Un Cyrus américain ? Trump contre les Républicains
Dans une présidence décidément insolite, voici que se développe un nouveau phénomène : une série de dénonciations du chef d’État – certaines indirectes, d’autres ad hominem – par des ténors de son propre parti. Fin octobre, le sénateur Bob Corker, républicain du Tennessee, affirme que le président Trump « dégrade » le pays, qu’il est un piètre modèle pour les enfants et qu’il semble incapable de se mettre « à la hauteur » de ses fonctions. Auparavant, Corker s’était inquiété de la capacité de Trump à conduire la politique étrangère, notamment les relations délicates avec la Corée du Nord, et avait laissé entendre que la sécurité du pays dépendait du maintien à leur poste de certains ministres (notamment le secrétaire d’État Rex Tillerson et le ministre de la Défense James Mattis). Enfonçant le clou, Corker estimait que la Maison-Blanche fonctionne désormais comme une « crèche pour adultes ».
Peu après les déclarations de Corker, son collègue de l’Arizona Jeff Flake déclarait : « Nous ne devons jamais considérer comme “normale” la mise en cause régulière et désinvolte de nos normes et idéaux démocratiques […]. Nous ne sommes pas devenus un grand pays en donnant satisfaction, voire en exaltant nos pires instincts […], en glorifiant ce qui nous divise, en appelant faux ce qui est vrai, et vrai ce qui est faux. » Quelques jours auparavant, le sénateur John McCain, candidat à la présidence en 2008 et, à 81 ans, figure emblématique du Parti républicain, dénonçait l’abandon du leadership américain dans le monde au nom d’un « nationalisme fumeux et fallacieux concocté par des gens qui préfèrent trouver des boucs émissaires que de résoudre les problèmes ». Dans la foulée, George W. Bush s’en prenait à son tour au Président actuel (sans prononcer son nom), regrettant que le « nationalisme [soit] déformé en nativisme », que le discours politique soit « dégradé par la cruauté nonchalante », et que « l’intolérance semble enhardie ».
Que certains puissent voir désormais en George W. Bush une autorité morale en dit long sur l’état actuel de la politique américaine. Mais ce qui frappe surtout, c’est la guerre civile qui fait rage à l’intérieur du Parti républicain. Les républicains ont rarement contrôlé les institutions aussi largement qu’à l’heure actuelle. Mais bien qu’ils détiennent des majorités au Sénat et à la Chambre des représentants, tout en occupant la Maison-Blanche, leur bilan législatif est pour l’instant quasiment nul. Ils n’ont voté aucune des mesures phares du populisme à la sauce Trump. Le Congrès n’a adopté aucune loi concernant l’immigration, et plusieurs tentatives de remplacer l’Affordable Care Act (la loi Obama sur la couverture santé) ont échoué. En certaines occasions, les républicains ont même rejoint les démocrates pour approuver une mesure désavouée par le Président, comme lorsque le Congrès a voté en faveur de sanctions contre la Russie (98 voix contre 2 au Sénat). Comment expliquer l’éclatement apparent de la majorité républicaine, une année à peine depuis son triomphe dans les urnes ?
Fondamentalement, Trump n’est pas et n’a jamais été un républicain. Sa victoire lors de la campagne pour l’investiture républicaine a représenté une forme d’Opa sur le parti par des forces qui lui sont hostiles, ou qui, au minimum, ne se reconnaissent pas (ou plus) dans son establishment. Les tensions entre Trump et « son » parti reflètent la complexification des clivages politiques dans l’électorat américain aujourd’hui. Le système du bipartisme demeure profondément ancré dans les mœurs et les institutions politiques, mais il parvient de moins en moins à encadrer un « quadripartisme » de fait. La situation ressemble de près à celle dans laquelle la France s’est trouvée lors du second tour de la dernière élection présidentielle : il existe un populisme de droite, incarné par Trump ; une droite classique et néolibérale, menée notamment par les chefs de file républicains au Congrès ; une gauche centriste elle aussi néolibérale, dont Hillary Clinton a porté l’étendard lors du dernier scrutin ; et enfin, une gauche populiste, qui s’est reconnue dans la campagne de Bernie Sanders – les équivalents français de ces tendances étant, respectivement, le Front national, Les Républicains, La République en marche ! et La France Insoumise.
Si l’impopularité du Président atteint des records historiques – 37 % seulement d’opinions favorables selon un sondage récent du Washington Post, soit le chiffre le plus bas pour un président à ce stade de son mandat depuis les années 1950 – Trump demeure une figure redoutable du fait de cet éclatement du paysage politique. Aucun des autres courants n’a su, pour le moment, se ranger derrière un véritable chef. Les populistes de gauche exercent une pression pour tirer le Parti démocrate à gauche, notamment grâce à des figures comme Bernie Sanders ou encore la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, mais ils manquent de candidats susceptibles de remporter des élections ou de personnalités capables d’exercer des responsabilités importantes. Les démocrates centristes demeurent étrangement nostalgiques de Hillary Clinton. S’ils restent, à l’instar de leur parti en général, affaiblis par la mainmise républicaine sur l’ensemble des institutions au niveau fédéral et au niveau des États, ils se trouvent en position hégémonique au moins dans certaines régions – le Nord-Est et la côte Ouest – tout en contrôlant les groupes parlementaires au Congrès. Symptôme de la fragmentation politique actuelle, Trump a passé plusieurs accords avec la minorité démocrate – plus précisément avec Chuck Schumer et Nancy Pelosi, chefs de file démocrates au Sénat et à la Chambre des représentants, notamment pour relever le plafond de la dette (que certains républicains utilisent désormais comme objet de chantage pour diminuer les dépenses publiques). S’il arrive assez couramment, dans le système américain, que l’opposition soutienne ponctuellement le programme présidentiel, ces quelques accords entre Trump et le leadership démocrate ont été trouvés moins dans un esprit de pragmatisme que dans le contexte de divisions profondes entre le Président et son propre parti, dont les démocrates ont réussi à tirer profit.
La discorde entre le Président et « sa » majorité législative est significative. Malgré la notoriété de McCain, de Bush, de Corker, ou encore de Flake, il n’y a eu encore aucune rébellion majeure dans les rangs républicains. On y ressent un malaise, certes, voire même de l’écœurement vis-à-vis du Président ; mais ces réactions demeurent discrètes, et surtout, minoritaires. L’insatisfaction la plus manifeste est celle de l’électorat républicain vis-à-vis de ses élus au Congrès, et en particulier du chef de la majorité au Sénat, Mitch McConnell, qui entretient lui aussi des relations difficiles avec le Président. Actuellement, seuls 39 % des républicains ont une opinion favorable du Congrès, alors même que leur parti dispose de majorités dans les deux chambres1.
Ces hostilités ont déjà fait leurs premières victimes. Fin septembre, en Alabama, un sénateur républicain sortant est battu lors d’une primaire par son adversaire Roy Moore, connu pour ses prises de positions nationalistes et ultra-chrétiennes (il a été déchu de son poste de juge pour avoir installé une stèle représentant les Dix Commandements dans son tribunal). D’autres élus, comme Corker et Flake, ont décidé de ne pas être candidats à leur propre succession lors des élections de mi-mandat l’année prochaine. Certains craignent que, comme en Alabama, le sortant ne soit battu par un adversaire plus « trumpiste ». C’est explicitement le projet de Steve Bannon, l’ancien conseiller de Trump et gourou de la « droite alternative », qui envisage de parachever la « révolution » de 2016 par un raz de marée populiste au Congrès en 2018. Le contraire pourrait néanmoins se produire : des candidats populistes ayant remporté les primaires pourraient mettre en danger des sièges que les républicains doivent gagner s’ils veulent préserver leur majorité.
Bannon s’estime plus trumpiste que Trump. Mais Trump ne représente pas à proprement parler une idéologie, ou, du moins, sa dimension idéologique n’est pas centrale. Le soutien qu’il reçoit s’expliquerait davantage par une idée en vogue récemment dans certains milieux chrétiens évangéliques, selon laquelle Trump serait un Cyrus moderne. Cyrus le Grand fut le roi persan qui, au vie siècle avant J.-C., libéra le peuple judéen de la captivité babylonienne. Cet épisode, dont on trouve la prophétie dans le livre d’Isaïe (au chapitre 45, alors que Trump est le 45e président…), serait ainsi la preuve qu’un dirigeant « laïque » peut sauver un peuple élu et servir une cause sainte2.
Si on laisse de côté l’argument théologique farfelu, cette thèse a sa logique. Une minorité non négligeable de la population américaine voit Trump comme son champion. On n’attend pas de lui qu’il soit pieux, ou même particulièrement vertueux. Ce n’est pas non plus un candidat-programme : on n’a pas voté pour lui simplement parce qu’il a promis de construire un mur le long de la frontière mexicaine, ou d’interdire l’entrée dans le pays des immigrés musulmans. Voir Trump comme un candidat qui a pris des engagements, qu’il devra tenir dans ses politiques, est une erreur d’interprétation que font nombreux commentateurs de gauche. Les sympathisants de Trump ne se préoccupent pas de son bilan ; ce qui compte, pour eux, c’est de savoir qui est « de leur côté ».
Ce Cyrus américain prend au sérieux un électorat qui se croit oublié ou même méprisé par la société actuelle. C’est la thèse du sociologue Arlie Russell Hochschild, dans l’un des livres récents les plus éclairants sur la situation politique actuelle. Hochschild, qui enseigne à Berkeley, a vécu plusieurs années aux fins fonds de la Louisiane pour comprendre les « histoires profondes » des populations qui ont soutenu le Tea Party – et qui deviendront par la suite favorable à Trump. Elle découvre des Américains qui, par des trajectoires différentes, en arrivent à partager un même sentiment, d’être « étrangers dans leur propre pays3 ». Ils sont convaincus d’avoir beaucoup travaillé pour atteindre, à leur tour, le « rêve américain », alors que d’« autres » – des minorités, des immigrés – « passent devant ». Ils sont croyants dans une société de plus en plus laïque. On s’en prend à leur culture de « plouc », de « petit blanc », ou de « raciste ». Exilés, ils cherchent leur Cyrus.
La présidence de Donald Trump doit se comprendre en fonction de ses obligations envers ces électeurs-là. Ils lui demandent peu de choses en fin de compte : une reconnaissance, l’impression de compter. Les liens financiers entre l’équipe Trump et Vladimir Poutine leur importent peu. Leurs préoccupations sont autrement importantes. Ce Président, que la plupart des Américains et une minorité active de républicains jugent incompétent et dangereux, demeure pour cet électorat un bon président, parce qu’il leur offre le capital symbolique (et uniquement symbolique) qui leur fait cruellement défaut.
- 1.
Ryan Struyk, “5 Poll Numbers that Show Republicans are Turning against the GOP, but not Trump”, 27 septembre 2017 (en ligne : http://www.cnn.com/2017/09/27/politics/poll-republicans-turning-against-gop-not-trump/index.html).
- 2.
C’est la thèse de Lance Wallnau dans God’s Chaos Candidate: Donald J. Trump and the American Unraveling, York, Killer Sheep Media, 2016.
- 3.
Arlie Russell Hochschild, Strangers in their Own Land: Anger and Mourning on the American Right, New York, The New Press, 2016.