
Quels juges protègent nos libertés ?
L’état d’urgence a pris fin en novembre 2017 après deux ans d’application. Il y a beaucoup à dire sur la tendance sécuritaire qu’il a incarné malgré une certaine inutilité pratique ou sur la reprise pérenne de certaines de ses mesures dans le droit commun. On peut aussi s’intéresser rétrospectivement à cet état d’exception qui s’est ouvert pendant deux ans, comme un moment de suspension qui a fait apercevoir des structures habituellement empilées. L’état d’exception a pu servir de crash test pour l’idéal de protection des droits et libertés fondamentaux sur lequel se sont construites les structures juridiques depuis la seconde moitié du xxe siècle. C’est a fortiori le cas, en France, du droit constitutionnel et du droit administratif – ce droit de l’État en grande partie né sous la monarchie puis l’Empire, qui a fait l’objet depuis d’une relecture épistémologique visant à le présenter non plus comme puissance publique mais comme protecteur des administrés face à l’administration.
Un débat virulent a eu lieu au sein du microcosme juridique sur la question de savoir quel juge, judiciaire ou administratif, était le plus à même de contrôler les mesures de l’état d’urgence. Il faut dire que ces mesures ont la spécificité d’être proches de mesures pénales ordinaires, qui relèvent des autorisations préalables du juge pénal connu du grand public (on pense aux mandats des films et séries policiers américains), juge qui appartient à la catégorie plus large du juge judiciaire ; mais il s’agit exceptionnellement de mesures administratives, relevant du contrôle opéré après-coup par le juge administratif.
Ces débats à l’aspect technique sur la légitimité de tel ou tel juge poursuivent des querelles anciennes et un peu répétitives. Ils ne doivent pas faire oublier la réalité à laquelle le droit en question s’applique : la vie quotidienne d’individus dont le domicile privé peut être perquisitionné sur décision d’un préfet, ou dont la liberté d’aller et venir peut être sérieusement réduite si une note d’une demi-page des services de renseignement estime qu’ils doivent être assignés à résidence. Il est même capital d’essayer d’extraire les termes du débat de leur technicité pour que les citoyens puissent s’en saisir. Le bilan de l’état d’urgence devra être fait avec ce souci d’examiner l’effectivité concrète du contrôle exercé par celui à qui la loi ou la Constitution en a confié la charge.
Sur ce point, il faut reconnaître que le contrôle opéré par les deux juges du droit public français a montré un progrès, sur le temps long, dans le sens de la protection des libertés. Certains ont pu juger que le travail n’avait pas été fait, avec peu de mesures ou dispositions législatives annulées[1]. Mais il n’est pas facile de distinguer la critique d’un contrôle supposément laxiste d’une critique portant sur le régime lui-même, décidé et mis en œuvre par le pouvoir politique, dans le cadre duquel le juge ne ferait que s’insérer.
C’est depuis la fin du xxe siècle que tout citoyen peut attaquer les mesures prises par l’administration auprès du juge administratif, par un « recours pour excès de pouvoir ». Les modalités de ce contrôle sont progressivement devenues plus précises ; il est remarquable qu’il soit possible depuis 2000 d’attaquer une mesure de l’administration en référé, une procédure rapide aboutissant censément à une décision en 48 heures lorsqu’une liberté fondamentale semble atteinte par la mesure. C’est ainsi que le juge administratif a été saisi de nombreuses fois durant l’état d’urgence.
Par ailleurs, une Question prioritaire de constitutionnalité (Qpc) peut être soulevée depuis 2009 par chaque justiciable, au cours d’une instance devant un juge ordinaire. Il s’agit d’évoquer devant le Conseil constitutionnel l’atteinte portée par la disposition d’une loi déjà votée à une liberté garantie par la Constitution. Plusieurs questions ont été soulevées à propos des différentes lois de prorogation (et d’implémentation) de l’état d’urgence. On peut déplorer les insuffisances de ce contrôle ou l’inexistence de recours directs comme il en existe dans d’autres pays. Mais il faut se rappeler qu’avant 2009 le seul contrôle possible était celui exercé à l’initiative des parlementaires sur la loi tout juste votée, à l’écart des justiciables et des violations concrètes de leurs droits et libertés dans l’application des lois.
Il y a, donc, un contrôle bien plus protecteur que celui qui aurait pu être exercé il y a plusieurs décennies. Mais on a parlé jusqu’ici du juge, comme catégorie générale ; or il importe peu de savoir si le juge administratif ou le juge judiciaire est compétent, le contrôle opéré dans l’un de ces deux champs de compétence pouvant évoluer vers une plus grande protection. Ce niveau d’analyse est un leurre. Il importe en revanche de descendre d’un niveau et de considérer les institutions qui rendent les décisions et composent ces catégories générales, et d’interroger leur légitimité au sein d’un État de droit ; elles pourraient être réformées, nonobstant la persistance de la catégorie générale du juge dans laquelle chacune s’inscrit.
Le Conseil d’État est-il juge et partie ?
Plus précisément, deux institutions se sont elles-mêmes placées en obstacle prudent à une dérive liberticide : le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Que les deux institutions s’appellent « conseil » et non « cour » est significatif. Quelle que soit la substance du travail exercé par leurs membres, le bilan du contrôle de l’état d’urgence devra mettre en lumière les défauts structurels de ces institutions. Concernant le Conseil constitutionnel, la cause est entendue : sa composition, jugée trop politique, trop peu experte, fait problème. Du côté du Conseil d’État cependant, la question semble bien plus difficile à aborder, du fait peut-être de la forte présence de l’institution et de ses membres au cœur de la machine étatique et gouvernementale – au prix d’une confusion des genres qui sied mal à une juridiction.
Le Conseil d’État est-il juge et partie ? Il est à la fois la juridiction suprême du juge administratif et le conseil du gouvernement pour la rédaction d’un grand nombre de ses décrets et de ses projets de lois – soit les textes qui sont jugés et les textes sur le fondement desquels sont rendus les jugements. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui remplissent ces deux fonctions à texte identique, mais les membres du Conseil passent de l’un à l’autre de ces rôles antagonistes à des instants différents de leur carrière au sein du corps. Plus encore, ils circulent au sein de l’administration et du milieu politique, soit qu’ils y passent (ils sont alors « en détachement » dans une administration centrale, un cabinet ministériel, etc.), soit qu’ils en viennent (lorsqu’ils sont nommés au « tour extérieur », comme c’est le cas de personnalités politiques ou de hauts fonctionnaires ; et que dire du fait que les autres membres viennent de l’École nationale d’administration, non d’une école de magistrature ?)
La question posée est celle d’une éventuelle partialité structurelle, liée à l’architecture institutionnelle, non celle de la partialité intentionnelle de certains individus qui ne pourrait s’estimer qu’au cas par cas. Il faut imaginer un ancien préfet qui, nommé au Conseil d’État en vertu du tour extérieur, doit juger de la mesure prise par un préfet dans le cadre de l’état d’urgence. Il aura sûrement la probité de ne pas vouloir plaire à l’administration, mais ne risque-t-il pas de raisonner en décideur plutôt qu’en juge ? Comment bien remplir successivement les deux rôles antagonistes du conseiller gouvernemental puis du juge circonspect et impartial, qui plus est après avoir exercé ou avant d’exercer une fonction d’administrateur, à moins d’un dédoublement de personnalité ? Ce qui était anodin au xixe siècle et acceptable au xxe siècle sera de moins en moins supportable. C’est de la conception du juge au xxie siècle et du sérieux que l’on apporte à la protection des droits et des libertés dont il s’agit. Face à la tentation sécuritaire, il serait tout à l’honneur de ce juge de n’être que juge.
[1] - Une critique a été formulée par Paul Cassia dans Contre l’état d’urgence, Dalloz, 2016 et sur son blog chez Mediapart.