violence explosive ou la dépression prennent tant de place dans les romans latino-américains (voir ici Norte d’Edmundo Paz Soldán), c’est l’expression d’un lien instable à un univers qui peut basculer à tout moment de l’autre côté. Enfin, notre manière même de faire société peut-elle être exempte de folie quand on choisit de s’en remettre à un pouvoir ? Pour que la société elle-même ne soit pas un « hôpital de fous », selon l’expression de Pascal, quelle distance préserver entre le pouvoir, son apparence et sa légitimité ?

  • 1.

    On atteint ainsi 500 000 enfants suivis par an en France. Ces chiffres sont donnés dans le rapport d’information « Santé mentale et avenir de la psychiatrie » remis par Denys Robiliard à l’Assemblée nationale en décembre 2013, p. 7 et p. 29.

  • 2.

    Voir le rapport du Conseil économique social et environnemental sur l’état de la France en 2012. Voir aussi Jean-Paul Delevoye (avec Jean-François Bouthors), Reprenons-nous !, Paris, Tallandier, 2013.

  • 3.

    Voir François Gonon, « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », Esprit, novembre 2011. Cet article est disponible gratuitement sur notre site internet (http://www.esprit.presse.fr/archive/review/article.php?code=36379).

  • 4.

    Gladys Swain, « Chimie, cerveau, esprit et société. Paradoxes épistémologiques des psychotropes en médecine mentale », Le Débat, no 47, novembre-décembre 1987, repris dans Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994, p. 277.

  • 5.

    Voir une sélection des articles les plus importants parus dans la revue, disponible sur notre site internet (www.esprit.presse.fr).

  • 6.

    Répartition : 1, 7 million en ambulatoire, 395 269 en hospitalisation en temps complet, 163 319 en hospitalisation à temps partiel. Denys Robiliard, « Santé mentale et avenir de la psychiatrie », op. cit., p. 27.

  • 7.

    Ibid., p. 50.

  • 8.

    Pendant une dizaine d’années (1982-1997), la psychiatre Gisela Pankow donnait à la revue des lectures de grandes œuvres littéraires (Ernesto Sábato, Gabriel García Márquez, Toni Morrison, Joyce Carol Oates…), qu’on peut retrouver dans nos archives sur notre site www.esprit.presse.fr.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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