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Kevin McCarthy en 2020, via Wikimédia.
Kevin McCarthy en 2020, via Wikimédia.
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Le speaker et la fronde républicaine

L’élection de Kevin McCarthy à la tête de la Chambre des représentants s’est heurtée à une humiliante fronde ultra-conservatrice au sein de son propre parti. Les concessions finalement accordées aux frondeurs augurent mal du fonctionnement du nouveau Congrès, et confirment la puissance du courant anti-establishment chez les républicains.

Si les divisions du Parti républicain sont désormais bien connues, elles ont pourtant atteint une intensité inédite début janvier 2023, lors de la première réunion de la nouvelle Chambre des représentants. Lors des élections de mi-mandat en novembre 2022, les républicains avaient conquis la chambre inférieure du Congrès (222 sièges, contre 212 pour les démocrates), à une majorité bien inférieure à leurs attentes et à certaines prévisions. La première décision de la nouvelle chambre est l’élection de son président (speaker). Kevin McCarthy, élu de Bakersfield en Californie, était le candidat naturel des républicains.

Loin d’être une simple formalité, l’élection de McCarthy s’est heurtée à une fronde au sein de son propre parti : il a fallu quinze tours de scrutin pour qu’il soit finalement élu ! Cette humiliation est due à une vingtaine d’élus ultra-conservateurs, dont la plupart sont membres du Freedom Caucus, un groupe proche de l’ancien président Donald Trump, formé en 2015. Pour être élu, McCarthy a dû céder à la plupart de leurs revendications : le droit pour un seul élu d’imposer un vote de confiance sur la personne du speaker, la participation des frondeurs à des commissions importantes et l’approbation d’une commission d’enquête visant l’administration du président Biden. McCarthy devient donc speaker au prix d’une diminution sans précédent de son autorité.

Si cette débâcle a peu intéressé les Américains, elle est néanmoins révélatrice de la situation politique. En premier lieu, elle confirme l’éclatement du Parti républicain. En 1855-1856, la Chambre vota cent trente-trois fois pour élire un speaker : peu avant la guerre de Sécession, l’ancien système des partis se désintégrait, tandis que les allégeances régionales liées à l’esclavage s’accentuaient. Le Parti whig se décomposa en perdant sa cohérence idéologique sur la question de l’esclavage. En 1923, l’élection d’un speaker a nécessité neuf scrutins, déjà à cause de la division du Parti républicain1. Les frondeurs de 2023 appartiennent ainsi à une tradition républicaine bien établie. Le système bipartisan américain, dont le fonctionnement dépend d’une relative cohérence au sein des partis, peut être pris en otage par une faction organisée. Quand l’une d’elles y parvient, c’est le signe qu’un parti a perdu sa capacité de fédérer les intérêts de ses électeurs.

Il s’ensuit que la nouvelle Chambre n’obéira plus à une logique strictement bipartisane. Dans la législature à venir, à l’affrontement entre républicains et démocrates s’ajoutera un antagonisme entre les républicains traditionnels et la droite dure. McCarthy a accordé à cette faction un tiers des sièges de la célèbre commission des règlements (Rules Committee), qui détermine l’ordre du jour et le déroulement de l’examen des projets de loi (longueur des débats, possibilité de déposer des amendements, etc.). Cette concession confirme l’intention des membres les plus fervents du Freedom Caucus de fonctionner comme un parti à part entière – ou du moins comme un groupe parlementaire. Une semaine après les élections de mi-mandat, des militants de droite ont organisé une rencontre avec certains des futurs frondeurs républicains, au cours de laquelle ils ont proposé un « gouvernement de coalition de style européen », constitué de trois groupes : « les démocrates, les républicains et le Freedom Caucus2 ». McCarthy serait ainsi réduit à n’être que le chef du parti majoritaire d’une coalition, et non le chef de la majorité… McCarthy pourrait ainsi être tenté, si ses alliés présumés s’avèrent trop exigeants, de chercher du soutien du côté des démocrates. Cependant, les frondeurs ont rétabli le droit de n’importe quel membre de la majorité de proposer le renvoi du speaker (motion to vacate). Les marges de manœuvre de McCarthy sont donc particulièrement étroites.

Indépendamment du populisme de Trump, un courant anti-establishment et libertarien reste puissant chez les républicains.

Enfin, cet épisode montre que les frondeurs ont adopté une idéologie singulière, mais difficile à cerner. Pour certains, ils incarnent une nouvelle manière d’envisager la carrière politique, où la réussite se mesure en followers sur Twitter plutôt qu’en activité parlementaire. Ainsi, le représentant de la Floride Matt Gaetz, le plus connu des frondeurs, a exprimé son ambition de devenir le « AOC conservateur », en référence à Alexandria Ocasio-Cortez, la célèbre élue progressiste de New York3. Toujours est-il qu’une dimension idéologique semble unir les frondeurs. Ils proviennent de circonscriptions considérablement plus républicaines que la moyenne. Ils renouent aussi avec la pensée libertarienne du Tea Party, tout en étant de fervents soutiens de Donald Trump (qui a pourtant appuyé l’élection de McCarthy). Surtout, ils s’opposent régulièrement aux compromis législatifs de l’establishment républicain avec les démocrates concernant les mesures budgétaires ou le relèvement du plafond de la dette. Certains d’entre eux rêvent d’abolir l’impôt fédéral sur le revenu et de le remplacer par une taxe nationale sur la valeur ajoutée. Pour eux, McCarthy (mais aussi Mitch McConnell, le chef de file des républicains au Sénat) incarne l’esprit du compromis. Ainsi, indépendamment du populisme de Trump, un courant anti-establishment et libertarien reste puissant chez les républicains.

Alors que l’élection de Kevin McCarthy a été rendue possible par une victoire républicaine à la Chambre, le Parti semble incapable de dépasser ses divisions internes et le nouveau speaker trop fragile pour y contribuer. Plus que l’influence indéniable de Donald Trump, qui continue à incarner le ressentiment d’une certaine Amérique envers ses élus, la décomposition du Parti républicain et la radicalisation de sa faction de droite font sérieusement douter de la capacité du nouveau Congrès à affronter des questions aussi complexes que le plafond de la dette ou la guerre en Ukraine.

  • 1. En 1912, le républicain Theodore Roosevelt avait lancé une mutinerie « progressiste » (en faveur de réformes sociales et de régulations fédérales) contre l’establishment républicain, représentant les grands intérêts financiers. S’il a ainsi contribué à l’élection du démocrate Woodrow Wilson à la présidence de la République, il a aussi permis l’émergence d’une faction réformiste au sein de son parti, qui exploita l’élection du speaker en 1923 pour faire une démonstration de force.
  • 2. Steve Reilly et Maggie Severns, “‘The Democrats, the Republicans and the Freedom Caucus’: Inside the right’s plans to seize power in the new Congress” [en ligne], Grid, 6 janvier 2023.
  • 3. Ben Schreckinger, “Why Trump’s superfans dig Ocasio-Cortez” [en ligne], Politico, 30 janvier 2019.

Michael C. Behrent

Historien américain, spécialisé en histoire de l’Europe contemporaine et notamment en philosophie politique française.

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