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Introduction. 68, au-delà des générations

Comme tous les dix ans, les photos-souvenirs sont ressorties. Dans l’édition et les médias, les anciens acteurs évoquent leurs souvenirs à travers des essais, des mémoires ou de grands albums illustrés : « la » génération, emmenée par Henri Weber, Alain Geismar, Daniel Cohn-Bendit…, fait à nouveau sa grande tournée – la tournée des adieux ?

Arrêtons ici l’ironie facile : les vétérans sont de sortie sous les applaudissements (fatigués) du public mais l’anniversaire des quarante ans de Mai 68 se déroule dans une atmosphère bien différente des précédentes commémorations. La critique d’une génération complaisante comme nulle autre dans l’autocélébration et accaparant les médias court depuis 1988 et s’est quelque peu usée. Comme en témoignent les articles réunis ici, Mai 68 fait désormais l’objet d’une approche plus large, moins uniforme, distanciée1. D’autres témoins, qui ne s’étaient pas exprimés, complètent et nuancent le tableau2. Une autre génération, qui a tout de même 40ans, regarde les faits sans prendre Mai 68 « comme un bloc », reprend froidement les analyses, commence à trier ses fiches dans des boîtes d’archives. Mais s’interroger sur notre rapport à 68, c’est aussi nécessairement se demander comment reprendre le fil d’un dialogue entre la philosophie et les sciences humaines, quel statut accorder aux utopies collectives et à la mémoire de la culture révolutionnaire française, comment comprendre les impasses de la culture politique française après la fin du compromis gaullo-communiste.

Mai 68 est terminé

Comment caractériser notre rapport actuel à cette période ? Reprenons le fil de ces commémorations décennales qui rythment notre rapport mémoriel au « joli mois de Mai ». En 1978, le « programme commun » est à l’ordre du jour à gauche, la critique du marxisme est étouffée pour des raisons d’alliances électorales et l’effervescence de 68 est toujours jugée sévèrement par les tenants de l’organisation de la classe ouvrière sous la férule du parti communiste, comme en témoigne encore ce point d’orgue de la critique communiste de 68 que constitue la Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire de Régis Debray3. En 1988, la gauche au pouvoir mais contrainte à la cohabitation est en plein désarroi, accusée de tous les reniements. Les soixante-huitards installés dans les médias deviennent les emblèmes d’une gauche ralliée au marché et au cynisme du pouvoir, cibles d’une critique parfois disproportionnée que la chronique collective d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération4, alimente maladroitement, à son corps défendant. Cet anniversaire s’inscrit plus largement dans la querelle de l’antihumanisme relancée par le pamphlet « philosophique » d’Alain Renaut et Luc Ferry, la Pensée685. En 1998, les suites du conflit autour de la réforme de la sécurité sociale de 1995 se font encore sentir : tandis que l’extrême gauche promet de nouveaux printemps, le thème du conflit des générations se déplace. Il se réorganise en effet autour du refus de la solidarité qui caractériserait la génération des baby-boomers peu soucieuse de laisser un héritage après elle, ne serait-ce que celui des mécanismes de l’État-providence dont elle aura amplement profité6. Le thème du generation gap se reformule ainsi à l’envers : ce n’est plus la jeune génération qui rejetterait les vénérables références anciennes, mais les générations adultes qui auraient renoncé à transmettre ou qui auraient rendu l’héritage impossible après elle7.

Où en sommes-nous en 2008 ? La surdétermination politique a, dans un premier temps, donné du relief à un anniversaire qui aurait pu demeurer anecdotique. La charge caricaturale menée (avec l’aide d’Henri Guaino, dont c’est une marotte) par Nicolas Sarkozy durant sa campagne contre un mouvement d’où seraient issus tous nos maux, en particulier un relativisme intellectuel et moral destructeur, a cependant réveillé les humeurs commémoratrices8. Mais si le « travailler plus », avancé comme remède à ces maux, supposait une restauration de l’autorité et de l’effort, le versant du « gagner plus » a rapidement pris l’allure, symétriquement inverse, d’une défense de la réussite tapageuse qui s’apparentait ironiquement au « jouissez sans entraves » honni. Aux riches, les bienfaits de l’émancipation ; aux pauvres, la vertu par le labeur et l’épargne ! L’attaque de 68 s’est perdue en mer au large du yacht de Boloré ou ensablée du côté de Petra… Le divorce du président puis son remariage rapide ne finissaient-ils d’ailleurs pas de montrer l’inanité de cette charge caricaturale ? Le nouveau couple présidentiel, qui réconcilie contre toute attente Neuilly à Saint-Germain-des-Prés, achève de montrer qu’un « enfant de la télé » est aussi, qu’il le veuille ou non, un « enfant de 68 ». L’instrumentalisation politique de 68 comme repoussoir fédérateur a tourné court.

Moins d’essais, plus d’archives

En un mot, on ne peut plus jouer une guerre civile imaginaire à propos de Mai 68. Ce qui revient à dire que Mai 68 fait désormais partie de l’histoire. En témoigne d’ailleurs la mise en archive des événements, par exemple à travers la présentation des « archives sonores » en supplément d’un numéro spécial de Télérama ou la diffusion généralisée des archives de l’Ina sur les sites internet. En témoigne également le travail historique collectif mené aux éditions de La Découverte : 68, une histoire collective (1962-1981), sous la direction de Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, qui réunit délibérément les générations, associant des chercheurs quarantenaires à des universitaires qui ont eux-mêmes vécu la période. Le jeune historien Philippe Artières explique ainsi qu’il avait voulu faire « un livre qui se pensait comme l’anti-Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, contre l’histoire telle qu’ils la donnent à lire. En somme, montrer que l’histoire n’est jamais celle de 25 personnes, ni ce qu’en disent ses soi-disant protagonistes, mais entrer dans le cortège des manifestants et peindre ses acteurs les plus inconnus9  ». Signe de l’ouverture thématique dont l’événement fait l’objet, cette histoire collective insiste sur la longue durée, la dimension internationale, les images, les objets du quotidien… déployant en somme toute la variété des approches historiques quand elles traitent un objet de manière systématique.

Si la mise en archives témoigne du « refroidissement de l’objet » favorable au discours historien, l’intervention des quarantenaires dans cet anniversaire ne se présente pas sous le mode de la revanche attendue. Le livre de Serge Audier sur la Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle10 témoigne d’une prise de distance tant vis-à-vis de l’événement que de ses critiques, opérant ainsi une déflation des querelles qui tranche avec l’emphase et la passion qui sont plus naturellement celles des témoins directs. Dans une veine plus autobiographique Virginie Linhart, dans Le jour où mon père s’est tu, joue astucieusement avec l’idée d’une « génération » des enfants de 68. Pour raconter l’histoire de son père – le philosophe Robert Linhart qui galvanisait les jeunes maos de la rue d’Ulm en les incitant à s’établir à l’usine11 – tout en la mettant à distance, elle choisit de mêler le récit de son enfance à celui d’autres enfants de figures marquantes de la période. Mais elle ne prétend nullement reconstituer une improbable « génération d’après » : elle découvre que ses liens avec ceux qui ont vécu la même histoire qu’elle sont ténus, les points communs approximatifs. Les rencontres se font souvent par hasard, certains refusent de parler avec elle, elle perd rapidement de vue ceux qu’elle a contactés. Elle insiste sur l’ambivalence qu’entretiennent presque tous ces quarantenaires avec leur histoire et leur héritage : une enfance très politisée, une éducation chaotique, cumulant l’obligation de l’excellence scolaire et la permissivité : un cauchemar pour certains, un jeu pour d’autres.

Transgénérations

À notre manière, nous avons également opté pour la rencontre générationnelle en confrontant des réflexions de témoins à des analyses de jeunes philosophes sur la manière dont il reste aujourd’hui à relire, poursuivre ou reformuler les travaux des années 1960.

L’analyse historique, tout d’abord, ne se cantonne pas aux événements parisiens et à l’université : Mai 68 se passe aussi à l’usine (Daniel Mothé), dans toute l’Europe, à Varsovie, Prague et aux États-Unis (Dick Howard, Jacques Rupnik, Aleksander Smolar, Jakub Patocka), en province et dans des institutions qui, un peu oubliées aujourd’hui comme l’Église catholique, n’en ont pas moins été parties prenantes à leur façon et bouleversées profondément (Jean-Louis Schlegel). Tous ces témoins des événements ont cependant mené leur parcours « hors génération » (première partie de notre dossier : « Parcours hors génération »), soit qu’ils n’aient pas trouvé d’espace d’expression dans la « mouvance » de 68, soit qu’ils aient considéré qu’il fallait savoir rompre avec le prestige accordé aux hérauts de la période. Leur contribution rappelle que l’événement lui-même est multiple, contradictoire, trop souvent ramené à des slogans ou à des idées toutes faites. Des courants de pensée activement à l’œuvre n’ont pas été assez présentés, rappelle Daniel Lindenberg à propos des courants institutionnels. Les lieux où la parole « se libérait » n’offraient pas toujours, les vagues de l’euphorie un peu dissipées, de grandes perspectives d’indépendance intellectuelle (Jacques Donzelot). C’est l’idée même de révolution, si centrale dans notre histoire, qui trouve un terme, et notre rapport au réel qui s’en trouve transformé (Olivier Mongin).

Comment donc pouvons-nous nous situer aujourd’hui vis-à-vis de ce travail critique (deuxième partie de notre dossier : « Mutations des savoirs et glissements historiques ») ? Au-delà des querelles visant les « maîtres à penser » ou des conflits sur les visées hégémoniques des sciences humaines, comment penser le travail de la philosophie aujourd’hui ? Pour y répondre, il faut véritablement remettre en perspective avant et après 1968 les œuvres qui ont marqué les sciences humaines françaises, comme y invitent les participants à notre table ronde (Michaël Fœssel, Frédéric Keck, Jean-Claude Monod, Georges Vigarello et Pierre Zaoui). Il faut aussi redonner une lecture du « moment philosophique » des années 1960 pour montrer l’unité des questions auxquelles se confrontent les auteurs de la période, par-delà leurs conflits apparents (Frédéric Worms). Comme on le sait, l’histoire de cet événement est indissociable de celle de ses interprétations. Mais les interprétations mettent en jeu une lecture de l’histoire française de l’après-guerre : chocs de la modernisation rapide des « trente glorieuses », rapport au gaullisme et au communisme, séquelles de la décolonisation… Sur tous ces sujets, 1968 marque des fins de cycle, plus que des recommencements et nous oblige à observer « l’angle mort » de l’histoire française qui court de 1968 à 1981 (Olivier Mongin). En quoi les thèmes discutés passionnément autour de 68 ont-ils anticipé ce que nous vivons aujourd’hui ? Rétrospectivement, l’écart est frappant, le vocabulaire s’est effrité, nos thèmes ont changé. Moment d’énergie collective, 68 n’a pas redynamisé l’histoire ni l’imagination politique nécessaire dans un monde qui court devant nous.

  • 1.

    Voir le « Coup de sonde », infra p.216-220. Pour un précédent travail de mise à distance et d’analyse, voir Gil Delannoi, les Années utopiques. 1968-1978, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui. L’aventure intellectuelle de la France au xxe siècle », 1990.

  • 2.

    Daniel Lindenberg, Choses vues. Une éducation politique autour de 68, Paris, Bartillat, 2008.

  • 3.

    Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Paris, Maspero, 1978.

  • 4.

    Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, I. Les années de rêve, Paris, Le Seuil, 1987 ; II. Les années de poudre, Paris, Le Seuil, 1988.

  • 5.

    Luc Ferry et Alain Renaut, la Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985.

  • 6.

    Esprit a donné un écho de ces sujets à travers plusieurs numéros dans la période : « Les orphelins des trente glorieuses », octobre 1996, « Pour un new deal entre générations », octobre 1998 et Marc-Olivier Padis : « 1968-1998. Où est passé le conflit des générations ? », mai 1998.

  • 7.

    Voir notamment Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998. La thématique de la « dernière génération » est également développée par Marcel Gauchet, voir : « Bilan d’une génération », Le Débat, mars-avril 2008.

  • 8.

    « Ils avaient proclamé que tout était permis, que l’autorité c’était fini, que la politesse c’était fini, que le respect c’était fini, qu’il n’y avait plus rien de grand, plus rien de sacré, plus rien d’admirable, plus de règle, plus de norme, plus d’interdit », Nicolas Sarkozy, Zénith de Paris, 18 mars 2007. Henri Guaino, la plume du candidat, est intarissable dans ce registre, voir son livre la Sottise des Modernes, Paris, Plon, 2002.

  • 9.

    « Faire des histoires. Entretien avec Philippe Artières », Vacarme, printemps 2008, no43.

  • 10.

    Serge Audier, la Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008.

  • 11.

    Voir son livre qui eut un succès considérable, en France et à l’étranger, à sa sortie : l’Établi, Paris, Minuit, 1978.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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