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L'Europe par les gouvernements ?

août/sept. 2007

L’Europe par les gouvernements ?

Le Conseil européen des 21 et 22 juin 2007, qui concluait la présidence allemande de l’Union, a laborieusement abouti à un compromis entre chefs d’État sur le fonctionnement des institutions après l’échec du projet de traité constitutionnel européen. Il a surtout entériné la prééminence des négociations, voire des marchandages, entre États, là où le processus « constitutionnel » espérait prouver la viabilité d’une autre démarche, plus authentiquement européenne, apte à surmonter le déficit démocratique autant qu’à imposer aux nations souveraines la prééminence de l’intérêt commun européen1.

Un succès allemand

Pour ce qui est du sommet en lui-même, la difficulté des négociations, la tension des relations entre la Pologne et l’Allemagne, les dérogations britanniques (sur la Charte des droits fondamentaux) ont focalisé l’attention et permis à la France de ne plus apparaître comme le fauteur de trouble, le partenaire arrogant et peu fiable, dont la crise démocratique interne ne permet plus de jouer le rôle européen auquel elle dit toujours aspirer. Ce sommet a permis à Angela Merkel, la chancelière allemande, de rappeler le rôle central de l’Allemagne dans la vie européenne et sa capacité à négocier puis à fédérer des accords. Les décisions prises par les chefs d’État permettent pour l’essentiel de sortir du blocage provoqué par l’interruption du processus référendaire.

Le blocage européen ne consiste pas en une paralysie des institutions car l’Europe s’est, pour le moment, adaptée à l’élargissement sans tomber dans l’incapacité à faire avancer des dossiers (ce qui s’explique néanmoins peut-être par le faible nombre de sujets importants discutés actuellement par les instances européennes, qui maintiennent donc leur capacité à légiférer mais sur des questions mineures2). L’impasse résidait plutôt dans l’opposition entre les dix-huit États qui avaient ratifié le traité constitutionnel européen et qui entendaient bien défendre leur choix, les deux qui l’avaient rejeté et les autres qui sont restés dans l’expectative (avec une hostilité déclarée de la part de la Pologne, de la République tchèque et de la Grande-Bretagne).

Pour concilier l’inconciliable, il a tout d’abord fallu mettre de côté les symboles qui pouvaient laisser penser que l’Europe s’orientait vers une existence politique fédérale, en premier lieu le terme de « constitution », mais aussi le drapeau et l’hymne qui existent déjà, et existeront toujours, mais sans se trouver reconnus dans le marbre d’un traité. Signe de l’importance de la terminologie, le ministre des Affaires étrangères de l’Union s’appellera « haut représentant de l’Union pour la politique extérieure et la politique de sécurité ». Les autres dispositions permettent un meilleur processus de décision au sein des institutions qui réunissent désormais 27 pays : réduction du nombre de membres de la commission à quinze, création d’une présidence stable, pour deux ans et demi, du Conseil européen, à la place de la rotation semestrielle actuelle, fin de l’unanimité (dans certains domaines, car pour la politique étrangère, les politiques fiscales et sociales l’unanimité reste requise) et nouvelle pondération des voix (sujet qui a valu le bras de fer avec la Pologne). À la demande des Pays-Bas, les règles d’entrée et de sortie de l’Union sont inscrites dans les traités et les parlements nationaux auront un droit de contrôle sur les propositions de la commission européenne. Celle-ci sera présidée par une personnalité dont le profil politique devra être cohérent avec la majorité qui se dégagera au Parlement européen. Beaucoup de dispositions du traité constitutionnel sont donc reprises, et ceux qui l’ont ratifié peuvent considérer que leur voix est respectée.

C’est l’existence d’un texte unique qui, au total, a été sacrifiée. La méthode choisie a été en effet d’amender les traités antérieurs : on a évoqué à ce sujet un accord sur des « notes de bas de pages ». Pourtant, la modestie de l’accord ne garantit nullement la solidité du résultat. En effet, d’un point de vue technique, le sommet de Bruxelles a donné, avec cet accord, un mandat (très détaillé puisqu’il compte 15 pages) pour la négociation d’une conférence intergouvernementale qui se déroulera sous la présidence portugaise et devra aboutir à un texte, susceptible encore de bouger dans le détail, en octobre. Rien n’est donc encore définitivement acquis, d’autant plus que chaque pays devra encore ratifier le nouveau texte, le président français ayant déjà annoncé que la voie parlementaire serait choisie. L’Europe est sortie de l’ornière mais peut rapidement y retomber.

Définir l’Europe

Le but du traité constitutionnel était d’être lisible, le but de ce traité est d’être illisible,

a relevé Karel De Gucht, le ministre belge des Affaires étrangères en conclusion du sommet. La remarque est à la fois fine et trompeuse. Elle est juste mais triviale si elle rappelle qu’un accord entre États obtenu dans les conditions d’un sommet ne peut représenter qu’un compromis insatisfaisant, surtout dans les conditions semi-transparentes de négociations à huis clos, alors que le projet de traité constitutionnel permettait une large délibération démocratique, clarifiait l’Europe, unifiait les textes. Mais, précisément, la constitution a échoué à convaincre de sa lisibilité, en France et aux Pays-Bas du moins – mais d’autres pays ont été soulagés de pouvoir interrompre le processus après ce double échec. Le projet de traité constitutionnel apparaissait plus satisfaisant sur le plan de l’exigence démocratique. Il s’avère même après coup qu’il représentait bien la pointe la plus avancée des concessions mutuelles que pouvaient accepter les États et que toute remise en chantier ne pouvait que favoriser une réaffirmation des revendications nationales au détriment de la recherche d’un consensus européen sur les finalités et le fonctionnement de l’Union.

Néanmoins, la conjonction de l’intérêt européen et de la procédure démocratique que pouvait représenter le processus référendaire a échoué. Pire, cette double dimension n’a guère été perçue par les citoyens ni bien défendue par ses partisans. Faut-il en conclure qu’un compromis bancal arraché dans le secret des négociations diplomatiques entre chefs d’État apparaît moins choquant aux opinions publiques qu’un texte « constitutionnel » élaboré par une convention, au terme d’un processus qui visait la transparence vis-à-vis du public ? Des raisons conjoncturelles, bien sûr, ont expliqué en France le « non » au référendum (division de la gauche, affaiblissement de Jacques Chirac, mécontentement rétrospectif sur l’euro, sur l’élargissement, avertissement sur la Turquie …). Le contenu de la constitution peut subsister en grande partie mais le pari de faire progresser l’Europe en contournant la négociation entre États grâce au processus conventionnel puis constitutionnel a été perdu. Telle apparaît la leçon du sommet européen de juin : les États sont à la manœuvre. Blair a obtenu ses dérogations ciblées, les frères Kaczynski ont négocié pied à pied le report de l’application des nouvelles règles de majorité et Nicolas Sarkozy, à sa manière volontariste, a mis en scène sa contribution à l’accord final de manière jugée excessivement égocentrique outre-Rhin. Les responsables politiques ont à cœur de montrer qu’ils maîtrisent le processus.

Cette prédominance maintenue et affichée des États n’est-elle pas conforme à la nature de l’Europe ? Elle confirme l’abandon des perspectives postnationales, déjà lisible dans le traité constitutionnel, malgré ses aspects symboliques. Reconnaître que le rôle des États n’est pas incompatible avec la poursuite du projet européen ne revient pas cependant à faire preuve d’optimisme pour l’avenir car la capacité de ceux-ci à dynamiser le projet européen reste incertaine. S’il ne suffit pas de convoquer les mânes des fondateurs pour relancer l’Europe, un réalisme se reposant sur les intérêts bien compris des États se révélera de courte vue, chacun s’arrangeant de plus en plus ouvertement d’une « Europe à la carte ». Si la mésaventure constitutionnelle a montré les embûches d’un processus qui tente de contourner les États, la négociation entre chefs d’État et de gouvernement rappelle les limites de la diplomatie de couloirs. En somme, entre le fédéral embryonnaire et l’intergouvernemental strict, l’avenir reste ouvert mais davantage par les limites dont font preuve les deux voies que par les promesses qu’elles ouvrent.

Marc-Olivier Padis

De Blair à Brown : la rupture tranquille

Tony Blair a donc fini par partir, un peu plus de dix ans après avoir mené les travaillistes britanniques au pouvoir au printemps 1997. Ce triomphe mettait fin à dix-huit ans de gouvernement conservateur, et inaugurait un cycle travailliste de victoires électorales (trois à ce jour). L’heure est aux bilans, ainsi qu’à la transition : Gordon Brown, le tout-puissant Chancelier de l’Échiquier qui attend son tour depuis dix ans, prend en main le pays. On ne peut s’interroger sur l’avenir du gouvernement Brown que si l’on se pose la question du bilan de dix années de gouvernement Blair.

Rupture ou transition ?

Le suspense a pris fin. Depuis de nombreux mois, depuis de nombreuses années, Brown attend son heure pour déménager du 11, Downing Street (résidence du Chancelier de l’Échiquier) au numéro 10 de la même rue (résidence du Premier ministre). Les relations extrêmement tendues entre les deux hommes, et plus encore peut-être, entre les deux entourages, animaient et empoisonnaient la vie politique britannique. À présent, le couple qui a gouverné le pays pendant dix ans est réduit à Brown : celui-ci ne peut plus s’abriter derrière Blair. Son intronisation comme chef de gouvernement a été fort habilement négociée, puisqu’il n’a pas eu à affronter d’opposition, les « blairistes » purs et durs (l’ancien ministre de l’Éducation et de l’Intérieur Charles Clarke, le ministre de l’Intérieur John Reid, l’ancien ministre de la Santé Alan Milburn, le prometteur ministre de l’Environnement David Milliband, etc.) ayant tous renoncé à affronter celui dont la victoire était annoncée. Quant à l’aile gauche du parti, elle n’a pu recueillir les suffrages nécessaires à présenter un candidat (45 signatures de soutien du groupe parlementaire). Brown avait tout verrouillé.

La difficulté dans laquelle se trouve Brown à présent tient dans une équation simple, que Sarkozy en France a magistralement résolue : comment incarner la rupture lorsqu’on est au gouvernement depuis dix ans ? Dans le cas de Brown, les paramètres sont plus simples que pour l’ancien président de l’Ump : son pouvoir de décision comme Chancelier était tel, en particulier dans le domaine économique, qu’il peut difficilement renier un héritage, d’ailleurs plus qu’honorable, ce qui renforce la continuité politique. Si des ajustements sont attendus – une évolution des lois sur le terrorisme, quelques infléchissements en politique étrangère et européenne, de nouvelles initiatives pour la politique du logement ou de l’environnement –, il semble difficile de penser que la direction générale du gouvernement puisse changer – même si Brown insiste sur l’idée de changement dans ses premières déclarations.

Le gouvernement est considérablement rajeuni, des fidèles connaissent des promotions, le périmètre de certains ministères est redéfini. Il n’y a pas de ministère de l’Éducation, mais un ministère des Enfants, des Écoles, et de la Famille est complété par un ministère de l’Innovation, des Universités et des Savoir-faire. Une femme occupe pour la première fois le ministère de l’Intérieur. Et c’est également une femme, Harriet Harman, qui emporte la place convoitée de numéro 2 du parti travailliste. Quelques coups de publicité à la Sarkozy, pour essayer de débaucher l’ancien leader des libéraux-démocrates, Paddy Ashdown, ou pour confier une mission à Shirley Williams, ancienne ministre travailliste de Callaghan et fondatrice du parti social-démocrate, animent un peu la vie politique. Pour la première fois, des secrétaires d’État n’appartiennent pas au parti travailliste. Certains hommes et femmes sont partis (Reid, qui avait annoncé son souhait de se retirer de la vie politique, ou Margaret Beckett, médiocre ministre des Affaires étrangères), d’autres connaissent des promotions importantes (Milliband qui devient ministre des Affaires étrangères, Ed Balls le fidèle lieutenant de Brown qui prend en charge les écoles) ou des regains de faveur (Straw, qui avait mené l’absence de campagne de Brown, occupe à présent le ministère de la Justice), mais là encore la continuité l’emporte sur la rupture. La politique économique, confiée à un proche de Brown, Alistair Darling, qui devient Chancelier, restera évidemment à peu près inchangée. La politique européenne sera probablement moins ouverte que celle de Blair : Brown est le principal responsable du refus britannique d’entrer dans l’euro (pour l’adoption de la monnaie unique, il avait mis au point cinq critères impossibles à satisfaire) ; la défense du rabais britannique couplée aux attaques contre la Pac devrait constituer les deux piliers de son action en la matière. Contrairement à Blair, obsédé par son rôle sur la scène planétaire, Brown devrait se concentrer bien davantage sur la politique intérieure. C’est donc dans le style de gouvernement que les changements les plus importants pourraient être attendus : Brown revendique en particulier un rôle accru pour le Parlement, à qui il prévoit de confier davantage de pouvoirs (nomination des évêques, déclaration de guerre, etc.). De même, la question des droits civiques, grignotés par les lois antiterroristes, va continuer d’être à l’ordre du jour. C’est un engagement en faveur de la démocratie et de bonnes pratiques politiques que Brown souhaite mettre en avant.

Le succès du gouvernement Brown sera alors tributaire, en large partie, de l’analyse que l’on peut donner du bilan des dix années de Blair au 10 Downing Street. La présidentialisation du régime à laquelle le Premier ministre sortant a tant contribué permet de mettre sur le compte de Blair une partie des échecs, tout en préservant le bilan économique du Chancelier. Mais s’il apparaissait que ce bilan est trop faible, alors le parti travailliste en subira les conséquences aux prochaines élections, face à un parti conservateur revigoré, mené par David Cameron. Si en revanche Brown parvient à corriger les erreurs de Blair, et à donner au pays le sentiment d’une nouvelle ère de prospérité, il n’est pas improbable qu’il convoque des élections anticipées au printemps 2008.

Quel bilan ?

On ne dressera pas en quelques lignes le bilan assurément complexe de dix années de pouvoir de Tony Blair, mais on peut identifier quelques-uns des domaines où devra porter l’analyse. C’est d’abord le regard sur la transformation des travaillistes en New Labour qui va se préciser après le départ de Blair : généralement considéré comme plus proche du travaillisme traditionnel (en particulier sur le rôle de l’État dans les politiques sociales), Brown n’en a pas moins été associé à toutes les décisions phares du New Labour. L’orientation de son gouvernement et les priorités politiques qu’il décrétera, permettront de mettre en perspective un projet idéologique fortement inspiré par les États-Unis. La question institutionnelle est d’autre part cruciale dans l’évolution de la Grande-Bretagne : sous Tony Blair la mutation de la chambre des Lords s’est accélérée. Des institutions à la constitution, il n’y a qu’un pas, que Brown franchira peut-être pour conduire le Royaume-Uni vers une constitution écrite. Il s’agirait à la fois de prendre la mesure des changements introduits dans le fonctionnement des institutions, mais aussi de refonder l’identité britannique, thème cher à Gordon Brown.

La grande transformation des années Blair tient dans le grand degré d’autonomie accordé à l’Écosse et au Pays de Galles. La dévolution a provoqué les altérations les plus profondes dans l’équilibre du Royaume depuis l’union de l’Angleterre et de l’Écosse de 1707. En particulier, les dernières élections en Écosse ont vu la victoire (d’une courte tête) du parti national écossais (Snp) favorable à l’indépendance de l’Écosse. Un référendum sur cette question serait très certainement perdu par les indépendantistes, mais il est important de noter l’arrivée de cette question dans les débats politiques. Certains des effets de la dévolution continueront cependant de provoquer quelques interrogations : les députés écossais et gallois peuvent par exemple se prononcer sur des questions d’éducation touchant l’Angleterre (comme les droits d’inscription dans l’université), alors que la politique éducative écossaise ou galloise ne dépend pas du parlement de Westminster.

Si la dévolution a introduit un changement capital dont les effets ne sont pas encore totalement appréciés, la grande réussite de Blair est incontestablement l’Irlande du Nord. Après de nombreuses péripéties dont il faudra faire l’histoire, le parlement d’Irlande du Nord vient d’être mis en place, et surtout, chose impensable il y a peu, Blair a réussi à associer Patrick Mac-Guinness, ancien responsable de l’Ira et dirigeant du parti nationaliste Sinn Fein, au Révérend Ian Paisley, chef de la branche dure des Unionistes (Dup). La fin du conflit armé et la paix en Irlande constituent le très grand succès de Blair à la tête du gouvernement – et récompensent un investissement personnel sans relâche de la part du Premier ministre.

Dans le domaine économique et social, les réformes du système de santé font l’objet de débats encore trop récents pour être tranchés. Les investissements considérables ont permis de corriger certains des effets des années Thatcher, et de la destruction entamée du National Health Service (Nhs). La durée d’attente pour les opérations a considérablement diminué depuis quelques années et, dans certaines régions, les hôpitaux proposent désormais des services remarquables. Cependant, les disparités restent importantes à travers le pays. La réforme conduisant à une plus grande autonomie des hôpitaux devra en outre faire l’objet d’une appréciation de la part de Gordon Brown afin de déterminer dans quelle direction poursuivre. Mais il est certain que la santé publique est un enjeu politique d’importance en Grande-Bretagne – en particulier la question de la malnutrition et de l’obésité galopante des enfants.

L’éducation a de même connu de grands changements, dont les effets ne sont pas encore parfaitement clairs. La réforme du statut des écoles permet l’introduction de partenaires privés dans le financement et la gestion des écoles, ainsi que dans la définition des programmes. La réforme des universités, qui a permis de relever le niveau des droits d’inscription, conduit probablement à un endettement très supérieur des étudiants, et provoque un effet dissuasif qui se traduirait dans une baisse des effectifs : quelques années sont toutefois nécessaires pour comprendre la portée réelle de ces réformes qui visent à améliorer le financement des universités. L’évolution de ces droits d’inscription (appelés à augmenter) et des bourses proposées par les universités en contrepartie, va sans nul doute colorer le débat, alors qu’un nombre important d’universités sont au bord de la faillite financière.

Sur l’environnement encore, le gouvernement de Tony Blair a tenté d’effectuer une percée et de mener une politique plus « verte ». Mais l’Angleterre reste un important producteur de gaz à effet de serre (transports routiers importants, moins de centrales nucléaires qu’en France). Au plan international, Tony Blair s’était fait fort d’amener le président américain à la raison : le dernier G8 montre bien, malgré des déclarations triomphales, qu’il n’en a rien été.

L’engagement international de Tony Blair, et celui de Gordon Brown avec lui, a enfin consisté à attirer l’attention du monde, et du G8 en particulier, sur l’Afrique. L’augmentation de l’aide à ce continent constitue une des priorités avouées des deux hommes et, si les résultats sont faibles, la responsabilité en est plus probablement collective (l’ensemble du G8) que britannique. Mais la composition du nouveau gouvernement semble indiquer que la priorité de Brown envers l’Afrique sera réitérée.

C’est enfin la question des libertés publiques qui aura été au centre des dernières années de Tony Blair au 10, Downing Street. Le degré de surveillance accru, la modification des règles (de garde à vue en particulier), l’insistance sur le danger intérieur et le terrorisme font partie des modifications profondes du pays depuis quelques années, et si Brown paraît vouloir poursuivre dans la voie tracée par Blair, la restriction des libertés publiques n’ira pas sans rencontrer une opposition nette – y compris au sein du parti travailliste. Les derniers événements (tentatives d’attentat déjouées à Londres et à l’aéroport de Glasgow), qui ont conduit à un degré d’alerte maximal dans le pays (attaque imminente), vont certainement renforcer la position des tenants d’une sécurité maximale.

Et toujours l’Irak …

Si bilan il doit y avoir, il est probablement entièrement dominé par l’Irak. Cette faute politique considérable de Blair a hâté la fin de son mandat et déterminera, plus que tout autre aspect de sa politique, sa place dans l’histoire. Par quelque côté qu’on aborde la question, le désastre est manifeste. C’est d’abord la période préparatoire à la guerre qui a été calamiteuse, Blair emboîtant le pas à la position américaine, au mépris à la fois des inspections de l’Onu, et des mises en garde (y compris de sa population) sur la fiabilité des informations des services secrets. On a parfois accusé Jacques Chirac de n’avoir pas su construire de réponse européenne à la montée de la crise irakienne, mais la position de Blair, directement calquée sur celle des États-Unis, ne permettait aucunement de dégager un consensus européen. L’alignement de Blair sur les Américains va au-delà de l’Irak, puisque sa position sur le conflit israélo-palestinien s’est rapprochée de celle des néoconservateurs, au grand dam du Foreign Office (fait sans précédent, une cinquantaine d’ambassadeurs avaient écrit une lettre ouverte au Premier ministre en signe de protestation). Si l’on ajoute que les Britanniques ont refusé de condamner l’invasion israélienne du Liban de l’été 2006, on prendra la mesure de la façon dont la position de Blair a été, en toutes choses, calquée sur celle de Bush. L’argument blairiste selon lequel il faut coller à Washington pour pouvoir peser sur le cours des choses a volé en éclats. C’est pourquoi on ne peut manquer d’être sceptique quant aux nouvelles fonctions de Blair au Moyen-Orient …

La catastrophe de la guerre d’Irak concerne encore l’absence de plan pour l’après-guerre. Pas plus que les Américains, les Britanniques ne semblaient avoir de projet clair pour le pays. Si Tony Blair se défend aujourd’hui en expliquant que la démocratie était en marche en Irak jusqu’à l’assassinat de l’envoyé de l’Onu, force est de constater que les études sur l’après-guerre n’abondaient pas. La seule croyance à la persuasion de la démocratie (le triomphe de « nos valeurs » comme aime à dire Blair) ne pouvait suffire. Le carnage quotidien en Irak montre encore que la seule tâche de pacification et de maintien de l’ordre, même dans la zone chiite du sud de l’Irak, est au-delà des possibilités des Britanniques. Il semble que leur seule fonction aujourd’hui soit d’attirer les attentats plutôt que de les prévenir.

Le désastre total de cette expédition, au coût humain monumental, ne peut donc que rejaillir avant tout sur Tony Blair, même si la responsabilité du gouvernement, comme celle du Parlement qui a autorisé l’entrée en guerre, ne peut être totalement passée sous silence. La question est alors simple : que va faire Gordon Brown ? Il ne peut pas laisser les troupes en Irak. Il ne peut pas non plus les retirer. La nomination de Miliband, paraît-il sceptique sur la guerre d’Irak (mais qui n’avait pas pour autant démissionné du gouvernement contrairement à Robin Cook, avant le conflit, et à Clare Short, à la fin), celle de Mark Malloch Brown, ancien secrétaire général adjoint de l’Onu et farouche critique de la guerre, ou encore le retour de John Denham (qui avait également démissionné à cause de la guerre) annoncent peut-être une évolution de la position britannique. C’est peut-être aussi dans cet héritage-là que se jouera l’avenir politique du nouveau Premier ministre.

Alexis Tadié

Élections américaines : le troisième homme

Peut-on réinventer le centre ? Bien que l’expérience française n’ait pas été à la hauteur des espérances de François Bayrou, l’Amérique pourrait, à son tour, reprendre le flambeau.

Une récente couverture de Time magazine a frappé les esprits. On y voit ensemble le grand Arnold Schwarzenegger et le petit Michael Bloomberg : le gouverneur républicain, très indépendant et bien réélu de la Californie, et le maire de New York, élu et réélu en tant que républicain indépendant. La Californie, comme New York, penche normalement du côté démocrate.

« Qui a besoin de Washington ? », claironne Time. Alors que le Congrès et le président se mettent des bâtons dans les roues, l’ordre du jour politique se resserre sur ce qui est faisable : le quotidien, bien sûr, mais aussi l’écologie, l’éducation, la santé, les embouteillages dans la ville.

Comme il est né en Autriche, « Arnold » ne pourra pas briguer la présidence ; mais « Mike » semble y songer. Il a annoncé qu’il quittait le Parti républicain (auquel il n’a adhéré qu’en 2001, afin de briguer la mairie contre un Parti démocrate dominé par ses éléphants). Désormais, Bloomberg est officiellement « indépendant ». Malgré les démentis, il apparaît bien qu’il songe à se présenter à la présidentielle de 2008.

Multimilliardaire, Bloomberg est capable de financer lui-même une campagne qui coûterait jusqu’à 500 millions de dollars. Il n’a pas besoin de s’engager dans des primaires (où une dizaine de candidats, dans chacun des partis, cherchent une place), car il se présentera comme « indépendant ». Il pourra attendre la désignation des candidats rivaux avant de se lancer (ou non) selon son évaluation de la situation.

L’Amérique a déjà connu ce type de candidature qui trouble le jeu des deux grands partis. Ce fut le cas, en 1992, lorsqu’un autre milliardaire, Ross Perot, s’offrit une campagne qui, malgré des gaffes qui auraient pu être fatales, lui amena presque 20 millions de voix. Le vainqueur fut Bill Clinton, ce qui n’était pas l’objectif des électeurs de Perot.

Si Bloomberg y va, qui en fera les frais ? Pour l’heure, le face-à-face probable opposera Hillary Clinton, choisie par les démocrates, à Rudy Giuliani, désigné par les républicains. Avec Bloomberg, cela ferait trois New-Yorkais en lice pour la présidence. Giuliani n’a pas d’expérience nationale : son auréole fut acquise à la mairie de New York dans la foulée du 11 septembre 2001. Sur ce terrain, Bloomberg lui dame le pion. Hillary Clinton, en revanche, occupe le devant de la scène depuis l’élection de son mari en 1992. Compétente, méthodique, soutenue par une équipe expérimentée, elle déçoit cependant l’aile militante du parti qui lui préfère le jeune Barak Obama. Un candidat indépendant pourrait donc mordre sur cet électorat.

L’électeur de 2008 aura-t-il des raisons de voter pour l’un des candidats ou se décidera-t-il contre les institutions bloquées ? Le pragmatique Michael Bloomberg ne partira pas dans une aventure sans issue, comme le candidat vert Ralph Nader, dont les trois millions de voix firent défaut au démocrate Al Gore en 2000.

Enfin – et c’est une différence avec la France – dans un système politique où les lois du marché sont dominantes, le poids d’un multimilliardaire ne peut être ignoré.

Dick Howard3

Comment s’opposer au président Sarkozy ?

Qu’il paraît loin, le temps des anti-sarkozystes, cette époque de grand brassage républicain où se côtoyaient les chiraquiens des hautes sphères de l’État et les villepinistes des basses œuvres, les rappeurs énervés et les juges offusqués, les socialistes dont Éric Besson tenait la plume, les témoins anonymes convoqués par Marianne pour dire l’instabilité psychologique du candidat, enfin tout le monde … sauf Le Monde ! Mais aussi, où est passé leur épouvantail ? L’atlantiste invite à Paris tous les partis libanais, Hezbollah compris ; le communautariste confie la politique de la ville à la présidente de « Ni putes ni soumises » ; le libéral s’acharne à rayer du traité européen la concurrence libre et non faussée ; le sectaire, surtout, ouvre à tout va.

Du « tout sauf Sarkozy » au « rien hors Sarkozy », le changement est si brutal qu’on ne peut le réduire à l’état de grâce, ce moment civique nécessaire aux démocraties où les perdants rendent au suffrage universel l’hommage momentané d’un bémol mis à leurs critiques. On y décèle bien sûr la rationalisation de la décision populaire en admiration de l’intelligence du vainqueur, mais ici amplifiée à un degré inconnu par une sorte d’effet de rattrapage, voire de repentance, par rapport à la diabolisation précédente. On y trouve aussi l’habituelle curiosité pour le nouveau casting, comme on avait découvert en 1981 que des leaders de gauche pouvaient devenir ministres, comme on s’était intéressé en 1995 aux jupettes ou, en 1997, aux couples orageux formés par Dsk et Martine Aubry ou Chevènement et Voynet. La distribution actuelle pourrait concourir pour la palme du gouvernement le plus inattendu, mais le plus surprenant est encore que, passé justement l’effet de surprise, l’attention reste rivée sur le président comme si les ministres n’étaient que ses émanations … À ce point d’amplification, l’état de grâce devient un état de pulvérisation des rôles et des repères et la recherche du « néo-antisarkozysme » un travail de prospective.

Les divisions à droite

Le premier fil du nouvel antisarkozysme est sans doute l’amertume créée par l’application presque systématique du principe antichiraquien, antimitterrandien, mais un peu gaullien et sûrement chrétien « les premiers seront les derniers ». Patrick Devedjian a eu un mot qui fait époque en prônant, la veille de la constitution du gouvernement, « l’ouverture la plus large possible, même jusqu’aux sarkozystes ». Les élus de la droite alsacienne, qui avait réalisé le meilleur score aux présidentielles, n’ont pas été en reste quand ils ont appris que le représentant de la région au gouvernement serait Jean-Marie Bockel. Au-delà des frustrations, la confortable majorité parlementaire sera travaillée par deux tendances centrifuges. La première, légitimiste, plaide pour la tenue intégrale (et un peu au-delà, comme pour le passage de 20 % à 30 % de l’abattement sur l’Isf) des promesses de campagne, sécuritaires et surtout fiscales. Renaud Dutreil et Jean-François Copé la représentent assez bien et paraissent dès à présent assez déterminés à viser un changement d’équipe ministérielle à mi-mandat, sur un retour à la cohérence après la priorité donnée à la communication. La seconde, qu’on pourrait qualifier de réaliste, prend des distances avec le programme du candidat. On l’a vue à l’œuvre lors de la tentative de soustraction de la Csg et de la Crds du bouclier fiscal. Elle tente, en vain jusqu’à présent, d’en limiter les outrances en partant du constat que hors le « moral des Français » les clignotants sont à l’orange, que la croissance a peu de chance de dépasser les 2 %, que dans ces conditions la dette ne diminuera pas en 2010, que l’impatience des Européens grandit. Cette « école » se retrouve plutôt chez les centristes de la majorité, nouveaux (de Courson) et anciens (Méhaignerie) ou chez un Philippe Séguin transformé par la Cour des comptes. Cette division fait présager un moment critique comparable à la folle semaine de 1983 qui vit s’opposer les « politiques » anti-européens (Fabius déjà …) à Jacques Delors.

C’est à ce moment que François Bayrou pourra recommencer à exercer une influence à droite en rappelant son choix de rigueur économique. Mais une seconde dimension de contestation s’ouvrira à lui : celle de la défense des corps intermédiaires, de leur déontologie et de leur expérience professionnelle, malmenées et ghettoïsées par le plébiscite quotidien et organisé des mesures sarkozystes dans l’opinion. L’audience qu’il a rencontrée chez les enseignants pourrait servir de modèle. Tout d’ailleurs dans le style de Sarkozy – la réactivité, la familiarité, le primat de l’instant – fait de Bayrou l’anti-Sarkozy idéal au cas où se manifesterait un rejet de la personnalité du président.

La gauche tétanisée

La résistance la moins lisible à Sarkozy est donc celle du PS, depuis la fin des législatives. Ces élections n’ont pourtant pas été désastreuses : avant le premier tour Ségolène Royal avait mis en cause l’amputation en catimini de la promesse de détaxation des emprunts immobiliers, provoquant le désaveu instantané du ministre Woerth par le président ; avant le second, les arguments de Hollande sur la nécessité d’un rééquilibrage et de Fabius sur la Tva sociale avaient fait mouche. Mais, depuis, l’activisme sarkozyste paraît réduire à néant ces quelques acquis et chaque geste présidentiel sonne comme le signal d’un sauve-qui-peut massif ou agit comme le révélateur de rivalités personnelles. La hantise du sectarisme a changé de camp et l’on se détermine presque exclusivement par son degré de tolérance à l’ouverture, Hollande contre, Delanoé moins et, chez les jeunes, Hamon contre, Valls moins …

Les explications de fond sur la faiblesse du PS sont nombreuses et presque trop connues : un refus de voir la mondialisation et l’individualisation, une offre politique archaïque, qui éloigne l’électorat populaire, réduit l’assise dans le salariat non public et empêche l’alliance devenue nécessaire au centre. Mais elles sont insuffisantes à expliquer le désarroi et la comédie auxquels on assiste. Que Dsk puisse vouloir diriger le Fmi est naturel, qu’il soit soutenu par un président d’un bord opposé n’est qu’une modernisation bien venue de nos mœurs politiques, mais qu’il fasse ce mouvement quelques semaines après avoir juré sa détermination à rénover de toute urgence son parti est gênant, puisqu’il se plie, sans démenti, à la mise en scène d’un président qui se targue de le « présenter » au socialiste portugais Socrates, est assez dégradant. Que Jack Lang soit socialiste et professeur de droit est incontestable, qu’il prétende couvrir d’une caution socialiste l’appui personnel qu’il apportera à l’hyperprésidentialisme sarkozyen l’est beaucoup moins. Tout se passe comme si l’ivresse présidentielle des leaders de la gauche conduisait les uns à la fascination pour le vainqueur et au rejet de la discipline collective, les autres à la paralysie devant cette « cible mobile », selon le mot de Manuel Valls, et ce pouvoir nouveau qui abolit toutes les limites. Voilà pourquoi le PS, ce qu’il en reste, est déchiré entre deux options. La première est rationnelle, procédurale, conforme à ce que font les partis comparables après la défaite : choisir un nouveau leader, définir le nouveau programme qu’il défendra. Mais elle suppose un régime parlementaire et impliquerait, dès maintenant, une opposition à la réforme institutionnelle, à la pratique concentrant la souveraineté du peuple dans le président, une critique renouvelée du « coup d’État permanent » dans sa forme juvénile et tutoyeuse. La seconde paraît plus réaliste car elle part de l’engouement des Français pour leur élection présidentielle et de l’évolution américaine des partis vers des machines à désigner et soutenir un candidat libre de son programme. Mais alors mieux vaut oublier les procédures et l’élaboration collective, plutôt lire Machiavel et Napoléon, et surtout imiter Sarkozy, c’est-à-dire prendre le parti d’assaut, à l’heure dictée par les circonstances.

Michel Marian

« Je ne suis pas un intellectuel ». La consécration présidentielle d’un lieu commun

En France, l’anti-intellectualisme est une passion aussi ancienne que son objet. L’intellectuel y est souvent soupçonné d’imposture en raison de sa position sociale plus encore que de ses idées. Éternel spectateur d’un monde qu’il rêve de transformer, il est pris dans la contradiction entre une réalité qu’il dénonce et une société qui le nourrit et qui ne se montre pas avare en rétributions symboliques. Il existe certes aussi une mythologie de l’intellectuel à la française qui a donné naissance à une discipline historique à part entière, les producteurs d’idées entrant de plein droit dans la constitution de l’identité nationale. Mais cette promotion symbolique a un revers pour les intellectuels qui sont tenus pour le miroir, sinon la cause, de toutes les régressions.

Le paradoxe veut que la critique des intellectuels émane le plus souvent du monde intellectuel lui-même. De la Trahison des clercs de Julien Benda à l’Opium des intellectuels de Raymond Aron, on ne compte plus les dénonciations venues du dedans qui stigmatisent l’intellectuel de fait au nom d’une intelligence de droit. Autant d’exercices de style qui sont une manière de restaurer le magistère moral des intellectuels en dépit d’eux-mêmes.

Mais, à côté de cette critique immanente et finalement assez inoffensive, s’est développé un anti-intellectualisme du dehors, un peu moins raffiné et un peu plus moqueur. Il ne s’agit plus de rappeler les intellectuels à leur responsabilité mais, au contraire, de leur ôter toute responsabilité dans la marche naturelle des choses. Au déni du magistère s’ajoute une défiance quasi bergsonienne à l’égard de l’intelligence, presque nécessairement abstraite et toujours improductive. Cet anti-intellectualisme-là n’équivaut pas à une haine de la culture, il s’accompagne même souvent d’une sacralisation de la figure de l’artiste. L’artiste est celui qui crée, l’intellectuel celui qui s’enferme dans le commentaire mélancolique de ce qui est. Or nous sommes dans une société où, peu ou prou, tout le monde est artiste (ou rêve de le devenir), alors que bien peu s’autorisent encore à se dire seulement intellectuels, ou seulement critiques lorsqu’il est tellement plus gratifiant de créer. « Transformer le monde plutôt que l’interpréter » : l’exhortation du jeune Marx pourrait servir de mot d’ordre à beaucoup de contempteurs néolibéraux des idéologies du passé4.

L’aveu

Cette forme de défiance spontanéiste a reçu récemment une sanction présidentielle. Répondant à une question sur la « Tva sociale » qui n’appelait pas nécessairement un tel détour, Nicolas Sarkozy a cru bon d’ajouter « Je ne suis pas un intellectuel ». En première analyse, la précision signifie « je ne suis pas un théoricien » et elle renvoie au pragmatisme très en vogue dans les cercles du pouvoir. Il faut comprendre que la fiscalité n’a rien à voir avec le libéralisme ou avec quelque autre doctrine que ce soit. La politique économique est plutôt fondée sur des maximes de bon sens (« travailler plus pour gagner plus »), compréhensibles par tous et susceptibles d’être reprises comme autant de slogans électoraux. Il y avait donc dans la confession de Sarkozy le souhait d’apparaître étranger au dogmatisme « qui a fait tant de mal » en privilégiant la réalité (comptable) telle qu’elle est. On comprendra alors que l’« intellectuel » c’est l’idéologue qui ne jauge pas le monde à l’aune de l’efficacité mais sacrifie le réel au nom de l’idée qu’il s’en fait. La critique n’est pas propre à la droite : à l’intention de ses camarades français, Tony Blair déclarait naguère qu’il n’existe pas une économie de gauche et une économie de droite, il n’y a que des politiques qui réussissent et des politiques qui échouent.

Cette évidence a dû finir par convaincre certains socialistes français, au point que le goût pour les idées a lui-même fini par apparaître douteux. Les « intellectuels » ne furent pas moins absents de la campagne de Ségolène Royal que de celle de Nicolas Sarkozy, mais ils le furent moins au nom du bon sens que du « citoyen expert » invité à « participer » à l’élaboration de l’avenir. Ce n’est plus simplement l’intellectuel généraliste qui est ici mis sous le boisseau, mais le tenant de l’expertise sociale qui, elle aussi, devient suspecte d’être le discours d’une caste étrangère à son objet. Qui mieux que la mère de famille saura parler du statut des femmes, le pauvre de la pauvreté (Royal) ou le patron de l’argent (Sarkozy) ? Toute la thématique des « sans voix » est mise au service du soupçon d’imposture à l’encontre de ceux qui prétendent parler de ce qu’ils ne vivent pas. Et ce qui pouvait apparaître comme le souci légitime de ne plus légiférer « au nom des autres » s’exprime sous la forme du déni de toute parole qui s’énonce « au nom d’un savoir ».

Ces preuves d’humilité de nos politiques (« je n’en sais pas plus que vous ») ont leur avantage : pour gagner les élections, il convient de rebaptiser les idées en « valeurs ». Or, les valeurs n’ont plus besoin d’intellectuels puisque leur fonction est de fédérer et non d’éclairer. On parlera alors de la « valeur travail » avec un vague qui satisfait tout le monde et permet d’annoncer dans le même temps la suppression des droits de succession, une mesure d’un antilibéralisme notoire. Un « intellectuel » pourra toujours être sensible à la contradiction, mais on l’invitera à oublier Locke pour se préoccuper de ce qui marche et qui n’a pas toujours pour lui les attraits de la cohérence.

La revendication

Mais « je ne suis pas un intellectuel » sonne peut-être moins comme un aveu que comme une revendication. Dans l’entretien accordé par le président, un certain air entendu, le clin d’ œil au journaliste et, à travers lui, au téléspectateur sont faits pour créer du consensus. On se souvient peut-être de cet épisode de campagne où l’énarque Royal et l’agrégé Bayrou se sont vus renvoyés dans les cordes par l’avocat d’affaires Sarkozy, comme si la dévalorisation des diplômes était devenue un argument fédérateur. Le nouveau président a probablement compris que « la France qui souffre » est aussi celle qui a toujours été exclue des palmarès scolaires et se scandalise, même confusément, de la reproduction des élites. D’après les études, 57 % des Français considèrent que ces élites ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités5 : la « trahison des clercs », autrefois dénoncée au nom d’une conception aristocratique du savoir, est devenue une conviction populaire. Certes, parmi ces « élites », les élus et les hauts fonctionnaires sont les moins bien lotis dans l’opinion. D’où leur tentation de faire porter le poids de la critique sur les « intellectuels », éternelle incarnation du fossé entre la France d’en haut et la France d’en bas.

L’alliance entre Neuilly et Bobigny contre Saint-Germain-des-Prés, en somme. Car il est entendu que l’« intellectuel » vit au centre de Paris, profite de la mondialisation quand les autres en souffrent et s’offre le luxe de voter à gauche. Dans tous les cas, il est accusé d’avoir contribué à la fabrication du réel sans en être comptable. Certes, le raisonnement est assez faible sociologiquement puisqu’il méconnaît l’apparition depuis une dizaine d’années de l’« intellectuel précaire », plus habitué aux rades de Belleville qu’au café de Flore. Mais l’intellectuel français est à ce point associé à la figure de la bourgeoisie contestatrice que ne pas en être et le revendiquer implique, même au plus haut niveau de l’État, de réclamer sa part du gâteau.

On aurait peut-être tort de ne voir dans cette sortie présidentielle qu’une nouvelle étape dans la « défaite de la pensée ». Comme ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy s’entoure d’intellectuels (généralement républicains comme Henri Gaino ou Max Gallo) et de livres anciens exhibés dans la photo officielle de la présidence. Sur l’initiative de Georges-Marc Benamou, orfèvre dans la statuaire élyséenne, il reçoit à déjeuner le comité de rédaction des Temps modernes venu rendre hommage à Albert Camus, ce qui indique, si l’on se souvient de la violence de Sartre envers Camus, que le temps de la repentance n’est pas définitivement passé. Chirac, dit-on, avait peur des intellectuels, Sarkozy n’a peur de rien, surtout lorsqu’il s’agit de ce qu’il n’est pas et qu’il n’a aucune intention de devenir. Le président lit Esprit, du moins laisse-t-il la revue en évidence sur son bureau si l’on croit une photo de Paris-Match, mais il le fait savoir dans ce magazine people, ce qui atténue légèrement l’effet de surprise.

Mais là n’est pas l’essentiel. Au-delà des mises en scène, on assiste surtout à la construction d’une nouvelle hiérarchie des voies d’excellence. Révélateur est le souci du président de s’entourer des meilleurs : caciques de l’Ena, prodiges d’Hec, mais aussi sélectionneur de l’équipe de France de rugby ou ancienne gloire de la gauche. Autant que l’anti-intellectualisme, c’est cette indistinction dans les critères de sélection qui frappe. Certes, il est socialement préférable (les chiffres d’inscription en classes préparatoires l’attestent) de suivre une filière économique ou scientifique plutôt que de persister dans des études littéraires. Mais surtout, désormais, le critère d’appartenance à l’élite, pour les Français comme pour leur président, est la médiatisation6. Pour être crédité d’un savoir, il faut déjà être connu, ce qui explique sans doute la substitution du people à l’intellectuel dans l’art du commentaire médiatique.

L’intellectuel que l’on revendique ne pas être n’est donc pas l’intellectuel en général, c’est d’abord le loser invétéré qui ne sait pas élever ses idées au rang de l’utile. Sur un plateau de télévision comme à l’Élysée, toutes les idées sont bienvenues à la condition d’être immédiatement praticables, ce qui suppose encore qu’elles soient simples. Or, l’intellectuel que l’on déprécie est celui pour qui tout est « compliqué » et qui éprouve quelque scrupule à voir ses théories mises en œuvre au pas de charge. Celui-là se verra refuser son ultime argument qui est que le monde lui-même est complexe : c’est bien parce qu’il l’est que l’on a besoin, en politique, d’idées compréhensibles par tous, c’est-à-dire de quelques valeurs consensuelles. D’où le soin mis dans l’affichage des traités « simplifiés » qui ont peu de chance, pourtant, d’être compris même par les « intellectuels », tant les procédures sont subtiles et les dérogations nombreuses. Mais il importe surtout que, par les seules vertus du marketing, un traité « simplifié » sur l’Europe passe mieux qu’une constitution, cette usine à gaz pour théoriciens anachroniques.

« Je ne suis pas un intellectuel », voilà donc un aveu ironique qui rassemblera à peu de frais tous ceux qui ont décidé de marcher main dans la main avec le monde tel qu’il va. Les autres auront sans doute la tentation de céder à la déploration : normaliens sans poste, économistes éconduits, historiens victimes du culte de la mémoire … À moins que le divorce entre le pouvoir et « ses » intellectuels n’ouvre la voix à une nouvelle modalité de la critique qui gagne en lucidité ce qu’elle perd en reconnaissance publique.

Michaël Fœssel

Mais qui rêve de Tony Parker à la station RER de la Plaine-Saint-Denis ?

Dans la nuit du jeudi 28 au vendredi 29 juin, un événement incroyable a eu lieu à la station Rer de la Plaine-Saint-Denis. En raison de l’incendie d’une roulotte sous l’un des ponts où passe la ligne B du Rer en direction de Roissy-Charles-de-Gaulle, il a fallu couper l’électricité pendant une grande partie de la nuit. Il était pourtant moins de minuit, mais un certain nombre de voyageurs sont restés bloqués durant plusieurs heures dans le wagon puis sur le quai de la station (une population hybride mélangeant personnel de la restauration rentrant après le travail et une chorale irlandaise qui s’est mise à chanter sur le quai, paraît-il !). Mais il faut bien voir ce « petit événement » dont on a peu parlé et qui n’a pas donné l’occasion au président Sarkozy de fouler enfin le sol de la banlieue proche. Voyons donc ! En effet, la Plaine-Saint-Denis est une station qui dessert le Grand Stade et le nouvel ensemble urbain qui se trouve à quelques minutes de la porte Saint-Denis, une entrée de Paris. On est en proche banlieue, à quelques minutes de la capitale et sur la route de Roissy, le grand hub mondial, mais il a été impossible de trouver des taxis et seuls deux malheureux autobus de la Ratp ont pu, au bout de plusieurs heures, se déplacer à la station. Pas de service secours dans cette connexion urbaine en cas d’alerte ! Et on laisse ainsi tomber des gens pendant des heures. Comment cela est-il possible à l’heure où Sarkozy prétend résoudre à peu près tous les problèmes et entendre toutes les complaintes légitimes ? Mais celle-ci l’était-elle ? Qui traîne à la Plaine-Saint-Denis dans le Rer « B » – le pire selon la Sncf – au début de la nuit ? Quant aux journalistes, ils ne se sont pas plus déplacés que les secours de la Ratp et de la Sncf. Mais il faut bien voir où est située la station la Plaine-Saint-Denis, ce qu’elle connecte. Comment imaginer que cela se passe sur la ligne qui conduit à l’aéroport Charles-de-Gaulle ? Mais ne nous faisons pas d’illusion, on n’a pas vu trop d’images de ces galériens de la nuit. Et on risque de ne pas trop en voir si l’on fait comme les Chiliens de Santiago du Chili qui ont construit une autoroute souterraine (ou bordée par de hauts murs empêchant de voir l’environnement immédiat) qui relie directement le centre-ville à l’aéroport moyennant péage. Il y a là un gros avantage : on ne voit plus la banlieue, ses poblaciones et bidonvilles ! Et l’on a même des chances d’être secourus plus vite.

Mais il y a d’autres façons de bloquer la ville et les réseaux de transport. On l’a vécu le samedi 8 juillet à l’occasion du mariage people de Monsieur le basketteur Tony Parker et de Madame Eva Longoria, une actrice de feuilleton célèbre (Desperate Housewives), dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois en face du Louvre et de sa cour carrée. La situation était ridicule, tout le centre de Paris bloqué en raison des foules attendues pour saluer les mariés de l’année. Mais pas de chance, en raison d’un contrat d’exclusivité photo avec un magazine américain, des rideaux cachaient les mariés à la sortie de l’église. Quand on veut voir, on ne voit rien car il est interdit de prendre des photos. Incroyables ces people !

Dans les deux cas, on n’a rien vu et tout était bloqué. Mais il faut distinguer ceux qui attendent des heures pour voir des stars people et ceux qui sont obligés de dormir sur un quai de gare à quelques centaines de mètres de Paris. Si Tony Parker s’était trouvé à la Plaine-Saint-Denis cette fameuse nuit du 28 au 29 juin, il aurait pu faire de l’animation avec des jeunes pendant que ceux-ci l’auraient pris en photo avec son ballon de basket. Incroyable, à l’heure du sarkozysme où « tout doit baigner », les choses ne se passent pas vraiment comme on aimerait, ni dans la proche banlieue, ni dans le Paris gentrifié. Allez, circulez, il n’y a rien à voir. Ni les galériens de la nuit, ni les stars. Que l’on soit à Saint-Denis, à Saint-Germain-l’Auxerrois ou avenue Montaigne, c’est pareil pour tout le monde, ce sont les choses de la vie. C’est cela, l’ambiance people !

Olivier Mongin

P. S. Depuis les événements fâcheux de la Plaine-Saint-Denis, les responsables des transports d’Île-de-France ont créé un service d’urgence pour remédier à une telle incurie. Par ailleurs, on sait qu’une ligne express (de type Orlyval) reliera directement Roissy-Cdg et Paris intra-muros.

Les fantômes de praxitèle

Le titre est simple, direct et sans prétention : Praxitèle. Mais il ne faut pas s’y tromper. L’exposition que nous offrent au Louvre Alain Pasquier et Jean-Luc Martinez fascine à plus d’un titre. On en ressort sous le coup d’une sensation ambiguë qui perdure. On n’a pu voir aucune œuvre de la main du maître athénien (sauf une, peut-être ?) et pourtant on l’a côtoyé longuement dans un défilé de copies semblables et différentes, chacune n’étant ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.

Où est donc passé Praxitèle ? Il est présent sans être là ; constamment invoqué, son esprit plane sans jamais s’incarner définitivement. Faisons-nous une raison : de lui, sur lui, on ne possédera aucune certitude avant longtemps, sauf découverte miraculeuse, par définition imprévisible. On en vient presque à envier le xixe siècle, avec ses rêveries antiquisantes. C’était le bon temps : toute une société fantasmait à l’unisson sur le couple Phryné-Praxitèle. Pensez : l’artiste et la courtisane … Littérateurs, peintres et sculpteurs rivalisaient d’ardeur pour combler d’images faciles l’obsession du sexe et la misogynie profonde de l’époque. En même temps, dans la foulée de Winckelmann, on rêvait un art grec qui avait atteint une fois pour toutes la perfection dans la grâce, l’équilibre et la sérénité. Découvert en 1877, le mol Apollon d’Olympie, immédiatement déclaré œuvre originale de Praxitèle et restauré allègrement, en fournissait le témoignage irréfutable : s’ajoutant à une longue série de « Vénus » dont le type était attribué au Maître, il apportait sa clef de voûte à l’édifice académique.

Le fameux tableau de Gérôme est là, sous nos yeux, irréfutable lui aussi. Phryné devant l’Aéropage, clou du salon de 1861. Une petite mijaurée se voile le visage, jouant la surprise, tout en exhibant son corps entièrement nu devant une assemblée de vieux Messieurs, dont certains affectent l’indignation, tandis que la face congestionnée des autres parle pour eux. Il y avait pire, sans doute, sur le marché du second Empire, comme les Vénus de Cabanel ou Bouguereau, mais tout de même … Le bon sens du bougon (et par ailleurs misogyne) Degas rappelait pertinemment qu’en réalité « Phryné ne se cachait pas, ne pouvait pas se cacher, puisque sa nudité était précisément la cause de sa gloire ». Mais « Gérôme n’a pas compris et a fait un tableau pornographique7 ». De son côté, Courbet, qui prêchait d’exemple, avait choisi de baptiser « Gérôme » l’âne qui portait son attirail quand il partait s’immerger en pleine nature, autour d’Ornans : cet animal-là, au moins, contribuait à la recherche esthétique en payant de sa personne.

Ne nous acharnons pas, mais reconnaissons que la troupe des académiques nous a pour longtemps barré la route vers l’art antique et particulièrement vers Praxitèle, étouffé sous une admiration intempestive. Admettons à leur décharge qu’ils ont eu par avance des complices, des faiseurs de joliesses, dès l’antiquité : de la Diane de Gabies du Louvre (une réplique du Ier siècle ap. J.-C.) à la Phryné, ici présente, de Pradier (1845 – en marbre de Paros, s’il vous plaît) il n’y a qu’un pas. Et puisque la guimauve plaît, on fabriquera à la demande un Apollino de Florence (aux Offices), qu’on affadira encore de copie en copie, en se conformant à « l’idée que l’on se faisait du sfumato du maître athénien8 ». L’idée que l’on se faisait … On en arrive à la peinture académique qui rejoint peinture d’« histoire » et peinture « orientaliste » dans la même mystification, en présentant une Antiquité et un Orient « éternels » pris dans les glaces d’un « réalisme » aussi faux que méticuleux. Identité parfaite entre Phryné devant l’Aréopage et Le marché aux esclaves : dans ces deux tableaux contemporains (où il utilise visiblement le même modèle), Gérôme réalise et donne en pâture au regard du spectateur (masculin) « le fantasme de la totale possession des corps féminins dénudés9 ».

La perfection du « métier » avait pour fonction stratégique d’anesthésier la jouissance que procure toujours le dialogue sensuel (esthétique au sens propre) avec l’image. On le sait :

Il en est, dans les arts, de la sublime beauté comme des beautés mortelles, dont l’amour nous conduit aux beautés de marbre et des couleurs. À la faveur d’une parure ni trop flottante ni trop serrée, elles ne sont que plus séduisantes aux yeux du connaisseur. La pensée soulève ces voiles, elle entre en conversation avec cette vierge charmante de Raphaël10

Partons donc au contact avec l’œuvre, errons parmi les simulacres de Praxitèle dans la crypte qui nous a déjà donné cette expérience odysséenne quand, naguère, Primatice a émergé des Limbes de l’histoire de l’art … La même révélation nous attend, il suffit d’écouter un connaisseur :

Il faut d’abord avoir une âme ; ensuite, que cette âme ait un plaisir direct, et non pas de vanité, en présence de l’antique11.

Alors, dans un clair-obscur savamment ménagé se matérialisent, ici, un Torse d’Apollon sauroctone dont le déhanchement déplace harmonieusement les lignes ; là, un Éros sauroctone qui combine deux types déjà ambigus par eux-mêmes et gros d’une énergie contenue. Plus loin : un Satyre au repos, une spécialité de Praxitèle dont Alain Pasquier décompose avec clarté la dialectique complexe :

Sur un sujet qui associe l’homme et l’animal, où l’attitude de repos pourrait bien n’être que le prélude à un bond soudain, s’opposent l’uni de la chair et le rugueux du pelage de la panthère, le demi-sourire du garçon et la menace latente du monstre de la mythologie : la chevelure drue et broussailleuse comme une crinière et les oreilles pointues en rappellent la nature mixte12.

Puis on se perd dans la contemplation d’un Torse d’Aphrodite, celui du Louvre, une des répliques de la très fameuse Aphrodite de Cnide, qu’on peut mentalement compléter avec la Tête Kaufman toute proche. La lumière qui modèle le corps de la déesse va chercher dans le marbre les forces qu’y a encloses son créateur, une vie palpite dans la pierre, car « l’être qui a une forme domine les millénaires, dit justement Bachelard, parlant du fossile. Toute forme garde une vie ». C’est aussi la magie de la sculpture : « C’est un être qui vit encore, endormi dans sa forme13. » La nudité totale du Torse révèle la force primordiale de la beauté et exalte la toute-puissance de la déesse qui l’incarne. Mais l’appréhender dans son immédiateté était toujours, pour un Grec, un danger : il pouvait y perdre la vue (Tirésias) ou la vie (Actéon) … Voilà pourquoi Aphrodite, dans sa version intégrale – Vénus Colonna (type « serein ») ou Vénus du Belvédère (type « inquiet ») – prend soin de porter la main devant son sexe, non par pudeur, mais pour épargner le regard du mortel qui la contemple, tout en indiquant du même geste que là est le point cardinal, l’Origine du monde que Courbet sera le premier, avant Rodin, à représenter sans tabou14.

Comme la parole oblique d’Apollon, la main de la déesse ne montre ni ne cache : elle indique …

Le vêtement que tient l’autre main est signe qu’Aphrodite ressource sa puissance érotique par le bain, retour rituel à l’élément primordial dont elle est issue, rappel de sa « naissance » sous forme de résurgence après la castration du Ciel-Ouranos et la chute de son sexe dans l’océan.

Une blanche écume, dit Hésiode, sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma, la belle et vénérable déesse que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, pour s’être formée de l’écume15.

Et elle sourit, Sourire énigmatique : charnel (les lèvres, petites et ourlées) mais abstrait et indéchiffrable (les yeux vides, sans expression). La faute n’en revient pas seulement à l’absence de peinture (Praxitèle ne considérait son œuvre achevée qu’après l’intervention du peintre Nicias). Ce sourire ne s’adresse pas à nous, il n’a à exprimer aucun sentiment particulier, mais une pure joie d’exister, celle que seuls connaissent les dieux « qui vivent sans effort16 » : leur perfection est l’image du monde ordonné dont ils assurent la cohésion17.

Hésiode ajoute qu’à la naissance d’Aphrodite, « Amour et le beau Désir lui firent cortège » : ils ne cessent de l’accompagner. Son effigie ne peut laisser de marbre, et la conversation qui s’engage avec elle (pour parler comme Stendhal) appelle le contact physique. Deux anecdotes de Pline témoignent du vertige qui achève le processus. « On raconte qu’un homme, épris d’amour pour elle, se cacha pendant la nuit, s’unit à la statue, et laissa une tache comme trace de son désir. » D’autre part, l’Éros de Parion « égalait la Vénus de Cnide par son renom et par l’offense car Alcétas de Rhodes en tomba amoureux et laissa sur lui la même marque d’amour18 ». Conduite sacrilège ? Non pas : secrètement dictée par la divinité19, ce que confirme Plutarque. Un jeune homme était tombé amoureux d’un groupe sculpté de deux garçons, à Delphes, et avait lui aussi « laissé quelque trace sur la sculpture ». Que dit le dieu ? Apollon ordonna, par l’intermédiaire de son oracle, qu’on ne poursuivît pas le fautif, « car il avait payé le prix20 ». Il s’agissait bien d’une offrande sacrée et spontanée21, les composantes érotiques, esthétiques et religieuses étant inséparables, et pour le spectateur, et pour le créateur :

Praxitèle n’a pas vu ce qu’il était interdit de voir, mais le fer a poli la Paphienne (Aphrodite) telle qu’Arès la désirait22

Le maître athénien vit sur les sommets en compagnie des grands dieux Aphrodite, Éros, Apollon, Dionysos et ses acolytes les Satyres, dans un monde de beauté et de jeunesse éternelles, de violence pure aussi, y compris dans la personne du dieu de Delphes23.

C’est la cruauté qui se tient à l’arrière-plan de l’Apollon sauroctone, même dans des copies édulcorantes. On retrouve en modèle réduit le serpent Python, fils monstrueux de la Terre à qui le jeune dieu a dû arracher la possession de l’oracle. Difficile, peut-être, de reconnaître le combat titanesque chanté par l’Hymne homérique, mais l’élégante indifférence du dieu – tout comme dans le Marsyas et Apollon du Pérugin – n’enlève rien à la violence sourde de la scène, arrêtée avant le déclenchement de l’action. Et puis, avouons-le, nous sommes au cœur du problème : l’image de marque de Praxitèle, réputé spécialiste de la grâce rêveuse et des chairs lisses … Bien malin qui saura déterminer la part de vérité que contiennent les diverses copies, adaptations et recréations, et, par ailleurs, leur part de responsabilité dans la restriction des thèmes, le rabotage des audaces stylistiques et la baisse de tension créatrice …

C’est là qu’intervient la Tête Despinis. Tête colossale, conservée depuis longtemps à Athènes, où Georges Despinis propose de voir celle de la statue originale d’Artémis Brauronia, « même si, ajoute Alain Pasquier, son aspect plutôt majestueux et sévère ne s’accorde pas trop avec l’image traditionnelle que l’on se fait de Praxitèle », tout en accordant que le consensus général « se fonde sur l’esthétique dont procède l’Hermès d’Olympie, tradition dont on sait très bien qu’elle peut être modifiée ou révoquée en doute24 ».

Et voilà le dernier en date des coups de théâtre. Comme Aphrodite, des abysses surgit un prodige. C’était au printemps de 1998, et – souvenir personnel – le soir du 5 mars, tous les journaux télévisés de Sicile et d’Italie ne bruissaient que d’une nouvelle : la pêche miraculeuse des marins de Mazara del Vallo, qui venaient de remonter dans leurs filets, au milieu des poissons, une statue antique représentant Éole, le dieu des vents. Et le lendemain, avant de reprendre l’avion à Punta Raisi, me voilà nez à nez avec le dieu, en première page du Giornale di Sicilia (« Eolo, il dio dei venti, riaffiora nel Canale di Sicilia »). Photo étrange, un gros plan sur un visage de bronze incrusté de concrétions marines, une expression folle, accentuée par le flash. En pages deux et trois, d’autres photos, en noir et blanc, exhibaient une créature étonnamment contorsionnée, et un journaliste rappelait la formule de Salomon Reinach :

Le plus riche des musées de l’antiquité gît au fond de la Méditerranée.

Ce musée avait bien voulu nous céder un de ses trésors. Cette effigie insolite venait rejoindre l’Éphèbe de Mozia et les Bronzes de Riace, reparus en 1972 et 1979 au large d’une île qui semblait retrouver sa vocation première :

Les dieux y ont séjourné, et peut-être, durant les mois d’août inépuisables, y séjournent-ils encore25.

Autour de la Trinacria, l’île du Soleil abordée par Ulysse, « la mer, qui dispense la mort et l’immortalité26 » consent donc, par instant, à faire aux hommes un don précieux, something rich and strange dirait Shakespeare, qui fait retour dans notre monde de manière intempestive, antique et nouveau, étrange et familier. Comme au cinéma, quand, dans le film de James Cameron, le Titanic se ranime, par simple surimpression. Et si l’histoire de l’art n’était après tout qu’une longue histoire de fantômes, comme le dit à peu près Aby Warburg ? Science nécromantique, où l’on côtoie le fantastique (témoin Mérimée), vivant constamment dans un monde de résurgences et de revenants – ici : répliques ou adaptations d’originaux disparus (qui peut-être réapparaîtront ?), anecdotes plus ou moins romancées suscitées par des œuvres réelles mais perdues (définitivement ?), créations inspirées de l’antique, plus ou moins directement, plus ou moins consciemment, d’une époque impériale (romaine) à une autre (napoléonienne) et ainsi de suite …

L’exposition nous présente ce défilé d’images dans un entresol qui se mue insensiblement en salle obscure. Qu’on le veuille ou non, on en vient fatalement à faire son propre cinéma, puisque nous ne sommes pas seulement animal social et pensant, mais aussi et surtout iconophile, idolâtre au sens propre27. Toute image nous attire comme la lumière le papillon. Ce qui nous fascine en elle, c’est son ambivalence (nous aimons voir double) : réelle et fictive, vivante et morte, matière solide et tissu de mots et de fantasmes. Eidôlon désigne les fantômes entrevus aux Enfers par Ulysse, à Rome l’imago était d’abord le masque funéraire moulé sur le visage de l’ancêtre mort, et Warburg a montré que les voti florentins en étaient les héritiers directs, qui se survivaient dans les grandes fresques de Ghirlandajo28. Acte de magie, projection symbolique, « complexe de la momie » : le cinéma de l’époque29.

Il en reste quelque chose dans notre amour actuel des images, passion étrange qui nous pousse irrésistiblement vers le Satyre de Mazara (ce n’est pas Éole, mais un autre personnage insaissable, reconnaissable à ses oreilles pointues …). Il nous attend, au terme du parcours, dernière station avant la sortie, point d’orgue et note discordante dans le concert. Débarrassé de ses scories (félicitations au laboratoire de restauration), éclatant de force, il nous domine de sa haute stature et impressionne par la beauté et la solidité de sa matière (un des très rares bronzes de l’ensemble), par la violence de la torsion qui l’anime à la manière d’un Giambologna.

Peut-être avions-nous oublié que l’art grec était si vivant, si puissant, si expressif, tellement à l’opposé de tout formalisme30

Beauté réellement dérangeante : séduisante et sauvage. L’éclairage exalte tous les mouvements du corps et joue dans la chevelure emportée – par le vent ? par le tournoiement d’une danse frénétique ? Face à cet ovni, on comprend la prudence professionnelle d’Alain Pasquier et de Jean-Luc Martinez qui, tout bien pesé, le jugent « étranger au répertoire praxitélien31 » ; mais on a bien du mal à ne pas céder aux sirènes d’une interprétation comme celle de Paolo Moreno – le même qui, au moment où le Satyre était sauvé des eaux, publiait une étude excitante sur les Bronzes de Riace32. Il choisit, lui, d’attribuer ce bronze splendide à Praxitèle en personne. E perché no ? En fin de compte, que savons-nous de lui, en dehors d’un montage vertigineux d’hypothèses empilées les unes sur les autres, château de cartes immense et fragile ? Puisqu’il n’existe aucune biographie d’artiste dans toute l’antiquité – ni Pline, ni Plutarque ne sont des Vasari – que pouvons-nous connaître d’un artiste du « second classicisme » dans l’univers tourmenté du ive siècle, pris entre un monde qui s’effondre et un autre en train de naître au forceps ?

Une proposition comme celle de Moreno permet de rendre compte de l’omniprésence chez Praxitèle de personnages en rapport avec le délire sacré – et plus particulièrement, ici, de cet être marginal, le Satyre, qui plonge à demi dans l’animalité, acolyte préféré du dieu le plus polymorphe et le plus insaisissable : Dionysos. La torsion extrême du corps et le visage halluciné nous placent directement devant le phénomène de possession qu’a mis en scène Euripide (Les Bacchantes) et que Platon a tenté de théoriser et d’exorciser (le Phèdre, et ailleurs). Sujet excitant et difficile.

Dans la littérature concernant les arts plastiques, toujours trop tardive et allusive à notre goût, une phrase de Pline fait dresser l’oreille, quand il mentionne un Satyre « que les Grecs surnomment “périboétos” (quam Graeci periboeton cognominant) ». Si l’on comprend l’adjectif grec au sens courant de « connu à la ronde, célèbre », on ne voit pas quelle information apporte l’épithète. Mais si on donne à périboétos son sens fort de « qui pousse des cris furieux », alors nous retrouvons notre Satyre sauvé par les marins de Mazara … Ce sens est attesté chez Platon et Sophocle33. Le passage à la fois le plus troublant et le plus proche de notre interrogation est l’entrée du Chœur dans Œdipe roi. Une scène d’angoisse ouvre la tragédie, et bientôt entre le Chœur, qui l’amplifie, déplorant la peste qui ravage Thèbes sans pitié : « Arès le Sauvage me brûle, venant à moi péribétos – au milieu des cris34. » Le dieu de la Destruction pure se plaît parmi les cris furieux des tueurs et des victimes et, contre lui, le Chœur n’a d’autre recours que Dionysos : « Lui qui conduit seul les Ménades, qu’il approche, brûlant de feu, contre le dieu déchu parmi les dieux35. » C’est, feu contre feu, le délire de l’énergie vitale contre le vertige de la destruction ; Dionysos, vivante antithèse d’Arès, se plaît aussi dans les cris, et ses compagnons les Satyres, mi-dieux mi-bêtes, à l’origine de la cérémonie tragique (tragos, c’est le bouc) se retrouvent dans le grand bronze de Mazara, beau et inquiétant, puissant et tordu par la transe – formation de compromis entre forces contradictoires et violentes, tout un monde de pulsions antagonistes qui est bien celui de Dionysos,

le dieu de toutes les contradictions. Dionysos est l’impossible, l’absurde qui, sous l’effet de sa présence, se réalise ; Dionysos est à la fois un animal et un dieu, manifestant les points terminaux des oppositions que l’homme porte en lui36

Le Satyre de Mazara pourrait être le passage à la limite de cette tension toujours latente dans les œuvres connues de Praxitèle, ou plus exactement dans les répliques qu’on en possède, figures toujours saisies entre deux moments, voire entre deux sexes37. Même les copies innombrables dont l’Empire romain a peuplé le Bassin méditerranéen n’ont pu entièrement domestiquer ses satyres, y compris quand ils semblent prendre la pose du Satyre au repos : plus que celle du repos, il s’agit de « la prise d’appui avant le saut. Beaucoup de restaurateurs modernes n’ont pas compris l’audace de cette pose38 ».

D’ailleurs, prise entre les deux pôles que constituent, aux deux extrémités de l’exposition, la Tête Despinis et le Satyre de Mazara, toute cette collection de copies s’anime, comme mise sous tension, parcourue d’une inquiétude sous-jacente. Peut-être la vérité est-elle là. Derrière les images que nous regardons, peut-être est-ce le dieu de toutes les métamorphoses qui nous regarde – comme ces figures fixes et énigmatiques, dans certains plans indéchiffrables de Fellini …

Dans une version orphique du mythe de Dionysos, le dieu enfant se contemple au miroir que lui tendent les Titans …

Dionysos se regarde dans le miroir, et il voit le monde ! Le thème du leurre et celui de la connaissance sont liés. Seul existe Dionysos : notre monde et nous-mêmes sommes son apparence, celle-là même qu’il contemple en se plaçant devant le miroir. Ainsi se tient-il à l’arrière-plan de la sagesse. Le connaître comme essence et sommet de la vie39.

Daniel Chambet

Cartouches gauloises, de Mehdi Charef40

Il aura fallu plus de vingt ans à Mehdi Charef pour parler de son enfance en Algérie. Vingt ans durant lesquels il a tourné six films41 et écrit trois livres42. En août 2005, sa première pièce est créée au théâtre Montparnasse, à Paris. 1962 se passe sur un quai de gare, quelque part en Algérie. S’y croisent des Français, un type de l’Oas, un harki, un fellagha … et un chef de gare. C’est un été pas comme les autres : la fin de la guerre d’Algérie, l’Indépendance, le départ des derniers colons. Mehdi Charef a préféré aborder ses souvenirs d’enfance sans parler de lui.

Rassuré par cette approche un peu didactique et où il n’est question que des adultes, il ose enfin se raconter. Raconter ce gamin qui avait dix ans en

1962. L’an dernier est paru au Mercure de France un beau livre qui porte un beau titre : À bras le cœur.

Parce que, dit Mehdi Charef, on ne peut pas se reconstruire quand on nie une partie de soi-même. Qu’il soit bienheureux ou malheureux, chaque moment de la vie est une brique. Toutes sont utiles. On ne peut pas dire : « Je vais laisser un trou dans ce pan de mur. » Si certaines briques sont lourdes, parce qu’elles représentent des moments très lourds du passé, il faut les prendre quand même. C’est ce que j’ai essayé de faire43.

À bras le cœur est centré sur sa famille et surtout sa mère. Cette mère, dont Mehdi Charef est si fier et qu’il a vue tout doucement s’épanouir en France.

Une femme arabe et tu la retrouves au Monoprix, sans son voile et sans son mari, avec son petit sac … Ça, c’est quelque chose ! C’était dans les années 1970. Moi, au contraire, je ne voulais pas montrer que j’étais plus heureux en France. Par orgueil. C’était mon pays, c’était mon enfance : je ne voulais pas décrocher de l’Algérie. Et puis, ça me permettait aussi de me trouver des excuses. Si ça ne va pas, c’est à cause de l’exil. Même à onze ans, tu t’arranges bien avec la vérité44.

Cette honnêteté, cette lucidité, elles parcourent tout le livre. On y trouve l’horreur au détour d’une phrase. Et ce qui en reste dans les yeux et le cœur d’un enfant rêveur. On y trouve déjà cet amour qui ne le quittera plus pour les mal aimés.

Et puis, il y a ces dialogues extravagants – mais au fond pas tant que ça – avec Dieu. À dix ans, le petit Mehdi discute d’égal à égal avec « le Vieux », comme il l’appelle. Il le plaint. Il lui tient tête. Il l’avertit aussi :

Je lui ai dit qu’une fois devenu grand, je ne jeûnerai pas pour le ramadan, je ne mettrai pas les pieds à la mosquée, je ne lirai pas le Saint Livre.

Une fois, il l’a même vu :

Il avait une cape arc-en-ciel, qui traînait jusque dans la fange, et Il s’est plaint : « Ils veulent me tuer ou quoi ? »

Livre foisonnant, déchirant et magique, À bras le cœur dessine en creux le portrait d’un gamin qui est déjà celui qu’il va devenir : un poète.

Enfin, troisième étape, le film. Cartouches gauloises, c’est la guerre d’Algérie vue par les yeux d’un enfant. Un film qui va vite, très vite, aussi vite que les jambes du petit livreur de journaux, à qui son métier permet d’entrer partout, même dans la caserne, même au bordel. Ali gagne ainsi quelques sous pour aider sa mère. Mais ça ne l’empêche pas d’aller à l’école où le directeur annonce aux enfants le départ de leur instit’ : « M. Moréno a eu peur des fellaghas qui posent des bombes même dans les écoles. » Avec son meilleur copain, Nico, et avec Gino et le petit Paul, Ali construit une cabane en roseaux, juste sous le pont du chemin de fer, au bord de l’oued.

Un jour, sa mère vient chercher Paul : « Vite, le bateau n’attendra pas. » Bientôt, ce sera le tour d’un autre copain : « N’y va pas, David, crient les gosses, les Français, ils aiment pas les youdes. » La vieille madame Rachel, elle, refuse de suivre ses enfants : « Je préfère être tuée de la main des Arabes plutôt qu’être humiliée en France. »

« Dans mon village, dit Mehdi Charef, les trois communautés, juive, française et arabe, s’entendaient bien. »

Le cœur du film, c’est un double déchirement : la peur, pour Nico, de quitter l’Algérie ; la peur, pour Ali, de le voir partir. Une histoire d’amitié, donc. Comme en racontent tous les films de Mehdi Charef.

L’amitié d’un petit Algérien qui attend l’Indépendance et en est content parce que ses parents s’en réjouissent, et celle d’un petit Français qui, lui, rêve de garder l’Algérie française parce que ses parents pleurent à l’idée de rentrer en France. J’ai mis très longtemps à comprendre que la cabane – qui a existé : elle était seulement un peu moins belle –, c’était l’Algérie. Je ne m’en étais pas rendu compte. « Cette cabane, je l’ai construite autant que toi, crie Nico en rage et en larmes. Et puis, t’es content, tu vas la garder pour toi tout seul ! » Autrement dit : « Tu vas garder l’Algérie pour toi tout seul ! » Et cela, je t’assure que je ne le savais pas. Quand je l’ai compris, j’ai éclaté de rire. On ne sait pas ce qu’on fait. On n’ose pas l’analyser45

Curieusement, le film prend plus de distance avec la réalité que le livre. Ainsi, le nom réel du meilleur copain du petit Mehdi, José, devient Nico dans le film. Mehdi, lui, devient Ali. L’absence de son père n’est plus due au fait qu’il travaille en France pour faire vivre sa famille : il se cache dans la montagne avec les fellaghas. Et certaines scènes, très violentes dans le livre, le sont moins dans le film, ou carrément supprimées.

C’est la grande différence entre Mehdi Charef et Ken Loach qu’il admire tant. Tous deux ont le même regard plein de tendresse et de compassion. Mais Charef se sent incapable de filmer la violence de façon réaliste – comme Ken Loach le fait dans son dernier film, Le Vent se lève, qui traite de la guerre d’Irlande.

Je prends du recul, dit Mehdi Charef. Un roman, on l’écrit et puis c’est tout. Un film, tu veux que ce soit beau. C’est ça qui est troublant : tu veux que ce soit beau, que ce soit fort, pas que ce soit vrai. Je me pose des questions : comment vais-je faire pour que le spectateur soit ému ? À partir du moment où il y a des comédiens, on n’est plus dans la réalité. Alors, je cherche l’axe le plus beau. Ou je rajoute une ou deux choses qui nous ramènent à la fiction. Dans la scène où ma mère court après le camion qui emporte le cadavre de son frère, je cherchais le meilleur angle pour filmer en même temps la course d’Aïcha (ma mère) et d’Ali et le ciel bleu et la terre rouge. En même temps, je me disais : il ne faut pas se gourer sur la musique, j’ai envie d’une voix qui crie dans le désert, plus un cri qu’un chant.

C’est que pour Mehdi, depuis son enfance, le cinéma est un refuge. On le voit bien dans Cartouches gauloises où, chaque fois que ça va mal, Ali va rendre visite à son ami le projectionniste et se repasse une séquence – toujours la même – de Los Olvidados de Buñuel.

J’ai beaucoup souffert de l’absence de mon père. Or, dans Los Olvidados, il y a un autre enfant que son père a planté là. J’avais l’impression de n’être plus tout seul dans ce cas-là. Que ça pouvait même arriver dans d’autres pays que le mien.

Ce n’est pas du réalisme que se réclame Cartouches gauloises, mais du néoréalisme. On pense à Comencini. Même attention portée aux enfants. Même compréhension de ce qui les fait souffrir. Et même dérapage dans le rêve. Ce qui d’ailleurs n’est pas nouveau chez Mehdi Charef : dans tous ses films, aussi ancrés soient-ils dans le réel, il y a une part de rêve. Souvenez-vous de Miss Mona, le travelo vieillissant joué par un Jean Carmet bouleversant, qui s’imagine soudain en Marilyn Monroe. Ou des trois taulardes d’Au pays des Juliets qui, au cours d’une permission de vingt-quatre heures, rencontrent leurs fantômes dans les rues de Lyon : la Giuletta Masina de La Strada et la Jean Seberg d’À bout de souffle qui vend le New York Herald Tribune

Ici, le rêve se fait plus discret, mais il est là. Certains plans sont magnifiés. Par exemple, la mort de la tante d’Ali. Mehdi Charef avait sept ou huit ans quand il a vu fusiller sa tante devant les cadavres de son mari et de son fils.

Cette tante, je l’adorais. Ma mère aussi l’adorait. Elle faisait manger des gens qui rentraient, la nuit, blessés et se cachaient dans un puits. C’était une héroïne malgré elle. Elle n’a pas été décorée. Alors, de cette femme qui est fusillée au milieu des pierres rouges, j’ai voulu faire un portrait. Elle se tourne vers nous, elle a un petit sourire et on la filme comme la Joconde. Il fallait dépasser la réalité, sinon je n’aurais jamais pu tourner cette scène.

D’autres séquences illustrent bien la « méthode Charef ». Par exemple, celle où Ali et Nico trouvent une petite fille nue cachée dans les vignes. Les fellaghas sont arrivés tandis qu’elle prenait sa douche. Elle s’est sauvée. Elle n’ose pas retourner dans la maison. Elle demande aux garçons d’aller voir ce qui est arrivé. Dans le salon, tandis que le pick-up passe en boucle Bambino, gisent les cadavres de ses parents et de ses grands-parents. Plan suivant : les trois enfants s’éloignent ensemble de la maison. « T’en fais pas, Julie, dit Nico, demain, on reviendra avec Ali : on le retrouvera ton chat. »

C’est ça, pour moi, le cinéma. Un plan et une réplique inventés, qui sont beaucoup plus forts que la scène d’horreur qu’on vient de voir.

Tout Mehdi Charef est dans cette pudeur et cette délicatesse qui, paradoxalement, vont plus loin, en disent plus, que la réalité nue. On comprend aussi pourquoi le film va si vite, fait d’une multitude de saynètes, et contient beaucoup de plans d’ensemble. Ses souvenirs lui sont si douloureux que Mehdi Charef ne veut – ne peut – s’y attarder. De même qu’autrefois, après un drame, l’instinct de conservation poussait le petit Mehdi à penser vite à autre chose : à un jeu, à un film. Quant aux plans d’ensemble, c’est simple :

Je regardais de loin, parce que j’avais peur.

Occulter la douleur pendant quarante ans. Et puis tenter de l’apprivoiser …

Claude-Marie Trémois

Si Tel-Aviv nous était contée46. Les méduses, de Etgar Keret et Shira Geffen

Tel-Aviv est en train de (re)devenir une ville de cinéma : une ville où des films sont produits, tournés et à laquelle les films confèrent en retour une existence à l’écran. Après l’image qu’en donnèrent les cinéastes de la « Nouvelle Sensibilité » dans les années 1960-1970, on a surtout vu en France les splendeurs et les mystères de Jérusalem, sondés par Amos Gitaï (News from Home 2005, Une maison à Jérusalem 1998, Kadosh 1998, Berlin-Jerusalem 1989, House/La maison 1980), Elia Suleiman (Chronique d’une disparition 1996, Intervention divine 2001), Raphaël Nadjari (Tehilim, 2007). Aujourd’hui des cinéastes auscultent le poumon économique d’Israël en s’affrontant aux tensions qui traversent la société israélienne. À l’écran, Tel-Aviv concentre bon nombre des maux dont souffre le pays : pauvreté, prostitution, inégalités, racisme, insécurité. Le regard des cinéastes sur la ville fait apparaître des mécanismes violents, qui régissent les rapports entre communautés, entre hommes et femmes, entre patrons et employés. En 1992, La vie selon Agfa d’Assi Dayan sonnait comme un avertissement. Les personnages déboussolés rencontrés dans un bar de Tel-Aviv suggéraient un effondrement de la société israélienne, que les cinéastes n’ont pas fini d’interroger. En retour, la ville met le cinéma israélien au défi de rendre justice à sa complexité et de construire des univers fictionnels forts.

La survie dans la « bulle »

Or (Mon trésor) avait bouleversé le public français en 2004 (après avoir été récompensé de la Caméra d’or à Cannes), avec la chronique sobre du quotidien pathétique d’une mère prostituée et de sa fille dans Tel-Aviv. Keren Yedaya, dont c’était le premier film, s’effaçait presque devant ses comédiennes, magistrales : la jeune Dana Ivgy qui imposait son énergie brute, et la célèbre Ronit Elkabetz. De longs plans-séquences fixes (non recadrés) suffisaient à cadrer leur lutte au quotidien, le courage de vivre, dans une ville enlaidie par la peur, la violence, les arnaques. Filmée à distance, Tel-Aviv apparaissait comme le lieu d’aliénations et d’agressions en tous genres. Les rares instants de paix dans la vie d’Or et de sa mère étaient conquis au prix d’un arrachement à la sphère publique, la rue, dans le repli sur un « entre nous » féminin. Repli non pas sur la famille (la femme s’y trouve soumise de toutes les manières possibles, dans Prendre femme [2004], de Ronit Elkabetz), mais sur son noyau féminin. Comme si, dans le champ social, la tendresse s’était elle-même repliée sur le gynécée (chaleur des bains orientaux), voire sur le lien mère-fille, pourtant étouffant, exclusif jusqu’à l’écœurement. Dans Or, les femmes s’isolent dans l’étroite salle de bain de leur appartement pour se laver mutuellement. Le temps pour la fille de panser les plaies de la mère, causées par un client de passage. Dans l’atmosphère confinée de cette salle de bain, on sent obscurément qu’au-delà du soin, se communique de la mère à la fille un redoutable atavisme. Chaque plan prépare la reconduction de l’aliénation et la chute finale d’Or. La réalisatrice parvenait à éviter le pathos tout en gravant dans nos cœurs une image noire du théâtre de ces violences : la ville récente de Tel-Aviv, frappée de soleil et écrasée de chaleur le jour, sombre et inquiétante la nuit.

La même dureté sourd de l’autoportrait que Chantal Akerman a tourné à Tel-Aviv (Là-bas, 2006), en mode mineur. À l’abri de la lumière du jour et de l’agitation de la rue, toutes fenêtres fermées et stores baissés, cloîtrée au frais dans un appartement, la cinéaste se donne le temps de divaguer. Par petites touches, elle compose un portrait en creux de Tel-Aviv : la ville réelle, et le « paradis » qu’elle avait rêvé. À travers les lames des stores on aperçoit le voisinage. L’agitation de la ville pénètre par bribes dans l’appartement : le bruit des commerces, puis les détonations d’un attentat, non loin de là. Comme dans ses précédents documentaires de voyage (Hotel Monterey, News from Home, Histoires d’Amérique, D’Est), Chantal Akerman fait passer au premier plan ses interrogations sur sa propre histoire familiale, le judaïsme de diaspora, l’émigration en Belgique, les illusions du sionisme. Elle raconte en voix off la vie de femmes israéliennes qui ont décidé de mourir, sonde son propre malaise dans la ville, son désir d’appartenir aux lieux et sa difficulté à s’y arrimer. Impossible d’évoluer tranquillement dans ce paysage urbain hostile : de sortir, d’acheter du pain, de prendre le bus. Dans Tel-Aviv, elle se sent « flotter ». Akerman se retient bien de juger la politique israélienne, les mœurs ou la situation sociale en Israël. Pourtant, en berçant le spectateur de ses méditations et de ses doutes, elle parvient à capter quelque chose de l’air du temps qui flotte sur la cité de bord de mer, et à transmettre le sentiment d’une ville exposée à tous les dangers, sans sortir un instant de sa bulle.

Dans The Bubble d’Eytan Fox (sorti en juillet 2007), au contraire, la ville s’expose au grand jour, comme un condensé de tensions et d’espoirs. Le film annonce et développe une vision à sens unique de Tel-Aviv. Les histoires de cœur de trois trentenaires militants pacifistes n’ont d’autre fonction que de mettre en scène « la bulle », îlot d’athéisme et de gauchisme sur le territoire israélien. Alors que les films tournés à Jérusalem plongent souvent dans des milieux traditionalistes, les films situés à Tel-Aviv dessinent une tout autre image d’Israël ; celle d’une jeunesse en guerre contre la guerre, qui résiste à la politique gouvernementale à coup de « rave contre l’occupation ». Les héros de The Bubble distribuent des tracts dans la rue, se répartissent des tee-shirts en préparant une manifestation, et échangent leur foi en une coexistence pacifique avec les voisins arabes. Les attentats continuent. Eux aussi. Pour ces jeunes, juifs et palestiniens, hétérosexuels et homosexuels, la ville est un terrain de luttes et d’espérances amoureuses et politiques, indissociablement. Sur la plage, dans les restaurants, dans les cafés, ils dansent, festoient, s’embrassent, tout en sachant que la mort peut aussi les y saisir à tout moment, comme sur ces fameuses terrasses où ont explosé tant de bombes.

Outre ses deux premiers longs métrages (Yossi & Jagger [2004] sur des homosexuels dans Tsahal, et Tu marcheras sur l’eau [2004] qui remporta un franc succès en Israël en montrant une masculinité fragilisée), Fox est l’auteur d’une série télé délurée (Florentine) qui décrit une jeunesse heureuse et joueuse.

Quand j’étais enfant, il n’y avait à la télé que le point de vue des pionniers. J’ai pensé qu’il fallait envisager les difficultés propres à Israël au niveau des jeunes générations, montrer comment ils se comportent. Il y a chez eux une lutte constante entre l’espoir et le désespoir. […] Nombreux sont ceux qui ne veulent plus continuer à vivre comme ça. La bulle dans laquelle vivent ces jeunes, même si elle est coupée de la réalité est aussi, d’une certaine façon, une réaction positive, tournée vers la vie47.

Le Tel-Aviv bobo que filme Fox évoque Saint-Germain-des-Prés, tant la politique et le sexe font bon ménage dans les conversations des jeunes. Mais la précarité des existences n’a son pareil nulle part ailleurs. Chacun des personnages de The Bubble ressent la fragilité de « la bulle », soit parce qu’il a servi dans l’armée, soit parce qu’il fut témoin de l’un de ces « incidents » quotidiens aux points de passage avec les territoires occupés. On peut penser que leur jeunesse leur permet de se reconnaître dans les excès et le somnambulisme ambiant. Conscients que le pire est toujours possible, ils savent aussi que la mer n’est jamais loin, qui brasse les destins et offre à chacun un refuge provisoire. Du haut d’une colline, l’un des héros contemple la ville de nuit, en compagnie de son amant palestinien. Pourquoi les architectes n’ont-ils pas pensé à ouvrir la ville sur la mer ? Les grandes avenues parallèles à la mer et le front de mer bardé de grands blocs d’hôtels qui retiennent la brise marine semblent dresser la ville contre la mer. Étrange paradoxe d’une ville où la mer est omniprésente et presque invisible.

Le flux et le reflux

Etgar Keret et Shira Geffen, respectivement romancier et dramaturge48, ont investi la ville pour leur premier film (présenté à la Semaine de la critique à Cannes 2007, et lauréat de la Caméra d’or), et s’en sont inspirés en poètes. Nulle « image de Tel-Aviv » dans Les méduses. La démarche des auteurs est strictement inverse. Les visions qui composent le film leur sont soufflées par la ville. À moins que ce ne soit la mer. On imagine volontiers ces deux artistes l’oreille collée à un coquillage rendant en écho le souffle de la mer. Nul doute qu’ils lui doivent l’image motrice du film : les méduses que la mer charrie, dépose sur le rivage, et ravale un beau jour. Sous les dehors d’un film choral, qui suit la trajectoire de trois solitaires dans Tel-Aviv, Keret et Geffen ont réalisé une fable poétique et abstraite sur la précarité de l’existence. Ils sont guidés par une idée qu’ils déroulent en une grappe de visions : les méduses, leur apparition et leur disparition, leur incidence sur nos vies. Plutôt que de produire un tableau réaliste de la ville sur la base de portraits singuliers (comme le New York des malfrats de Scorsese), ils posent sur leurs personnages du film un regard inspiré par la ville, et par ce phénomène maritime qu’on devine familier des habitants de Tel-Aviv : la venue des méduses. Ici, les méduses n’envahissent pas la ville comme elles le feraient dans un film de science-fiction, mais elles pénètrent bien les esprits. Tout se passe comme si Tel-Aviv dictait aux personnages un comportement erratique – tous semblent portés par la vie – et au spectateur un point de vue sur eux. On pense au Paris des surréalistes, à la fois ancré dans une réalité sociale et poétisée ; à la manière dont la description des jets d’eau de la fontaine de Port-Royal épouse, dans Nadja de Breton, le cours des pensées de la jeune femme.

Keret et Geffen vivent à Tel-Aviv, et leur imaginaire s’est d’évidence nourri de sa topographie, en particulier de sa plage : des kilomètres de grosses vagues s’abattant bruyamment sur le rivage. Les habitants ont coutume de s’y promener, de courir les pieds dans l’eau, d’échanger à l’heure du déjeuner des passes de beach ball si énergiques qu’elles semblent presque rageuses. Ce bord de mer ne respire ni le calme ni la volupté. Le jeu y friserait plutôt l’affrontement, et la baignade y devient vite dangereuse. De cette influence maritime, des ruelles commerçantes, on ne voit presque rien dans Les méduses. Le front de mer bordé de grands hôtels et écrasé par le bruit des voitures, les appartements exigus, les ruelles anonymes, tous ces lieux de tournage sont comme déréalisés par une mise en scène qui parie sur l’onirisme. On y croise des êtres à demi-réels ; un pied sur terre et l’autre en mer. Dans leur dérive, la mer leur a lancé une bouée. Elle a mis sur leur route une méduse. Batya, qui gagne sa vie en servant dans des banquets de mariage, voit un jour sortir des eaux, littéralement, une fillette. Nue sous son immense bouée rayée blanche et rouge, la petite fille mutique la suivra quelques jours. Joy, une employée de maison philippine fraîchement débarquée en Israël cherche du travail auprès d’une agence de services49. Elle entre dans la vie des familles sans prévenir davantage, pour prendre soin d’un aîné. Enfin, une mystérieuse dame en noir, écrivain solitaire, croisée dans l’ascenseur d’un hôtel, fait irruption de manière aussi inattendue dans la vie de jeunes mariés, au cours d’une lune de miel passablement orageuse. Les cinéastes filment chaque fois l’apparition de ces méduses sur un mode magique : des portes d’ascenseur qui s’ouvrent sur la femme écrivain, les flots qui s’écartent pour donner naissance à une rouquine, une conversation impromptue dans un bureau d’agence d’intérim.

Mais voilà : la mer reprend comme elle a donné. Les méduses qui commandent le récit disparaissent comme elles sont apparues, dans une vapeur d’eau : happées par la mort, par l’appel du large, ou celui du pays d’origine. Le statut de l’enfant demeure d’ailleurs incertain jusqu’au bout : rêve ou réalité ? Peu importe, puisque le passage sur terre de ces méduses laisse des traces bien réelles. Il retisse des liens distendus, rapproche des êtres solitaires. Chacun de ces anges de cinéma sert de médiateur, réconciliant une jeune fille avec son passé (son père, ses vêtements et ses souvenirs d’enfance), une mère et sa fille qui n’osent même plus se toucher, deux jeunes mariés que les épreuves d’une lune de miel ratée ont déjà éloignés. Ces trois méduses réconciliatrices n’ont pourtant pas la parole facile ; la petite fille refuse obstinément de parler et n’émettra qu’un cri strident dans l’appartement de Batya, la Philippine ne comprend pas l’hébreu et articule un anglais approximatif, et la dame en noir qui compose des poèmes sur l’« opprobre éternel » se laisse engloutir par ses propres mots. Elles accusent par leur mutisme la difficulté des êtres qu’elles rencontrent à nouer un lien avec les autres, à trouver la juste temporalité de l’échange. L’ouverture du film faisait déjà de la communication une souffrance. Un déménageur klaxonne au volant d’un camion, impatient de partir, pendant qu’un jeune homme fait ses adieux à Batya. « Tu as quelque chose à me dire ? » Elle, silencieuse, murmure, mais trop tard : « Reste ». Avant que le titre du film apparaisse sur l’écran, une reprise de Piaf entonne déjà en hébreu « Quand il me prend dans ses bras … ».

Le cinéma offre peu d’arguments de fiction aussi abstraits et littéraires. Pourtant, les cinéastes réalisent la gageure de mettre en scène cette image poétique, si abstraite soit-elle. La métaphore des méduses s’incarne avec force dans des lumières bleutées, des atmosphères laiteuses, des plans composés comme des tableaux au trait minimaliste. On pense au Petit Prince de Saint-Exupéry (au texte en forme de fable autant qu’aux illustrations de l’auteur) : même solitude des êtres confrontés au vide cosmique, même prégnance du voyage (maritime ou interplanétaire), même mélange de simplicité enfantine et de profondeur existentielle. Le merveilleux, dont sont chargés la planète du petit prince et le désert où il échoue, vient du large dans Les méduses. Fort logiquement, les réalisateurs ont voulu faire de la mer leur « personnage principal ». C’est elle qui lie et délie les destins ; elle qui semble détenir les êtres en son sein, et les recracher sans prévenir ni de l’heure ni du lieu. Point névralgique où le récit puise sa dynamique, elle projette sur la ville son arbitraire et sa magie, au point d’investir progressivement tous les lieux : l’appartement de Batya où l’eau fuit du plafond mais n’arrive plus au robinet, la salle des banquets de mariage qui devient le théâtre de disparitions mystérieuses, l’hôtel où une femme écrivain traduit en poèmes son rêve de prendre le large. Chacun de ces lieux se transforme sous nos yeux, gagné petit à petit par la puissance onirique et arbitraire de l’élément marin.

Les cinéastes disent avoir « évité les plans larges et les lieux précis qui auraient pu identifier le décor à Tel-Aviv et donc au conflit israélo-palestinien ». Ils ne mettent pas en scène la ville. Tel-Aviv n’est pas l’objet du récit, pas même un prétexte à une méditation personnelle ou à une charge contre la politique du gouvernement, à peine un décor. Mais la mise en scène se révèle fondée sur des principes et des images qui sourdent de la ville : le flux et le reflux qui président au montage, l’arbitraire qui commande les rencontres aléatoires des personnages, et le récit disloqué dans son ensemble. Bien sûr, ces images font écho à la soumission de la ville aux dévastations causées par la guerre. L’image des méduses que les cinéastes endossent et dont ils se délectent, offre un point de vue sur la ville à la fois mortifère (les méduses qu’on aperçoit sur les plages sont à l’état de cadavres), aléatoire (les méduses apparaissent et disparaissent sur nos côtes sans qu’on se l’explique) et fataliste (inutile d’espérer retenir les méduses ou prévoir leur venue). Les méduses évoquent une société fragmentée, où les individus isolés ne parviennent guère à dominer leur destin, se sentent soumis aux aléas de négociations politiques qui leur échappent, soumis à l’Intifada, soumis aux attentats. Autour de cette image les cinéastes ont bâti un monde onirique qui reflète les incertitudes de toute une société.

La guerre, absente et présente

Les films tournés à Tel-Aviv sont probablement aussi divers que le cinéma israélien lui-même. Les méduses, qui projettent sur Tel-Aviv un imaginaire poétique, représentent sans doute la pointe extrême d’une tendance du jeune cinéma israélien à se réfugier dans la fiction. Nul doute que la réalité politique n’a pas pour autant déserté le cinéma israélien. Les cinéastes se gardent bien d’afficher une « neutralité » qui n’aurait guère de sens. Mais ils prennent le temps de regarder leurs personnages traverser l’histoire. The Bubble d’Eytan Fox, Free Zone d’Amos Gitaï, ou encore Beaufort (sur le conflit avec le Liban, qui valut l’Ours d’argent du meilleur réalisateur à Joseph Cedar à Berlin 2007) et La visite de la fanfare d’Eran Kolirin (sur la paix hésitante avec l’Égypte, prix Fipresci et coup de cœur du jury Un certain regard à Cannes 2007) se confrontent au conflit israélo-arabe. Le succès des films d’Amos Gitaï à l’étranger (particulièrement en France) semble avoir convaincu les cinéastes de l’efficacité de la critique des institutions et de la politique gouvernementale au cinéma. Certains, comme Dalia Hager et Vidi Bilu (Une jeunesse comme aucune autre, 2006), défendent donc ouvertement des valeurs de paix et de tolérance. Tout se passe alors comme si les productions nationales (qui jouissent, il est vrai, d’une bien maigre part de marché) étaient préservées du regard inquisiteur des militaires, du gouvernement ou des religieux ; comme si ces pouvoirs, éloignés de la culture, laissaient les milieux de gauche pacifistes investir à leur guise le champ cinématographique. Mais, à l’image de Fox dans The Bubble, qui peine à choisir entre comédie légère et fable politique puis verse dans la raideur nationaliste, le cinéma israélien hésite à aborder directement le conflit. Nadjari faisait une référence furtive à un attentat dans Avanim (2004) : l’amant que l’héroïne attend dans un hôtel entre midi et quatorze heures ne viendra pas, il a été fauché en pleine rue. À Tel-Aviv, les cinéastes accusent plus volontiers le blocage des mœurs et les violences socio-économiques. D’après Xavier Nataf, programmateur de « Regards sur le cinéma israélien » à Marseille,

l’intime est très présent dans le cinéma israélien d’aujourd’hui, après une vague de films sur le conflit israélo-palestinien dans les années 1990.

Les films tournés à Tel-Aviv font mentir l’image d’un cinéma âpre, revendicatif, asphyxié par la guerre. De toute évidence, les réalisateurs israéliens s’intéressent tout autant aux drames privés, à la filiation, à l’amour et à la vie au sein de cellules familiales tourmentées. Vu de France, le cinéma israélien semble moins « militant » que passionné de la réalité israélienne actuelle ; cette réalité dont Les méduses témoigne sur un mode poétique.

Élise Domenach

Indifférente, ou presque

Les jours passent, peut-être avec quelque dureté. Mais cela n’empêche pas les gens de poursuivre ce qu’ils font. Moi-même, je suis les affaires du monde avec sang-froid, aussi froid que cet hiver où, comme durant toutes les autres saisons, je commence mes journées en parcourant le plus d’informations possibles sur internet. Je lis principalement les gros titres qui résument généralement l’ensemble de l’article. Il ne me paraît donc pas nécessaire de le lire dans son intégralité. De toute façon, je vais oublier en quelques secondes le nombre de morts annoncés dans le titre. Était-ce 17 ou 23, je n’en suis plus tout à fait sûre maintenant. Peut-être en réalité s’agissait-il de 71 ou de 32 personnes tuées. Après tout, mon ordinateur est programmé pour lire les documents arabes, et il se peut qu’il ait changé l’ordre des chiffres en les lisant de droite à gauche plutôt que de gauche à droite. Je ne peux jamais être sûre mais ça m’est égal. De toute façon, j’aurais bientôt oublié tous ces chiffres, de la même manière que dans le passé, j’oubliais mon horoscope quelques minutes après l’avoir lu dans le journal. Car chaque jour présentait des spéculations astrologiques différentes, comme en ces temps-ci chaque jour présente son lot d’informations sur des bombardements ici, des affrontements là, et des morts par dizaines. Franchement, même si je voulais m’en rappeler je ne le pourrais pas, maintenant que mon sang est devenu froid.

Avoir du sang-froid est indispensable pour maintenir la volonté de poursuivre sa vie. Et avec détermination. Ainsi, si le monde entier s’effondre autour de moi, je ne m’effondrerai pas. Je poursuivrai ma journée comme d’habitude, avec fermeté et conviction. Et si la défaite croisait mon chemin, je me rappellerais que mon sang est froid et que la défaite m’est indifférente comme l’était le succès auparavant. Mon vrai succès réside dans mon aptitude à ne diriger ma vie ni vers le bonheur ni vers le désespoir mais plutôt dans un entre-deux neutre.

Quoi qu’il en soit, je dois avouer qu’il m’arrive parfois d’échouer. Récemment, cela s’est produit à deux reprises, comme aujourd’hui par exemple. J’ai failli mourir au réveil car, en regardant par la fenêtre, je n’ai pas vu le renard enroulé dans sa queue dormant dans les branches sèches des buissons derrière le jardin. J’ai pleuré fiévreusement avant de regagner mon sang-froid.

Cela fait plusieurs jours que j’observe ce renard dormir dans les buissons. Il me tient compagnie alors que je travaille toute la journée, résolue, assise à mon bureau. Et quand la nuit tombe, il se réveille et s’en va. Ce renard est mon seul et véritable ami.

Une nuit, je me suis même réveillée en pensant au renard, me demandant si je n’en étais pas tombée amoureuse, et si c’était normal pour une femme de tomber amoureuse d’un renard comme on tombe amoureux d’un être humain. L’idée m’effraya pour un temps, non pas tant le fait de tomber amoureuse d’un animal, mais la simple idée de tomber amoureuse, comme si cela pouvait démolir la forteresse d’indifférence dans laquelle je me suis emmurée avec tant d’efforts. Et soudain, ce matin, je découvre que je suis tombée dans le piège de ce renard rusé. Me voici pleurant son départ cruel.

Il y a quelques jours, je suis tombée dans un autre piège, qui fut la source d’une douleur semblable. Je parcourais les journaux comme d’habitude et, comme d’habitude, je ne lisais que les gros titres et notais le nombre de personnes tuées, qui se chiffrent souvent par dizaines. Tout d’un coup, je vis un titre qui faisait référence à un seul mort. Le logiciel arabe de mon ordinateur n’avait pu faire d’erreur puisque le chiffre « 1 » est « 1 » qu’on le lise de droite à gauche ou de gauche à droite. Je sentis ma main diriger la souris vers le titre de l’article et le sélectionner, l’article apparut alors dans sa totalité, et c’est là que je tombai dans le piège. Si je pouvais croire que tomber amoureuse d’un renard me serait moins douloureux que tomber amoureuse d’un être humain, de la même façon j’ai pensé qu’il serait moins douloureux de connaître les détails sur la mort d’une personne que de connaître les détails de la mort de dizaines de personnes. Dans cet article tiré du journal israélien Haaretz datant de quelques semaines, je lus ce qui suit :

Hier une patrouille des forces de défense israéliennes a tué par balle un jeune Palestinien de quinze ans qui tentait de pénétrer en Israël depuis la bande de Gaza. Deux autres adolescents ont été arrêtés et ramenés en territoire palestinien. L’incident a eu lieu tôt dans la matinée d’hier, les trois jeunes ont été repérés alors qu’ils rampaient vers le mur de séparation avec Israël près du passage de Kisufim. Une source de l’armée a expliqué que l’un des jeunes ne s’est pas arrêté quand on le lui a ordonné. La troupe a alors ouvert le feu, tuant l’adolescent. L’un des autres adolescents a été légèrement blessé avant d’être soigné à l’hôpital Soroka à Bersheva. Après interrogatoire, les deux jeunes ont été ramenés dans la bande de Gaza. Ils ont tous deux expliqué qu’ils essayaient d’entrer en Israël pour trouver du travail. Les règles d’engagement militaire auxquelles les patrouilles sont soumises autorisent l’ouverture du feu sur quiconque tente de passer le mur durant la nuit.

Je me répète l’histoire. Quinze ans, c’est moins que la moitié de mon âge.

Il quitte sa maison à l’aube avec deux autres amis pour chercher du travail hors de Gaza car il n’y a pas de travail à Gaza, que des coups de feu. Il projette probablement de donner l’argent à sa mère et elle saura comment le dépenser, il n’a que quinze ans après tout. Son père est sans emploi depuis plusieurs années maintenant. Il retrouve deux amis et ils se demandent ensemble quoi faire. Peut-être pourraient-ils trouver du travail hors de Gaza puisqu’il n’y a pas de travail à Gaza, seulement des coups de feu. Et les trois se décident. Dans le froid de l’aube, ils partiront. Juste un mur à traverser et ils auront quitté Gaza. Quinze ans ou moins.

On dit que les adolescents sont paresseux, mais on ne devrait jamais faire de généralités. Les voilà, ces trois adolescents quittant leur nuit sans sommeil, émergeant de sous leur couverture bien chaude dans le froid de l’aube, s’approchant du mur avec précaution, dans le noir de la nuit qui leur donne l’impression d’être cachés. Il fait froid. Mais derrière le mur, ils trouveront du travail, parce qu’il n’y a pas de travail à Gaza, seulement la mort.

Je ne connais même pas leurs noms. Je parcours les différents sites internet des journaux palestiniens pour au moins y trouver leurs noms que le journal israélien a omis de mentionner. Mais là, ils ne sont même pas évoqués. La nouvelle de la mort de cet adolescent n’a même pas été rapportée par les journaux palestiniens aux côtés de l’annonce de dizaines d’autres morts.

Je retourne à ce bref article qui a néanmoins suffi à me voler mon droit immuable d’exister.

Adania Shibli50

  • 1.

    Trois ouvrages récents s’interrogent sur les moyens de retrouver l’élan européen en insistant sur les accomplissements, trop sous-estimés, de la méthode européenne et sur l’importance de son histoire : Sylvie Goulard, le Coq et la perle. Cinquante ans d’Europe, Paris, Le Seuil, 2007 ; Pierre de Charentenay, Regagner l’Europe, préface de Jacques Barrot, Paris, Salvator, 2007 ; Henri Madelin, Refaire l’Europe. Le vieux et le neuf, préface de Jacques Delors, Paris, Éditions du Rocher, 2007.

  • 2.

    Renaud Dehousse, Florence Deloche-Gaudez, Olivier Duhamel (sous la dir. de), Élargissement. Comment l’Europe s’adapte, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Observatoire des institutions européennes », 2006.

  • 3.

    Professeur de philosophie à Stony Brook University, l’université de New York. Auteur de la Démocratie à l’épreuve (Paris, Buchet-Chastel). Cet article est tout d’abord paru dans Ouest-France, le 6 juillet 2007.

  • 4.

    La ministre de la Culture a récemment encore rappelé l’urgence de « faire entrer les artistes à l’école », une manière de développer la créativité des enfants tout en conférant une fonction sociale utile aux intermittents du spectacle.

  • 5.

    Voir l’article de Matthias Leridon, « France 2006 : où sont passées les élites ? », dans l’État de l’opinion, Paris, Le Seuil, 2006, p. 121-139.

  • 6.

    Pour 73 % des Français, le passage à la télévision est le signe le plus sûr d’appartenance à la France d’en haut (dans M. Leridon, « France 2006 … », art. cité). Un média dont il faut noter, ce qui n’est pas rassurant pour nos nouvelles élites, qu’il est en même temps le moins crédible aux yeux de l’opinion.

  • 7.

    Cité par Édouard Papet, dans le catalogue Praxitèle, Paris, Musée du Louvre éd./Somogy, 2007, p. 369.

  • 8.

    Jean-Luc Martinez, catalogue Praxitèle, op. cit., p. 334.

  • 9.

    Linda Nochlin, « L’Orient imaginaire », dans les Politiques de la vision (1989), Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 76.

  • 10.

    Ces lignes ne pouvaient être que de Stendhal, dans son Histoire de la peinture en Italie (1817), Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 30-31.

  • 11.

    Toujours l’inépuisable Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 3.

  • 12.

    « Le petit Journal des grandes expositions », Praxitèle, p. 6.

  • 13.

    Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1952, p. 111-112.

  • 14.

    Sans tomber dans la nouvelle idolâtrie qui entoure ce tableau depuis qu’Orsay l’expose à tous les regards (et force est de constater que le public lui accorde le même intérêt et la même indifférence qu’aux autres …), on admirera le courage tranquille et la radicale candeur de Courbet, un des rares avec Lucrèce, Hugo ou Primatice (ou encore La Mettrie) à ressentir la grande respiration érotique du monde.

  • 15.

    Hésiode, Théogonie, vers 188-198. Le caractère violent de cette genèse semble bien inhérent à la nature même de la déesse de la Beauté, puisqu’on la retrouve toujours dans ses résurgences modernes, tant sous la forme plastico-littéraire choisie par Politien dans ses Stanze (où il « décrit » une suite de statues) que picturale pure chez Botticelli, ou encore dans sa condensation en un sonnet chez Heredia, où la chute se fait franchement oxymorique : « Mais le Ciel fit pleuvoir sa virile rosée, /L’océan s’entr’ouvrit, et dans sa nudité/Radieuse, émergeant de l’écume embrasée, /Dans le sang d’Ouranos fleurit Aphrodité. »

  • 16.

    C’est aussi celle que connaît la sirène Lighea dans la nouvelle insolite de Lampedusa, le Professeur et la sirène (1955) : « Ce sourire-là n’exprimait que lui-même, c’est-à-dire une joie d’exister presqu’animale, une allégresse quasi divine » (Paris, Le Seuil, coll. « Points Romans », p. 147).

  • 17.

    « Aphrodite elle-même posa la loi et l’ordre, porteurs de la limite », Platon, Philèbe, 26 b.

  • 18.

    Pline, Histoire naturelle, XXXVI, 21-22, cité au catalogue, p. 424.

  • 19.

    Un héros du pseudo-Lucien, qui, avant de voir l’Aphrodite de Cnide « l’aurait volontiers échangée contre l’Éros de Thespies », est séduit par son dos parfait et se jette sur elle enthéastikôs : « comme un possédé ». Cité par Jackie Pigeaud, Praxitèle, Dilecta, 2007, p. 17.

  • 20.

    Cité par J. Pigeaud, op. cit., p. 24.

  • 21.

    Michel Leiris l’a compris, et exprimé de la même manière. « En 1927, me trouvant à Olympie, je ne pus résister au désir d’offrir une libation d’un certain ordre aux ruines du temple de Zeus. J’avais nettement l’idée – pas du tout littéraire, mais vraiment spontanée – qu’il s’agissait d’un sacrifice, avec tout ce que ce mot « sacrifice » comporte de mystique et de grisant », l’Âge d’homme (1946), Paris, Gallimard, 1964, p. 62. Rien d’étonnant, bien sûr, chez le compagnon de Masson et Bataille, le poète de Haut mal, le fureteur de « Sacré dans la vie quotidienne » et l’analyste complice de la Possession et ses aspects théâtraux.

  • 22.

    Anthologie grecque, citée au catalogue Praxitèle, p. 423.

  • 23.

    « L’action meurtrière d’Apollon s’exerce moyennant la flèche et sa trajectoire. Toutefois la divination est elle aussi un instrument par lequel Apollon exerce sa puissance. Le don est aussi un trait. La célèbre obscurité de l’oracle pythique le confirme, et l’exercice de cette puissance advient de façon cruelle, indirecte, hostile », Giorgio Colli, la Sagesse grecque, t. I (1977), Combas, Éd. de l’Éclat, 1990, p. 26.

  • 24.

    Catalogue Praxitèle, p. 127.

  • 25.

    Lampedusa, le Professeur et la sirène, op. cit., p. 127.

  • 26.

    Ibid., p. 128.

  • 27.

    « L’homme est l’animal qui va au cinéma. Il s’intéresse aux images une fois qu’il a reconnu que ce ne sont pas des êtres véritables … Les animaux s’intéressent beaucoup aux images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. Quand l’animal se rend compte qu’il s’agit d’une image, il s’en désintéresse totalement », Giorgio Agamben, Image et mémoire, Paris, Haëbeke, 1998, p. 66.

  • 28.

    Aby Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine » (1902), Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, p. 103-135.

  • 29.

    André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1985, p. 9-17. Le cinéma : peut-être la culture gréco-latine y était-elle préparée car ses dieux et leurs images ne disparaissent jamais entièrement, du fait de leur extrême plasticité. Religion sans dogme ni credo, ni clergé séparé de l’ensemble des citoyens ; dieux multiples, anthropomorphes et polymorphes (Dionysos reste lui-même tout en s’incarnant aussi bien en homme mûr barbu qu’en éphèbe efféminé) : cette souplesse de formes et de fonctions leur garantit de ne jamais mourir vraiment. Enclos dans leurs images comme dans des chrysalides, ils se raniment à la moindre occasion. Warburg a justement remarqué que les parois de sarcophages antiques, fixés sur la façade de la villa Médicis à Rome « comme sur une pellicule en mouvement », sont la preuve matérielle que le monde des divinités païennes s’est conservé physiquement jusque dans les temps modernes. Voir Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 33.

  • 30.

    Jean Ducat, parlant des Bronzes de Riace, dans Kostas Papaioannou, l’Art grec, Paris, Citadelles et Mazenod, 1993, p. 327. Stendhal, lui, ne l’avait pas oublié. « Où se trouvent les anciens Grecs ? Ce n’est pas dans le coin obscur d’une vaste bibliothèque […] ; mais un fusil à la main, dans les forêts d’Amérique, chassant avec les sauvages de l’Ouabache. Le climat est moins heureux ; mais voilà où sont les Achille et les Hercule », Histoire de la peinture en Italie, op. cit., livre IV, chap. LXX, p. 239.

  • 31.

    « Le petit Journal », Praxitèle, p. 14.

  • 32.

    Paolo Moreno, I bronzi di Riace, Milan, Electa, 1998 ; trad. fr., Paris, Gallimard, 1999.

  • 33.

    Platon, Philèbe, 45 a et Sophocle, Œdipe roi, vers 192.

  • 34.

    Jean Bollack, l’ Œdipe roi de Sophocle, Lille, Pul, 1990, vol. I, p. 193 (vers 190-192) et p. 195 (vers 212-215).

  • 35.

    J. Bollack, l’ Œdipe roi …, op. cit.

  • 36.

    G. Colli, la Sagesse grecque, t. I, op. cit., p. 15-16. Encore une rencontre avec la sirène Lighea : « C’était à la fois un animal et une immortelle, et il est dommage de ne pouvoir constamment rendre par des mots cette synthèse que son corps exprimait avec une simplicité absolue … » (Lampedusa, le Professeur et la sirène, op. cit., p. 151).

  • 37.

    Cette ambivalence a pu induire en erreur au point que certaines têtes de Sauroctone se sont retrouvées montées sur des bustes de divinités féminines

  • 38.

    G. Colli, la Sagesse grecque, t. I, op. cit., p. 45.

  • 39.

    Jean-Luc Martinez, catalogue, p. 242.

  • 40.

    Cartouches gauloises (1 h 32), film franco-algérien de Mehdi Charef, avec Hamada (Ali), Thomas Millet (Nico), Zahia Said (Aicha), Bonnafet Tarbouriech (le chef de gare). Sortie : 8 août 2007.

  • 41.

    Le Thé au harem d’Archimède (1985, six prix, dont le prix Jean Vigo), Miss Mona (1986), Camomille (1988), Au pays des Juliets (1992), Marie-Line (2000, voir Esprit, janvier 2001, p. 208 sq.), La fille de Keltoum (2002, voir Esprit, mars-avril 2002, p. 363 sq.).

  • 42.

    Le Thé au harem d’Archi Ahmed (1983), le Harki de Meriem (1988), la Maison d’Alexina (1999). Ces trois titres sont réédités chez Gallimard, coll. « Folio ».

  • 43.

    Cette citation et la suivante sont tirées d’un entretien avec l’auteur, au printemps 2006.

  • 44.

    Ses souvenirs d’adolescence en France, Mehdi Charef les a racontés dans un livre à peine romancé, le Thé au harem d’Archi Ahmed. On l’y voit sombrer dans une semi-délinquance. Le récit s’arrête avant qu’il ne s’en sorte à force de volonté. De dix-huit à trente et un ans, il travaille en usine. Sur le conseil de Georges Conchon, il apporte son premier roman au Mercure de France, qui l’édite. Grâce à Costa Gavras et à sa femme, Michèle Ray-Gavras, ce livre devient son premier film : Le Thé au harem d’Archimède.

  • 45.

    Cette citation et les suivantes sont tirées d’un entretien avec l’auteur, le 2 juillet 2007.

  • 46.

    Les méduses [Meduzot] (Israël, 2007, 1 h 18). Réal. : Etgar Keret et Shira Geffen. Scén. : Shira Geffen. Image : Antoine Héberlé Afc. Mont. : Sasha Franklin et François Gédigier. Mus. : Christophe Bowen et Grégoire Hetzel. Son : Gil Toren, Olivier Dô Hùu et Aviv Adelma. Déc. : Avi Fahima. Cost. : Li Alembik. Prod. : Yaël Fogiel et Laetitia Gonzalez (Les Films du poisson), Amir Harel et Ayelet Kait (Lama Productions). Interprétation : Sarah Adler (Batya), Nikol Leidman (la petite fille), Gera Sandler (Michaël), Noa Knoller (Keren), Manenita De Latorre (Joy), Zaharira Harifai (Malka), Ilanit Ben Yaakov (Galia).

  • 47.

    Libération, 4 juillet 2007.

  • 48.

    Etgar Keret, 40 ans, est l’un des écrivains israéliens les plus populaires de sa génération, réputé pour ses nouvelles, Gaza Blues, la Colo de Kneller, Crise d’asthme ou Un homme sans tête, best-sellers en Israël (traduites chez Actes Sud). Shira Geffen, coréalisatrice et scénariste du film, fait également partie des auteurs, dramaturges et metteurs en scène les plus créatifs et actifs du moment.

  • 49.

    Amos Gitaï mettait déjà en scène une garde-malade philippine dans Alila en 2003.

  • 50.

    Voir Adania Shibli, « Check point », Esprit, octobre 2002.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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