Manipulation ou saturation médiatique ?
Alors que les journalistes s’inquiètent des risques de pression du pouvoir sur leur travail, un autre défi posé par l’omniprésence du chef de l’État touche directement à la qualité de leur travail. Quel recul le journalisme politique est-il encore capable de prendre vis-à-vis du rythme imposé par l’Élysée, alors même qu’il peut se sentir conforté par une ambiance de surchauffe qu’il ne faut pas confondre trop vite avec une réhabilitation de l’action politique ?
La densité des relations personnelles entretenues par Nicolas Sarkozy dans le monde des médias est exceptionnelle, même au regard des niveaux de connivence et d’endogamie déjà particulièrement élevés qui distinguent la France. La presse et l’audiovisuel se trouvent donc confrontés à une situation inédite, dans laquelle craintes de pressions, recherche de l’information et déontologie professionnelle se confrontent avec une intensité rare, mettant au défi les médias français de réviser leur mode de fonctionnement pour ne pas succomber à une stratégie de communication qui fait fond sur leurs défauts. Ce défi intervient en outre dans un contexte de bouleversement profond du monde des médias lui-même et de fragilisation du journalisme politique. Si les inquiétudes des journalistes et des lecteurs en ce qui concerne l’indépendance vis-à-vis du pouvoir doivent être mises en exergue, la question de fond reste celle de la qualité du travail journalistique, mise sur la sellette par l’activisme du président, mais à coup sûr aussi ultime rempart pour la crédibilité des journalistes.
Une osmose sociologique
Nicolas Sarkozy ne cache pas sa familiarité avec le monde des médias. La proximité avec les grands patrons des médias est ouverte, revendiquée, ostentatoire. Maire de Neuilly depuis 1983, il a eu 25 ans pour courtiser les dirigeants des médias, des animateurs vedettes, des figures du show-biz, ce qui a favorisé une lente osmose sociologique et culturelle1. Martin Bouygues (TF1) et Bernard Arnault (Lvmh, La Tribune et bientôt sans doute Les Échos) étaient témoins de son mariage, Vincent Bolloré (Direct 8 et Matin Plus) qui cherche à se développer dans les médias est un proche, Arnaud Lagardère (Paris-Match, Europe 1, Le Journal du dimanche, Elle, actionnaire significatif du Monde) le présente comme « son frère »… En tant qu’avocat d’affaires, il a eu l’occasion de travailler pour la famille Dassault et pour Martin Bouygues. Ministre du Budget d’Édouard Balladur (1993-1995), il avait la tutelle sur les finances de la Télévision publique et gérait une partie des aides à la presse. Mais il a surtout parfait sa connaissance du milieu et des dossiers quand il a repris le portefeuille de la communication (1994-1995), en témoignant, là comme ailleurs, d’une grande activité. Il était simultanément porte-parole du gouvernement et, à ce titre, en contact suivi avec les journalistes politiques. Depuis, il n’a cessé d’entretenir des relations tant avec des journalistes (qui sont nombreux à avoir écrit des livres sur lui2) qu’avec les patrons de presse (ou leurs proches, comme Alain Minc). Sa connaissance réelle des dossiers, sa familiarité (tutoiement, bise), sa disponibilité (téléphone portable vissé à l’oreille) et son attention aux détails (messages et sms personnels en abondance) font de lui un « professionnel des médias ». Il sait jouer alternativement les registres de la séduction ou du rapport de force, il n’esquive pas la confrontation directe tout en montrant une (feinte) indifférence à ce qu’écrivent les journaux à son sujet. Bien rodée, sa méthode consiste, selon un des journalistes chargés de le suivre, à « surjouer la connivence pour mieux déjouer la critique3 ».
Son entourage immédiat montre une grande mobilité pour passer d’un milieu à l’autre, ainsi de Laurent Solly, son directeur adjoint de campagne, passé à la direction générale de TF1, ou Catherine Pégard, journaliste politique du Point, qui fait partie de son équipe rapprochée à l’Élysée. C’est dire que Nicolas Sarkozy ne se fie pas à une seule ligne stratégique dans son rapport aux médias. Il joue de toutes les modalités simultanément. En ce sens, il a pris acte du changement du monde des médias, qui n’est pas dominé par un seul lieu d’expression et il se garde bien de ne privilégier que la presse quotidienne parisienne ou l’audiovisuel public au détriment des autres supports. Le temps n’est plus à la stratégie prêtée à Édouard Balladur au milieu des années 1990, quand les chiraquiens lui reprochaient sa double proximité avec TF1 et avec Le Monde. Miser sur la télé du peuple et sur le quotidien de l’élite, c’était considérer qu’il existait une hiérarchie des médias, en termes de notoriété et d’audience, et par conséquent une priorité de la communication vers des organes privilégiés. Aujourd’hui, ce paysage est éclaté : les audiences fortes des chaînes généralistes s’érodent au profit des nouvelles chaînes thématiques (Tnt, satellite, câble et internet), la presse écrite peine à garder ses lecteurs face aux gratuits et à l’information en ligne. Le récit de la dernière campagne présidentielle était scandé par Le Parisien, plus bref et plus fiable que les longs éditoriaux politiques du Figaro, du Monde ou de Libération. La personnalisation des campagnes a également donné un rôle, inattendu à ce niveau, à des magazines dédiés aux « célébrités » comme Paris-Match. On ne peut plus prétendre contrôler la pyramide de l’info par la pointe, car les lecteurs ne distinguent plus clairement un palmarès de la notoriété des publications ou de leur sérieux. D’autre part, les logiques de réseaux et de médias multisupports (supports traditionnels et en ligne, déclinaisons en magazine, partenariats…) instaurent de nouvelles règles de relations entre les organes d’information : les journaux traitent des thèmes de magazine tout en cherchant à présenter l’info continue sur leur site internet. Bref, non seulement on n’en est plus au risque du contrôle à la Peyreffite mais la disparition d’un média dominant et même d’une hiérarchie des médias compliquerait une tentative de noyautage ou d’influence occulte. Pour autant, le soupçon taraude l’opinion, qui considère à 62 %, si l’on en croit une enquête, que les médias sont « totalement ou plutôt dépendants » du pouvoir politique et à 37 % (53 % des sympathisants de gauche) qu’ils le sont encore plus depuis l’élection de Nicolas Sarkozy4.
Une stratégie adaptée aux nouveaux médias
Après avoir formaté trois septennats, la doctrine de la rareté du verbe présidentiel, concomitante avec une forme de sacralisation de la fonction, a laissé place à un suractivisme présidentiel, à l’aune duquel les performances des ministres sont jugées. Cette occupation des médias traduit une stratégie consistant à s’insérer pleinement dans la logique médiatique pour en tirer les effets les plus bénéfiques. Il entraîne les médias sur leur pente naturelle : réactivité et précipitation, besoin d’information à la source, manque de vérification, approximation, manque de suivi. Tous ces défauts deviennent autant d’atouts pour le président : il fournit les écrans et les rédactions en images, en initiatives, en annonces, les entraînant dans un tournis qui lamine leur prise de recul et, de ce fait, leur capacité d’analyse. Mais la présence médiatique du président ne compte pas seulement par le temps d’antenne ou l’espace rédactionnel occupés. C’est le style des interventions qui fait sa force. Le formatage en cours ne vient pas d’une manipulation directe des rédactions, un exercice qui se retournerait rapidement aujourd’hui contre son éventuel instigateur, mais dans une adaptation stratégique à un style médiatique toujours plus prégnant. Distinguons-en trois : l’information continue, le feuilleton, le grand rendez-vous fédérateur.
Un créateur d’événement pour l’info continue
L’information, on le sait, a été révolutionnée par l’arrivée des chaînes d’info continue, France info (née en 1987) à la radio puis les chaînes télévisées qui déclinent en France le modèle de Cnn (lancé en 1980), comme Lci (1994) ou i>Télé (1999). Le développement de la consultation d’internet par un grand public ne fait qu’amplifier ce phénomène, en obligeant des médias papier, quotidiens ou hebdomadaires, à adopter la culture de la réactivité en animant en direct leur site internet. L’obligation de suivre l’actualité en temps réel a créé une grande appétence pour l’info dite « chaude », qu’il faut alimenter en petites phrases, en images différentes plusieurs fois par jour, en déclarations. En se multipliant sur le terrain, Sarkozy est le « bon client » de ce type d’information. Il sait faire passer son message dans ce cadre très contraint. Les déplacements en province sont l’exercice central de cette forme de communication, avec visite d’une entreprise ou d’une institution publique, propice à montrer un Nicolas Sarkozy « proche des gens », entouré de personnes au travail ou dans leur cadre de vie quotidien. Une variante consiste à se montrer auprès des « victimes » en annonçant au passage un projet législatif ad hoc ou une commission pour répondre à la souffrance incarnée par la personne choisie par le président.
Cette activité continue met en scène la volonté du président, son désir d’action. Elle permet au passage de bénéficier aussi d’un effet de diversion, puisqu’aucun thème, et a fortiori aucune polémique, ne s’installe vraiment dans la durée grâce à la multiplication des annonces et des initiatives. Le mot d’ordre de la mobilité évite de s’enferrer dans un conflit ou une mésentente : en régime d’info continue, il suffit d’ouvrir des chantiers, de commander un rapport5, d’annoncer un projet de loi pour détourner l’attention et contraindre les médias à abandonner un sujet. La capacité à surprendre, se présenter là où l’on ne l’attend pas, interdit la routine : le succès de l’« ouverture », du casting du gouvernement (avec des figures complètement nouvelles comme Rachida Dati et Yama Rade, ou inattendues comme Fadela Amara) ou des « coups » (infirmières bulgares) en témoignent. En déplaçant en permanence les objets de son action politique, le président rend aussi plus difficile la tâche de l’opposition, qui a bien du mal à retenir l’attention publique, à échapper à la sidération et à développer une critique qui paraisse pertinente. Comme le résume un journaliste politique, la méthode de Nicolas Sarkozy consiste à occuper un double rôle, en créant l’actualité, puis en la commentant. De ce fait, il s’apparente à une sorte de « producteur-animateur6 ». Qu’il faille recourir au vocabulaire de la télévision pour caractériser son activité n’est pas étonnant, car Nicolas Sarkozy apparaît aussi comme un personnage de feuilleton télévisé.
La vie comme un feuilleton
Nicolas Sarkozy est en effet devenu un personnage de feuilleton, tant par la familiarité de ses apparitions répétées sur les écrans que par la personnalisation à laquelle il recourt pour se présenter aux électeurs. Sa première apparition médiatique marquante, avec la prise d’otages des enfants de la maternelle de Neuilly, était romanesque. En faisant des aller et retour depuis la classe avec des enfants dans les bras, il marquait son engagement physique, l’exposition de sa personne et, avec un art consommé de la fausse modestie, un rêve d’héroïsme. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce fait divers ait déjà fait l’objet d’un téléfilm (Human bomb diffusé le 25 septembre sur France 2). Mais au-delà de ce temps fort, la fréquence de ses apparitions en fait un personnage « récurrent », comme on le dit des héros des séries. « Familier » au sens où l’on est habitué à ses apparitions, il l’est également dans le sens où il se montre sous un jour ordinaire, voire trivial : courant, transpirant, en jogging, heureux de côtoyer ses amis les célébrités.
Mais le feuilleton, c’est aussi le recours à un récit médiatique simplifié, articulé sur des éléments narratifs schématiques mais efficaces7 : j’ai connu des échecs mais je les ai surmontés ; j’ai souffert, c’est pourquoi je comprends mieux ceux qui souffrent ; j’ai changé parce que la vie m’a changé. Ces grands schémas articulant les récits de vie tels qu’on les trouve ordinairement dans la presse, dans les entretiens « intimes » des journaux, le portrait de la dernière page de Libération ou dans les profils des personnages des feuilletons télévisés, sont utilisés avec brio dans les discours de Nicolas Sarkozy. Toute l’introduction de son discours de début de campagne présidentielle en janvier 2007, par exemple, s’organisait autour de la formule récurrente « j’ai changé » sans que la formule serve à désigner un état ultérieur opposé à un état antérieur : c’était un pivot rhétorique servant à mettre en scène une série de rencontres (« J’ai changé parce que nul ne peut rester le même devant le visage accablé de parents d’une jeune fille brûlée vive. […] J’ai changé parce qu’on change forcément quand on est confronté à l’angoisse d’un ouvrier qui a peur que son usine ferme »), dont la signification ultime renvoyait finalement à la personnalité du candidat. Ce martèlement de pseudo-évidences, inscrivant la présentation de son programme politique dans un registre d’abord personnel et émotionnel, paraît d’autant plus naturel qu’il se moule parfaitement dans une conception du récit de vie tel que le monde médiatique le conçoit.
Le phénomène, tant commenté, de la « pipolisation » est un sous-produit de ce format média : le récit de soi calqué sur les biographies des héros de séries télé. La personnalisation n’est en effet pas un phénomène très original dans la vie politique : ce qui change ici, c’est le modèle de la présentation de soi, un récit qui n’est fait que d’intensité. Comme dans un téléfilm, il n’y a que des moments forts et pas de temps vide : les moments de retombée dramatique, d’attente ou de vide appartiennent à l’esthétique du roman ou du cinéma. Dans les téléfilms, comme il faut retenir l’attention d’un public toujours susceptible de changer de chaîne, les moments forts succèdent aux rebondissements pour toujours maintenir le spectateur en haleine. La mobilisation émotionnelle qui s’ensuit trouve son prolongement dans la mise en valeur des moments forts de rassemblement.
Temps forts et temps de crise
L’information se transforme parce qu’elle ne passe plus par les mêmes supports, qu’elle se diffuse et se disperse. Les nouvelles technologies favorisent une fragmentation du public, en fonction de ses goûts, de son rythme de vie, de ses centres d’intérêt. Les rendez-vous médiatiques parvenant à rassembler un grand public se font plus rares8. Pour satisfaire un public plus ciblé, les médias doivent valoriser une info toujours plus pointue : l’information économique et financière, la plus rentable aujourd’hui, en étant le modèle. Cependant la fragmentation du public connaît une exception significative avec les grands événements appelés « fédérateurs » parce qu’ils gardent la capacité, devenue exceptionnelle, de toucher tous les publics, de rassembler une audience de tous horizons à un même moment devant son poste ou pour le même sujet. Tel est le troisième registre de la présence médiatique de Nicolas Sarkozy : se montrer présent dans les rendez-vous collectifs que sont les grandes rencontres sportives, le tour de France, les concerts de plein air… La montée en force de ces moments de fusion collective (en témoigne la Coupe du monde de rugby qui ne retenait guère l’attention il y a encore une décennie) est la contrepartie du processus d’éclatement et de spécialisation qui prévaut dans le reste de la vie médiatique. Ici, le registre émotif est plus consensuel, il ne s’agit pas d’apparaître figé dans sa fonction mais prêt à partager avec la foule ses élans, ses bonheurs et ses déceptions, jusqu’à s’en faire le porte-parole dans les vestiaires. Ce registre très personnel de la communion avec le public et d’émotion était largement utilisé dans les meetings de la présidentielle. L’entrée en matière du discours de lancement de campagne, en fournit, à nouveau, un exemple frappant :
Mes chers amis, dans ce moment que chacun devine si important pour la France, si important pour l’avenir de chacune de vos familles, si important pour moi, plus que n’importe quel autre sentiment, ce qui m’étreint surtout, c’est une émotion profonde.
Il ne s’agit ici que de nouer dans un premier temps le contact avec l’assistance, dans des premiers mots qui équilibrent habilement la solennité, la personnalisation (la France, vous et moi) et la fibre émotionnelle. On peut ensuite décliner des promesses et des mesures catégorielles mais le rendez-vous collectif est identifié et valorisé comme tel.
Mais les moments forts, ce sont aussi les moments de crise, où il faut s’exposer, montrer sa détermination, sa capacité à affronter le conflit. La réactivité, l’improvisation, l’intuition l’ont servi au moment de la crise de la maternelle de Neuilly. Sa fonction de ministre de l’Intérieur l’a aussi conduit sur des terrains d’action dramatiques. Dans un contexte où les situations d’urgence et les catastrophes prennent d’emblée une dimension politique, la faculté de retourner des événements inattendus à son avantage n’est pas un faible atout pour le président. Cependant, l’action dans l’urgence est un registre politique risqué, propice aux erreurs. Dans la durée d’un mandat, le changement de rythme, la faculté de laisser mûrir une situation avant de faire ses choix s’imposeront. La machine à communiquer risque alors de se détraquer et de le prendre, pour une fois, de court, de ne pas lui laisser reprendre sa respiration et de retourner sa passion contre lui.
Un défi professionnel pour le journalisme politique
Avec cette triple tonalité, Nicolas Sarkozy communique tout en contournant le journalisme politique traditionnel. Il n’a pas besoin de trouver des relais ou des analystes subtils de ses silences ou de ses tactiques. Il occupe le terrain et s’adresse à l’opinion par-dessus la tête des médiateurs. En imposant un rythme frénétique aux médias, il commande le calendrier politique, impose les thèmes, réduit l’autonomie de travail des rédactions. La difficulté majeure qu’il pose aux médias relève donc de leur méthode de travail.
Le premier défi est de ne pas prendre la suractivité du président pour une revalorisation de l’action politique. La campagne présidentielle a certes témoigné d’un regain d’intérêt pour le débat politique, favorisé la lecture des journaux, dynamisé les audiences d’émissions télévisées de débat qui faisaient fuir les spectateurs depuis des années. Mais l’effet en est probablement conjoncturel. Pourtant Libération, avec son forum « Vive la politique ! », organisé en septembre, parie sur une repolitisation du public et organise sa nouvelle formule en conséquence. Cela risque de revenir à valoriser une politique très conflictuelle, faite de scoops et d’accélérations, qui ne jouera pas, à terme, en faveur de la crédibilité de l’action politique. Les journalistes politiques auraient tort de croire que leur rôle se trouve revalorisé. La confusion des registres avec les magazines people, la segmentation de l’information, le manque de maîtrise du calendrier, la tentation de céder au militantisme prolongeront plus probablement l’affaiblissement de la « grande » presse. Le brouillage des lignes idéologiques permis par l’« ouverture » affecte aussi le positionnement des organes de presse. L’éclatement de la coalition républicaine autour de Marianne depuis plusieurs années en témoigne : Henri Guaino et Max Gallo sont désormais installés à l’Élysée, tandis que Jean-François Kahn, retrouvant son « centrisme révolutionnaire », s’est rallié à Bayrou et fait de son hebdomadaire la tête de file de l’opposition au sarkozysme. Mais la surchauffe médiatique, fût-elle teintée d’attaques antimédias, comme dans la rhétorique de Marianne, n’offre à la presse aucune perspective de rétablissement, puisqu’elle conduit à calquer son travail sur les médias d’info continue comme la radio, internet et la télévision.
C’est pourquoi le second défi est d’organiser de la continuité dans le travail là où l’acteur politique compte sur un effet zapping. Certes, les journalistes n’ont pas tort de se montrer sourcilleux sur les risques d’ingérence ou de pression politique. Mais, combien plus urgent, au jour le jour, apparaît la nécessité de ne pas se laisser affecter dans la manière même de travailler : privilégier les enquêtes, le suivi, l’évaluation, les analyses contradictoires des projets, les mises en perspective, les comparaisons européennes et internationales pour ne pas se laisser noyer par le discours élyséen :
Le droit de suite va devenir essentiel. Analyse contradictoire des projets, mise en perspective des thèmes à l’ordre du jour, mesure de l’écart entre l’annonce et l’action9.
Plutôt que de privilégier l’exclusivité ou l’urgence, qui impose d’accepter, au moins dans un premier temps, une « information » déjà formatée par la source, il appartient aux journalistes de se décaler par eux-mêmes et de se fixer leurs objectifs de travail de manière autonome et réaliste. La qualité du travail, pour les médias qui ne peuvent de facto plus s’appuyer sur leur indépendance économique, sera la meilleure garantie de leur liberté.
« Sarkozy l’Américain » vu par les Américains
« Sarkozy l’Américain » : l’attaque formulée dans le document de campagne du Parti socialiste, l’Inquiétante rupture tranquille de Monsieur Sarkozy, sous la plume de l’économiste du parti, Éric Besson, semblait gagnante. Elle s’est pourtant retournée contre la gauche. En rejoignant le camp de l’Ump, Éric Besson a ouvert la brèche de l’ouverture, dont le Parti socialiste ne se remet toujours pas. Et Nicolas Sarkozy, sans en pâtir, peut s’afficher au milieu de l’été avec un George W. Bush que, chez lui, tous les membres de son parti évitent autant que possible depuis que sa cote est au plus bas.
Mais comment les analystes américains voient-ils ce rapport du nouveau président à leur pays ? Deux longs articles de présentation du personnage dans The New York Review of Books et dans The New Yorker présentent avec nuance un président qu’il n’est pas si facile de classer dans les familles de la droite.
Dans The New Yorker, Adam Gopnik souligne d’abord le rêve américain du fils d’émigré qui accède à la présidence de la République :
Les gens proches de Sarkozy aiment à dire qu’il est un « Américain manqué », signifiant par là que dans le cours normal des choses du xxie siècle, sa famille – des juifs grecs du côté de sa mère, des petits nobles hongrois du côté de son père – aurait continué sa route vers l’ouest et aurait fini à New York, où elle dirigerait aujourd’hui une banque privée et siégerait au conseil d’administration de divers musées. Mais être un Américain manqué n’est pas du tout la même chose qu’être un pro-américain.
N’assiste-t-on pas pourtant, avec lui, à une « américanisation » de la politique ?
Il est entouré de personnes qui admirent et comprennent l’Amérique, mais ce qu’elles en ont retenu c’est l’habitude d’une entreprise pleine d’entrain et l’affirmation de soi. Sarkozy est un étatiste, qui persiste et signe, et il est déterminé à utiliser les leviers publics pour le bien de l’État. Par « réforme », Sarkozy entend la croissance et une cure intense de modernisation. Par réforme, il entend, en un mot, tout ce qui peut faire rattraper Londres. Il souhaite avidement, et même à toute force, moderniser la France – pour la mettre en compétition sur tous les fronts avec toutes les autres nations éminentes de l’ouest – mais, il ne donne aucune valeur particulière à le faire principalement à travers un capitalisme entrepreneurial en dehors du contrôle de l’État1.
Son programme, en somme, n’est pas thatchérien. Même s’il a fait voter une loi sur le service minimum dans les transports en commun, c’était sans chercher l’épreuve de force ultime avec les syndicats, ce que son conseiller social, Raymond Soubie, excellent connaisseur du monde syndical, lui a déconseillé. Ancien avocat d’affaires, il s’est intéressé très vite à la fusion Gdf-Suez, ainsi qu’à la réorganisation d’Airbus, une entreprise semi-privée qui correspond bien à son idée de l’interventionnisme public dans les affaires.
L’éditorialiste William Pfaff, qui connaît fort bien la France et l’Europe (Esprit a eu régulièrement l’occasion de profiter de la qualité de ses analyses), s’interroge, dans The New York Review of Books, avant tout sur la filiation idéologique de Nicolas Sarkozy. Puisqu’un commentateur américain est bien placé pour savoir que l’on ne dit pas grand-chose en qualifiant quelqu’un de « pro-américain » ou de « libéral », comment peut-on le rattacher aux courants politiques français, si l’on reconnaît qu’il est trop proche des milieux d’affaires pour un gaulliste, trop peu provincial pour un conservateur, trop répressif et volontariste pour un libéral, trop proche des médias pour un réactionnaire2 ? Pour Adam Gopnik, c’est le second Empire qui offre la meilleure comparaison historique :
S’il y a une croyance politique derrière le populisme de Sarkozy, son besoin de se situer au-dessus des partis ou de la politique politicienne, celle-ci réside peut-être dans ce qu’on appelle son bonapartisme. Le bonapartisme se réfère à une idéologie cohérente, qui connaît un grand succès au xixe siècle, lorsque Louis-Napoléon, le neveu de l’empereur, a dirigé et modernisé la France et a donné forme à un bonapartisme sans petit général aux commandes. Son règne était tour à tour étatique et entrepreneurial, consacré au pouvoir français et à son extension, et pas du tout allergique à de grands plans de reconstruction ni à la célébration de la nouveauté.
Ce genre de bonapartisme présente des aspects qui le différencient du monarchisme ou du républicanisme ou encore de l’hybride monarchie républicaine du gaullisme : alors que ces derniers sont essentiellement conservateurs en rhétorique et ruraux par rituel, rassurants vis-à-vis de la France profonde et valorisant la continuité en dépit du changement, le bonapartisme est délibérément tumultueux, urbain, favorable au grand capital, soucieux de réformes. Toutefois, la tradition bonapartiste est bien celle d’un outsider – qu’il soit corse ou gréco-hongrois – dans un cadre parisien : opportunisme, autoritarisme, manipulation, culte de la personnalité, succès. Louis-Napoléon a recréé la ville de Paris, telle que nous la connaissons aujourd’hui, les boulevards, et les cafés. Il peut aussi afficher un certain philistinisme – la récente affirmation Sarkoziste prétendant que la France souffre de trop de réflexion est du bonapartisme pur sucre.
Enfin, ce portait débouche sur une interrogation sur l’avenir de la relation transatlantique. À quoi les Américains peuvent-ils s’attendre avec un profil comme celui-ci, qui n’est pas propre au président français ? À une sorte de banalisation inattendue de la relation, qui pourrait être leur meilleure chance des Américains dans un monde où leur puissance leur vaut tant d’inimitié, conclut Adam Gopnik :
Ce que Brown, Merkel et Sarkozy ont tous en commun c’est qu’ils ne veulent pas être définis par leur attitude vis-à-vis de l’Amérique – soit excessivement fidèle comme l’était Blair ou excessivement hostile comme l’est devenu Chirac. Au lieu de cela, ils veulent tous normaliser leurs relations avec une grande puissance qui n’est plus la seule grande puissance. Sa faiblesse militaire a été révélée par la guerre en Iraq, sa faiblesse économique par la croissance de l’euro, et son rayonnement culturel, jadis florissant, a été étouffé par la paranoïa et l’insularité de l’après-11 septembre. L’Amérique s’est remise de bien pire auparavant, et pourra sans doute le faire à nouveau. Mais il est également possible que l’élection de Nicolas Sarkozy soit perçue non comme le début d’un nouveau moment pro-américain en Europe, mais davantage comme un repère du début de l’ère post-américaine.
Adam Gopnik, “The Human bomb. The Sarkozy regime begins”, The New Yorker, 27 août 2007.
2.William Pfaff, “In Sarkoland”, The New York Review of Books, 14 juin 2007.
- 1.
Raphaëlle Bacqué, « Vingt-cinq ans d’investissement dans les médias », Le Monde, 20 février 2007.
- 2.
Parmi la quinzaine de livres disponibles : Nicolas Domenach, Catherine Nay, Anita Hausser, Pascale Nivelle, Élise Karlin…
- 3.
Philippe Ridet, « Ma vie avec Sarko », Le Monde, 20 février 2007.
- 4.
« Les attentes des Français à l’égard des médias », sondage LH2 pour Libération, le 16 octobre 2007, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, « Français-médias, la défiance règne », Libération, 16 octobre 2007.
- 5.
Voir l’encadré infra p. 72-73.
- 6.
P. Ridet, « Ma vie avec Sarko », art. cité.
- 7.
Appelons cette capacité à mettre en avant des éléments de récit plutôt que des mots d’ordre storytelling si l’on veut, si cela ne revient pas à céder à un nouveau mythe de la manipulation des masses par les médias, et bien que la nouveauté de cette manière de se présenter dans la vie politique ne doive pas être surestimée. Voir Christian Salmon, Storytelling. La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
- 8.
Jean-Louis Missika, la Fin de la télévision, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2005.
- 9.
Nicolas Demorand, « Ne pas être à la remorque de l’Élysée », Le Monde, supplément Radio-télévision du 9-10 septembre 2007.