Introduction. Réactions en chaîne
Ce qu’on appelle « l’actualité » dans les médias se construit de plus en plus par séquences. L’attention des consommateurs d’informations paraissant aussi limitée que la marge d’indépendance des journalistes dans le choix de leurs sujets, tout le monde traite des mêmes événements en même temps, commente les mêmes déclarations à chaud, avant de fermer la séquence et d’ouvrir le cycle suivant. Malgré la démultiplication des supports (sites internet, chaînes numériques…), l’uniformité s’impose dans la hiérarchie des « actus ». Au demeurant, la plupart des acteurs économiques et politiques ont appris à s’accommoder de cet état de fait, à en jouer et à s’inscrire dans un « agenda événementiel » qui sature pour un temps l’audience, puis laisse la place à d’autres.
Ce séquençage de l’actualité se trouve déphasé quand surviennent des faits inattendus, qui se précipitent, se bousculent et se contredisent. On passe alors de l’actualité à l’événement. On ne peut plus canaliser des messages dans une séquence : les faits nous déroutent, n’entrent plus dans nos grilles d’analyse, déstabilisent les rhétoriques installées. Voilà bien l’expérience que nous faisons depuis le début de l’année en observant l’actualité du monde arabe et la série de catastrophes au Japon. Les événements nous submergent, emportant sur leur passage des idées reçues, des repères rassurants, des évidences routinières.
On a parlé d’« effet de domino » dans les pays arabes pour évoquer, en même temps que la propagation de la vague de révolte, une sorte de suite chronologique, dans laquelle on pourrait observer les pays un à un : pendant les événements égyptiens, on pouvait laisser un peu la Tunisie de côté, avant de se concentrer sur la Libye… Mais comment intégrer encore le Yémen, Bahreïn et la Syrie ? Et, encore plus en arrière-plan, Oman, Jordanie et Maroc… Encore, s’il ne s’agissait que de parler de « révolution arabe ». Mais voici que le tremblement de terre japonais, suivi du tsunami et du feuilleton nucléaire de Fukushima, ébranle encore d’autres certitudes.
L’irruption des catastrophes japonaises ne crée pas seulement un trop-plein qui défie notre capacité d’assimilation des actualités. Elle sape d’emblée l’interprétation rassurante des événements du monde arabe sous le schème de la « normalisation ». Il est certain que les foules qui se sont mobilisées dans les suites des révoltes tunisienne et égyptienne le font au nom de la dignité (les Tunisiens parlent de « révolution de la dignité »), de la liberté, du refus de l’arbitraire et de la corruption. Mais nous aurions tort d’y voir une forme d’« occidentalisation », si celle-ci signifie le calque de « nos » valeurs. En Tunisie et en Égypte, l’ouverture économique a souvent été de pair avec une amplification de la corruption et l’affichage d’une richesse ostentatoire, provoquant de nouveaux malentendus sur l’idée de « modernisation ». Si les manifestants arabes se mobilisent contre l’état d’urgence (imposé en Syrie depuis 1963, en Égypte depuis 1967…), n’oublions pas à quel point il a été facile d’imposer des lois d’exception aux États-Unis et en Europe aux lendemains du 11 septembre 20011.
La catastrophe japonaise doit aussi nous prémunir de toute illusion : le mode de vie « occidental » fait d’autant moins norme qu’il apparaît à la fois fragile et insoutenable. Il reste certes attractif, si l’on en juge par le nombre de nouveaux migrants qui viennent vers l’Europe (20 000 Tunisiens arrivés sur l’île de Lampedusa depuis le début de l’année, selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés). Mais l’axe occidental (auquel le Japon est associé depuis 1945) se banalise dans un monde dont il n’occupe plus le centre et dont il ne polarise plus les imaginaires. En ce sens, la revendication démocratique se désoccidentalise, au sens où elle s’émancipe de toute référence à un « modèle » occidental2. L’évolution démocratique des sociétés ne se pose plus en termes de déculturation, c’est-à-dire de renoncement à soi.
Si la lecture culturaliste est prise en défaut, comment donc comprendre les événements du monde arabe ? Par quel enchaînement un mouvement de protestation locale, parti de Sidi Bouzid, après l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, a-t-il provoqué le renversement du régime de Ben Ali avant de se propager aux pays voisins ? Pourquoi la peur cède-t-elle la place à la résolution ? « On osa jusqu’à la fin, parce qu’on avait osé d’abord », résume Saint-Just dans l’Esprit de la révolution à propos du déclenchement de 1789. Cette propagation inattendue des événements relève du « processus révolutionnaire », tel qu’il est, par exemple, défini par Claude Lefort :
Ce qui donne à la révolution son caractère spécifique, c’est le type de société dans lequel il se développe, c’est que les masses, quel que soit l’objet de leurs premières revendications, se heurtent à l’État, à un pouvoir garant de l’unité et de l’identité nationale et qu’en opposant la violence à sa violence, elles dénient sa légitimité et atteignent du même coup à l’intégrité du corps politique. Ainsi comprend-on qu’une action violente apparemment localisée acquière une portée symbolique et provoque de multiples soulèvements à partir de foyers qui ne communiquent pas entre eux3.
Après la phase révolutionnaire, vient le temps de l’institution d’un nouvel ordre politique qui, soulignent dans leur dialogue Hamit Bozarslan et Frédéric Antonin, rencontrera de multiples difficultés. Mais le moment démocratique des mobilisations fait date, il inaugure une nouvelle phase et reste comme une ressource d’inspiration et de référence pour les changements politiques en cours. Il réfute clairement « trois stéréotypes dominants : celui du choc des civilisations, du monde arabe privé de politique, de la stabilité supérieure des régimes autoritaires » relève Pierre Hassner4. Il offre une alternative au scénario de la démocratie importée, comme dans le projet missionnaire des néoconservateurs américains. Il relance le processus politique interne dans des pays où les rapports sociaux, l’épuisement d’une forme autocratique, les conflits internes, les contradictions économiques débouchent sur une situation radicalement nouvelle. Chaque pays évoluera en fonction de son histoire nationale, de ses héritages, de ses divisions. C’est pourquoi une analyse globale du « monde arabe » n’offre qu’une première approche, qui doit être complétée par l’analyse proprement politique de chaque pays… sur laquelle nous savons, en réalité, peu de choses, sinon à peu près rien, comme dans les cas de la Libye et du Yémen5…
Pas plus qu’à une occidentalisaiton, on n’assiste à une sécularisation des sociétés arabes, s’il faut comprendre par là simplement un recul de la pratique religieuse ou de la portée sociale de l’islam. Certes, la question ne se posera plus comme avant, quand les régimes autoritaires, tout en se présentant comme des « remparts » contre l’islam politique, déléguaient aux mouvements islamiques une gestion conservatrice de la société. Les islamistes, qui n’ont pas été à la pointe des mouvements, s’inscrivent dans un nouveau contexte pluraliste, dans lequel ils trouveront leur place sans pouvoir prétendre à une représentation exclusive de la société.
Mais l’effet domino a buté sur la Libye, provoquant une nouvelle intervention militaire, acceptée par l’Onu. Celle-ci, cependant, n’a recueilli qu’un assentiment minimal de la Russie et du Brésil, et a provoqué la désolidarisation de l’Allemagne vis-à-vis de la position franco-anglaise. Sa finalité n’est pas claire et le soutien arabe est mesuré6. Pourtant, la passivité devant l’imminence d’une sanglante répression aurait présenté aussi des inconvénients. Le débat moral sur l’intervention va s’intensifier à mesure que le statu quo militaire s’installe, en l’absence de tout scénario politique crédible de sortie de crise. Surtout, l’emballement militaire accentue les inquiétudes sur la nouvelle situation stratégique.
Le changement géopolitique déstabilise nos façons de voir mais aussi notre rapport à un espace commun, partagé autour de la Méditerranée. Ces événements, aussi positifs qu’ils soient, apparaissent inquiétants à une grande part de l’opinion européenne7. Après le tournant de 1989, évidemment favorable à l’Europe, un rejet rampant et une incompréhension de l’élargissement ont fini par se manifester, particulièrement en France lors du référendum sur le projet de traité constitutionnel. En ira-t-il de même pour la révolution arabe ? La gestion des migrations, l’approvisionnement en pétrole, la situation des minorités chrétiennes (évoquée ici par Fatiha Kaoues et par l’archevêque de Rabat), la concurrence économique, un engrenage sans terme visible en Libye… peuvent alimenter une inquiétude multiforme dans une opinion déjà touchée par la crise de 2008.
Dans ce contexte, la catastrophe japonaise ne peut, après les effets ravageurs de la crise financière, que rappeler les limites du choix que nous avons fait de la prospérité matérielle comme projet collectif. Comme dans une réaction nucléaire, l’emballement des outils financiers incontrôlables ou mal contrôlés, des prises de risques « encadrées » ont fini par nous ramener au réel. Le manque de fiabilité des informations venant de Fukushima, où seul le discours semble « sous contrôle », nourrit les inquiétudes sur un engrenage dont, là non plus, on ne voit pas l’issue.
Comme souvent devant les catastrophes, on s’en remet au thème de la fatalité et, ici spécialement, au « fatalisme » asiatique. Pourtant, rappelle Maurice Mourier, la culture japonaise est bien éloignée de cette résignation qu’on lui prête et témoigne d’une vision plus complexe de la fragilité du monde. Pourtant, même quand elle part d’un événement naturel comme le tsunami, rappelle Jean-Pierre Dupuy, la catastrophe prend son importance et sa signification pour nous dans le fait qu’elle touche à nos choix fondamentaux concernant la technique. Dès lors, comment ne pas faire le lien avec l’autre événement nucléaire qui a marqué le pays ? Ainsi la catastrophe apparaît-elle toujours à la fois « naturelle », technique et morale. C’est pourquoi, au lieu de pousser à la résignation, elle doit nous inciter à penser la catastrophe en elle-même, dans sa triple dimension.
L’importance des catastrophes dans notre perception de l’actualité témoigne-t-elle d’une inquiétude généralisée de nos sociétés, d’une paralysie devant l’avenir ? Pourquoi retenir ce type d’accident comme un thème privilégié de lecture de l’actualité ? Dans un dialogue contradictoire, Michaël Fœsssel et Frédéric Worms débattent de la portée politique de la catastrophe : peut-elle réactiver notre choix pour la justice ou restreindre l’éventail de nos choix collectifs au nom d’un bien supérieur menacé ?
L’histoire n’est pas arrêtée, nous rappellent les foules arabes qui ont renversé leur régime ; elle s’invente quand les peuples prennent leur histoire en main. Mais si les événements s’emballent parfois, notre mode de développement échappe lui aussi aux scénarios anticipés. Nos choix techniques créent des opportunités, des dépendances mais aussi des réactions en chaîne incontrôlables quand les événements, malgré tous les calculs d’anticipation, se révèlent inattendus.
- 1.
Jean-Claude Monod, « Sortir de la culture de l’état d’urgence », Libération, 18 avril 2011.
- 2.
Voir par exemple notre dossier « Du bon usage des droits de l’homme », Esprit, février 2005 et « Un monde au pluriel », Esprit, octobre 2010.
- 3.
Claude Lefort, « La question de la Révolution », Esprit, septembre 1976, p. 208-209.
- 4.
Pierre Hassner, « La démocratie connaît dans les pays arabes une nouvelle jeunesse », Libération, 11 avril 2011.
- 5.
« Nous, Français, pensions très bien connaître ces sociétés, avec lesquelles nos liens sont anciens et solides. Mais le “ printemps arabe” nous a pris au dépourvu et nous a montré que nous en ignorions des pans entiers » a ainsi déclaré le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, en clôture du colloque sur le « Printemps arabe » à l’Institut du monde arabe, le 16 avril 2011.
- 6.
Voir les critiques de Michael Walzer ( “The Case Against Our Attack on Libya”, The New Republic, www.tnr.com, 20 mars 2011) et Rony Brauman, par exemple sur le site de Rue89 (www.Rue89.fr), le 14 avril 2011. Un observateur de la politique internationale comme Hubert Védrine, réservé sur le thème des interventions humanitaires et du droit d’ingérence, considère qu’il fallait agir en l’espèce au nom de la nécessité de prévenir un massacre, voir le débat du Monde, « Le “printemps arabe” et les Européens », Le Monde, 8 avril 2011.
- 7.
Selon un sondage Ifop pour La Croix (mars 2011), les événements inspirent « plutôt de la crainte » à 76% des Italiens, 66% des Espagnols, 53% des Français et 53% des Anglais.