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Le mariage et les ramifications du droit

février 2013

Le « mariage pour tous » est une transformation de l’institution matrimoniale et de la famille. Mais qu’exprime-t-il de notre manière de faire société ? Est-il l’aboutissement d’une instrumentalisation exacerbée du droit ou traduit-il la recherche de formes d’alliance répondant à la grande précarité des liens affectifs et filiaux ?

Nous voilà donc au milieu du débat sur le « mariage pour tous », au moment où la revendication portant sur le couple est détachée d’une loi sur la famille, annoncée pour le printemps, au moment aussi où la montée en force du débat a davantage bloqué les positions et durci les arguments qu’elle n’a permis de mettre en perspectives les attentes des uns et les inquiétudes des autres. Telle est la logique militante de mobilisation qui s’est imposée dans une matière qui supporte pourtant assez mal les oppositions binaires et les montées en généralité, là où les catégories juridiques, pour abstraites qu’elles paraissent, renvoient toujours à des situations humaines, à des parcours de vie, des souvenirs, des espoirs, des rencontres.

Un débat réussi ?

En choisissant un argumentaire minimal et simpliste sur le thème de la « discrimination », en pensant que le projet était gagné d’avance, le gouvernement s’est privé d’une progression qualitative de son registre d’argumentation, qui lui fait défaut aujourd’hui, alors que la mobilisation contre ce projet s’est montrée plus forte, sinon plus large, que prévu. Le discours officiel consistait à minimiser la portée de la loi, pour disqualifier d’avance la critique, en affirmant qu’on ne pouvait pas être contre une loi qui ne changeait rien au mariage, sinon qu’il le rendait accessible à ceux qui en avaient été refoulés sans raison. La rhétorique militante du mariage et de l’adoption « pour tous » fait comme s’il n’existait pas des conditions juridiques précises (d’âge, de degré de parenté, de nationalité…) pour se marier ou adopter. Il était, en particulier, insuffisant de parler de « discrimination », puisque s’il ne s’agissait que d’une différence de traitement dans des situations analogues, il n’y aurait pas besoin de changer le texte de loi. Or, c’est bien la définition même du mariage qui est transformée dans la loi.

L’insuffisance de cet argumentaire était aggravée par le flou du projet et par les ajustements successifs entre les propos de campagne et les premières annonces officielles, entre les projets concurrents de la Chancellerie et de la ministre déléguée chargée de la famille, entre le gouvernement et le groupe socialiste de l’Assemblée… Enfin, le gouvernement a laissé trop longtemps des incertitudes sur la portée de ses intentions et n’a pas bien précisé le périmètre de la réforme : sur quels sujets veut-il légiférer ? Va-t-il changer les règles de l’adoption ? Va-t-il ouvrir l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes ? Va-t-il légaliser la gestation pour autrui ? En distinguant deux projets de loi, l’un sur le mariage, l’autre sur la famille, veut-il distinguer mariage et filiation ? Et dans ce cas, a-t-il mesuré la portée de la réforme dans l’ensemble de notre droit ?

Il est au final remarquable que ce débat si mal engagé (ce qui n’excuse en rien les propos injurieux et les éternels clichés sur l’homosexualité qui se sont donné libre cours) ait pu intéresser aussi largement, malgré une première mise en forme qui tendait à opposer caricaturalement des « discriminés » et des « homophobes ».

Que peut-on attendre du droit ?

La responsabilité qui incombe au législateur est de mesurer la portée d’un changement de loi dans la ramification complexe du droit. Faute de quoi, il crée une insécurité juridique dont le citoyen peut légitimement s’inquiéter et il ouvre un large champ de contentieux devant les tribunaux. En effet, si le droit n’est pas un ensemble immuable, il exige, par l’interdépendance des questions et des règles qu’il manifeste et organise, une cohérence des dispositions. C’est pourquoi l’argument relativiste par les comparaisons internationales ou ethnologiques n’est pas convaincant. En effet, s’il est facile de montrer qu’une disposition de notre droit est relative parce que très différente dans un autre pays, il n’en reste pas moins que tous les systèmes juridiques portent une exigence de cohérence. Il en va de même pour la comparaison des systèmes familiaux, dont la patiente description structurale a marqué l’ethnologie française depuis Claude Lévi-Strauss. On peut montrer qu’il existe d’autres manières d’organiser la parenté que celle qui prévaut chez nous, avec d’autres règles de succession, d’autres modes d’établissement de la filiation, d’autres interdits… Mais, partout, nous apprennent ces études, ces règles font système. Cela ne signifie pas que notre système de parenté serait une structure immuable. Mais que tout élément trouve sa signification par sa place relative vis-à-vis des autres éléments de l’ensemble, si bien qu’on ne peut isoler et déplacer un élément sans redistribuer la totalité des rapports de signification du système. C’est pourquoi on ne peut pas changer un aspect de notre droit du mariage et de la filiation sans s’interroger sur la manière dont cette évolution signifie nécessairement un changement pour l’ensemble de nos conceptions de l’individu, de son inscription dans une histoire, une généalogie, un réseau de dépendances et d’obligations. L’argument relativiste est donc réversible : il montre qu’on peut changer, puisqu’en d’autres temps et d’autres lieux, d’autres dispositifs sont possibles, mais il rappelle simultanément que rien n’est indifférent et qu’aucun droit n’est composite ni livré à une suite rhapsodique d’improvisations législatives. Le droit est peut-être « flexible » (selon l’expression de Jean Carbonnier, à qui l’on doit la réorganisation du droit de la famille des années 19701), mais il est aussi un artefact qui s’oblige lui-même à une règle de non-contradiction. Ce qui le distingue d’une série de contrats particuliers sans portée générale, où tout est soumis à la discrétion ou à la fantaisie des contractants.

Mais l’argument symétriquement opposé de l’« ordre symbolique » ne permet pas de construire des arguments beaucoup plus convaincants (ce qui n’est peut-être pas son rôle2). En effet, l’idée que l’ordre juridique n’est pas seulement issu des volontés, forcément fluctuantes, mais qu’il exprime une dimension du sens qui va au-delà de nos décisions ne permet pas de savoir dans quelle mesure nous devons tenir compte des prescriptions de cet ordre supérieur de significations. Car on ne sait pas si cet ordre symbolique excède, quoi qu’il arrive, les arrangements aléatoires de nos décisions et offre aux individus les repères du sens – la Langue, le Réel, le Nom du Père… – au-delà de leurs égarements personnels ou si le Signifiant peut être lui-même troublé, lésé, par des choix législatifs, bien qu’il soit en principe inaccessible et inaltérable. Le recours à l’ordre symbolique, par ailleurs, n’est pas indispensable : le droit possède ses propres ressources pour éviter une évolution « au fil de l’eau », il existe des principes généraux du droit, une hiérarchie des normes et une interdépendance des règles.

Le mariage et l’adoption

Faut-il pour autant laisser le terrain aux juristes ? Non, mais si l’on veut éviter tant le sociologisme facile de l’« adaptation de la loi aux mœurs », lequel réduit le droit à une machinerie, que le couperet du Symbolique, qui renvoie les revendications des couples de même sexe à une forme de pathologie, il faut s’aventurer dans les conséquences juridiques qui découleraient d’une redéfinition du mariage. L’une d’elles est la possibilité d’adopter, qui, à coup sûr, mais on le dit peu, sortira transformée de la nouvelle loi. Car le droit français de l’adoption plénière s’appuie sur une fiction pseudo-procréative qui fait des parents adoptants les seuls parents. Et ce modèle de fiction juridique intervient également par extension pour la procréation médicalement assistée et pour la gestation pour autrui (qui n’est pas légale en France), où l’intervention des tiers est complètement effacée de l’histoire de l’enfant3. C’est pourquoi certains s’inquiètent aujourd’hui de la création de « fictions identitaires » si l’on appliquait la conception pseudo-procréative aux couples de même sexe4. Il faut remarquer que l’adoption conjointe plénière, si elle était ouverte par le changement de la loi, risquerait de s’apparenter à une promesse lourde de désillusions futures, car le nombre d’enfants à adopter est faible en France et le recours à l’adoption internationale sans perspectives réelles. En effet, les pays où des enfants sont proposés à l’adoption déterminent souverainement les conditions dans lesquelles ils acceptent les demandes d’adoption et rejettent, pour le moment, l’adoption par des couples de même sexe5.

Que va-t-il donc se passer dans l’adoption ? Le modèle de l’adoption plénière sera remis en cause s’il est élargi aux couples de même sexe, dans la mesure où il sera impossible de maintenir la construction actuelle qui efface les origines de l’enfant et établit les parents adoptants comme géniteurs. C’est pourquoi, on peut préférer, comme le fait l’Union nationale des associations familiales (Unaf), le recours à l’adoption simple, qui reconnaît la coexistence des parents de naissance et des parents adoptants. Dans sa contribution publiée ici et dans le travail collectif qu’elle a mené, en réponse au dossier de l’Unaf, avec une série de chercheurs, Irène Théry privilégie plutôt une évolution de l’adoption plénière et une rupture avec la tradition du secret qui l’entoure, au profit d’une nouvelle conception de « pluriparenté ». Dans ce sens, Laurence Brunet, qui signe dans le colloque de l’Ehess la contribution sur l’adoption, discerne dans la démarche des couples de même sexe une demande qui accompagne une maturation en cours de la conception de l’adoption, qui « prend ses distances avec le modèle procréatif », ne cherche pas à réécrire l’histoire de l’enfant à son insu, ce qui devance, peut-être de manière volontariste, les évolutions en cours6 : « les couples de même sexe n’ont en effet aucunement la tentation de prétendre avoir engendré l’enfant », assertion qui est autant une évidence qu’une sorte de pari ; une évidence parce que ces couples ne pourront pas faire croire l’impossible à leurs enfants (ce que nombre de psychanalystes craignent avant tout) mais aussi un pari parce que les témoignages qu’on a pu lire dans la presse à propos de la démarche d’adoption des couples de même sexe ne vont pas dans le sens de la transparence dont les chercheurs nous annoncent l’avènement prochain : c’est bien un projet de couple, à deux, « pas à trois ou quatre », qui est valorisé7.

En tout état de cause, une évolution importante aura lieu dans le système de l’adoption, soit par un recours plus large à l’adoption simple, en acceptant que les parents adoptifs ne soient pas désignés comme le couple procréatif, soit en restant dans le cadre de l’adoption plénière, mais en le transformant profondément, ce qui aura un impact, qui n’est pas encore évoqué, sur l’adoption par des célibataires, le profil des enfants adoptables et l’accouchement sous X.

Le choix du commun

Ce qui reste hors champ, dans ce débat juridique pointu, c’est l’ampleur des bricolages relationnels dans lesquels les individus sont pris à travers des histoires personnelles, familiales, amoureuses, conjugales et identitaires complexes. Le monde psy est divisé, alarmiste ou rassurant, sur la manière dont les uns et les autres, enfants et adultes, femmes et hommes, « négocient » les recompositions familiales. Sans doute beaucoup de positions personnelles sont-elles surdéterminées par une inquiétude plus générale sur l’importance des divorces, la difficulté du droit à donner un statut (et même un nom) au parent tiers, la fragilisation des liens conjugaux et familiaux, dans le mariage et en dehors. Les interventions publiques ont pu donner la curieuse impression que toute la conjugalité relevait du mariage, comme si le concubinage était hors jeu, et que l’institution maritale restait une institution stable. Ce qui n’est pas tout à fait neuf, car les situations familiales ont toujours été tissées d’histoires cachées, d’arrangements privés, de secrets de famille. Reste qu’il n’est pas dans l’intérêt de la société de laisser des personnes s’installer dans des situations juridiquement précaires. L’intérêt collectif est que les liens entre individus ne soient pas fragilisés par les bricolages normatifs qu’ils ne cessent d’improviser, comme les couples faisant des assistances médicales à la procréation ou des gestations pour autrui à l’étranger et qui ne parviennent pas à faire reconnaître leur lien juridique à l’enfant qu’ils élèvent de manière stable. Il faudra y revenir au moment de la loi sur la famille, car l’activisme individuel, appuyé par la technicisation de la naissance et une vision naïvement biologisante des liens familiaux, ne peut pas justifier à lui seul des évolutions majeures de nos principes juridiques.

Mais comment comprendre ces aventures individuelles sur les franges des garanties juridiques ? On peut y voir une des formes de l’individualisme contemporain, marqué par la démesure et l’instrumentalisation du droit, vu comme un ensemble de ressources mis à disposition des intérêts privés. Pourtant, ces personnes qui s’exposent au non-droit le font pour revendiquer qu’elles sont « comme les autres ». En ce sens, elles ne réclament pas un statut d’exception. Revendiquer le mariage, c’est adopter une stratégie de banalisation qui permet de recréer du commun. Ainsi, une telle revendication individuelle ne se situe plus dans le registre de l’émancipation individualiste, pour laquelle revendiquer le mariage était d’un passéisme éculé. C’est bien un changement de ton, largement remarqué, où transparaissent la conscience de la précarité des liens et la perspective de les assurer et non de les dénouer. Si l’on manque cette potentialité des demandes actuelles, on s’en remet à une vision crépusculaire d’une société qui se défait, autant par angélisme juridique que par égoïsme calculateur. Il peut paraître paradoxal qu’une prise en compte plus réaliste et plus juste des liens conjugaux et familiaux contemporains passe par une forme de déliaison entre mariage et filiations, mais c’est la contrepartie d’une évolution de long terme du mariage qu’on ne peut faire mine de découvrir soudainement aujourd’hui, comme le font les défenseurs du mariage traditionnel.

Fallait-il que le monde catholique, sur fond de convergence d’analyse avec l’ensemble des responsables des autres confessions, soit en première ligne sur ce sujet ? Les textes officiels, comme la contribution du conseil « famille et société » de la conférence des évêques de France, ont voulu apporter une contribution non pas théologique mais formulée dans les termes mêmes du débat séculier. Le bilan de son apport sera maigre. Avec quelle conséquence sur le poids de sa parole publique ? L’Église de France avait adopté, non sans mal, une vision positive de la sécularisation, où les contours de la société laïque restaient marqués par la tradition, même si le croyant n’était plus solidaire de fait d’une forme sociale déterminée. L’interprétation du mouvement de sécularisation ne sera-t-elle pas désormais plus inquiète ? Le cas du mariage était emblématique puisque mariage religieux et mariage civil coexistaient sans difficulté. Le choix du mariage religieux y gagnait la valeur d’une affirmation personnelle, l’expression d’une libre adhésion intérieure, qui n’avait cependant pas de coût social.

Désormais, le choix du mariage religieux changera, lui aussi, de sens, en étant sans doute plus affirmatif, plus distinct qu’auparavant du mariage civil puisque réservé aux couples de sexe opposé. Et l’échec du rôle de suppléance défendu dans ce dossier par l’Église, c’est-à-dire la responsabilité d’apporter des arguments juridiques, anthropologiques ou psychanalytiques, pour contribuer au débat commun plutôt que de défendre un pré carré, laissera des marques. Il risque de pousser une Église déjà trop tentée par le discours de la contre-société à s’éloigner des préoccupations politiques communes. Mais ce retrait dans un entre-soi spirituel ferait perdre un mouvement dialectique précieux entre le for intérieur et l’engagement pour le commun.

  • 1.

    Jean Carbonnier, Flexible droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, Lgdj, 1969.

  • 2.

    Pierre Zaoui, « L’ordre symbolique au fondement de quelle autorité ? », Esprit, mars-avril 2005.

  • 3.

    Voir notre dossier, « La filiation saisie par la biomédecine », Esprit, mai 2009.

  • 4.

    Union nationale des associations familiales, « Les questions du mariage, de la filiation et de l’autorité parentale pour les couples de même sexe », Dossier d’analyse, 29 octobre 2012, www.unaf.fr

  • 5.

    Voir « Le droit à l’adoption conjointe risque de rester théorique », Le Monde, 30 juin 2012 et Marie-Blanche Tahon, « Mariage homosexuel, bimaternité et égalité : la loi québécoise instituant l’union civile », Recherches familiales, février 2005.

  • 6.

    Laurence Brunet, « L’adoption au sein des couples de même sexe : une “falsification” de la réalité ? » dans « Mariage des personnes de même sexe et filiation : le projet de loi au prisme des sciences sociales », Les Cercles de formation de l’Ehess, 16 janvier 2013, http://www.ehess.fr/fr/formation-continue/manifestations-publiques/mariage/

  • 7.

    « Homos, comment elles sont devenues mères », Le Monde, 18-19 novembre 2012.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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