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Photo : Alessio Lin
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Interminable démocratie

La nécessité de décider dans l’urgence, surtout dans les périodes de crise (écologique ou sanitaire), est souvent présentée comme un argument contre la démocratie. Pourtant, cette dernière assume la délibération, parce que le temps ne reste pas extérieur à son action.

« Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns à l’égard des autres1. »

«  La France n’a pas le temps de délibérer. » Le 6 septembre 1870, l’éditorialiste du Figaro accueille avec fatalisme la formation, en catimini, du gouvernement de la Défense nationale et la proclamation de la République en France. La victoire des armées prussiennes à Sedan, l’effondrement de l’Empire et (surtout) le commencement d’insurrection ouvrière à Paris ne laissent aucun choix. Confronté à l’urgence, même un journal conservateur et monarchiste se trouve (provisoirement) contraint d’accepter le suffrage universel qu’il a toujours combattu.

Par un curieux hasard, le parlementarisme s’est donc installé en France sans délibération. Il faudra d’ailleurs cinq ans, et beaucoup de discours, pour que le régime républicain soit adopté dans la Constitution. La IIIe République est née par la force des événements : du boulangisme aux ligues fascistes des années 1930, on aura plus d’une fois l’occasion de vérifier l’absence d’adhésion positive dont elle fera l’objet, y compris dans le personnel politique censé la défendre. L’adoption, faute de mieux, de la République en 1870 ne doit pourtant pas cacher que la nécessité de décider dans l’urgence est presque toujours présentée comme un argument contre la démocratie. La controverse des partis, mais aussi les recours du droit, le pluralisme de la presse, les revendications syndicales et associatives sont rituellement présentés comme des éléments qui, en la reportant, affaiblissent la décision. Prises au piège de leurs procédures et du droit à la contestation qu’elles accordent à leurs citoyens, les démocraties semblent toujours être en retard. Faute d’agir, elles organiseraient une perpétuelle prise de parole qui tranche avec la fermeté des régimes autoritaires ou présidentialistes.

Cette vulgate se répand d’autant plus dans les périodes de crise, où la rapidité d’action est érigée en vertu. En février 2020, avant même l’actuelle pandémie et les prosternations admiratives devant le « modèle chinois », le baromètre de la confiance politique du Cevipof indiquait que 41 % des Français étaient d’accord avec la proposition selon laquelle « en démocratie, rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie et plus d’efficacité ». Le chiffre est alarmant, mais la manière dont la proposition est formulée mérite aussi que l’on s’y arrête. « Moins de démocratie et plus d’efficacité » : tout se passe comme s’il y avait entre la délibération, le droit à contester, le consentement actif, d’une part, et l’efficience, l’action opportune, la persévérance, de l’autre, une relation semblable à celle de vases communicants. Plus on parle, moins on agit, et réciproquement. Cela sous-entend que la parole n’est jamais un acte et que l’action se laisse comprendre comme une production silencieuse d’effets.

La captation du discours politique par les communicants a sans aucun doute favorisé cette démonétisation de la parole démocratique. De même, la confusion néolibérale entre la vie d’une démocratie et le fonctionnement d’une entreprise (les rêves de start-up nation) a engendré un rabattement de l’action publique sur la recherche de bénéfices dans un contexte concurrentiel. Mais, même si l’on adopte sans discussion le critère de l’efficacité, cette prime accordée à l’autoritarisme apparaît hautement discutable. D’abord parce qu’il arrive que les tyrans, eux aussi, hésitent et ratent le coche. C’est du reste l’explication la plus courante de leur chute2.

Ensuite et surtout parce que le rapport entre la démocratie et le temps ne se laisse aucunement réduire aux paradigmes de la lenteur et du retard. Il est vrai que la démocratie a quelque chose d’interminable, mais seulement au sens où sa dynamique est inachevable parce que toujours relancée par la revendication de nouveaux droits. Est-il alors légitime de confondre inachèvement et impuissance ?

Les jugements sur les atermoiements de la démocratie sont liés à une erreur fondamentale, qui consiste à croire que l’action politique ne fait rien au temps dans lequel elle advient. La question n’est pas seulement celle des gains en rationalité que permet une délibération approfondie, elle est aussi celle du pouvoir de la démocratie sur le temps. Partant du postulat erroné selon lequel le temps de l’action est une donnée qui ne varie pas, on peut facilement prétendre que, de même que la voie la plus courte entre deux points est la ligne droite, le chemin le plus rapide vers une décision est vertical. « Je décide et il exécute », a dit un ancien président pour recadrer (en vain) un ministre de l’Intérieur trop ambitieux : c’est une assez bonne expression de la croyance selon laquelle la volonté d’un seul vient à bout de toutes les résistances. Pour adhérer à cette croyance, il faut ne faire aucun cas de ce que le partage des décisions, la mise en scène du conflit, la confrontation explicite entre les intérêts, bref les caractéristiques essentielles d’une société démocratique, transforment en profondeur les coordonnées du temps.

De la réactivité à la réaction

Dans une situation d’urgence présumée incompatible avec la démocratie, le temps devient une denrée rare. L’accélération vertigineuse du réchauffement climatique met, par exemple, l’humanité en demeure d’opérer des bifurcations énergétiques et des transformations considérables des modes de vie occidentaux. La tentation existe de considérer qu’il reste si peu de temps pour en gagner que la modalité de la décision doit cesser d’être délibérative. C’est déjà sur une situation de ce genre que se fondaient certaines interprétations de la nouveauté historique constituée par l’invention de l’arme nucléaire. Ainsi, dans la tentative de Hans Jonas pour refonder le concept de responsabilité à l’ère atomique, la vulnérabilité du vivant est à la source d’un impératif nouveau : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre3. » En lieu et place des utopies progressistes, Jonas plaide pour une « heuristique de la peur » qui subordonne chaque décision politique à l’exigence de perpétuer un futur. L’existence d’un avenir est érigée en une obligation inconditionnelle : sa préservation devient le critère a priori, comme tel indiscutable, de toute initiative politique.

Ce n’est pas un hasard si l’on ne trouve nulle part chez Jonas une valorisation de la démocratie comme d’un régime susceptible de faire face au défi atomique. Aux doutes traditionnels sur les lenteurs de la délibération collective s’ajoute une référence aux « générations futures » qui, comme figures humaines de l’avenir, définissent par avance le but d’une action politique acceptable. Or ces générations futures sont par principe incapables de participer à l’élaboration des normes présentes. Les contemporains de l’urgence doivent impérativement agir pour léguer à leurs successeurs une « vie authentiquement humaine sur Terre », mais sans que ces derniers puissent se prononcer sur ce que « authentiquement humain » veut dire. On peut certes imaginer des parlements de l’avenir, où les générations futures seraient invitées à faire connaître leurs doléances. Mais ces tentatives butent nécessairement sur la limite de la démocratisation de l’urgence : seuls les vivants d’aujourd’hui sont en mesure d’imaginer le monde d’après. Dans les diverses versions du catastrophisme, le temps est envisagé comme ce à partir de quoi il faut agir lorsqu’il menace de disparaître, jamais comme ce sur quoi il est possible d’intervenir collectivement pour en modifier les paramètres.

Cet aspect est encore plus saillant dans les grands récits de l’effondrement du monde. Ces derniers partagent avec l’approche catastrophiste de l’âge atomique l’idée d’une rupture nécessaire dans la définition du temps : du fait de son hybris industrielle, l’humanité serait désormais devenue une force géologique qui modifie de manière irréversible le climat. Or on ne délibère pas davantage sur l’irréversible que sur l’ontologie. Pour les collapsologues, le temps n’est pas seulement une denrée rare, il devient une force agissante qui, dans le dos de l’humanité, joue contre elle. Les solutions pour retarder l’inévitable, si elles existent, se situent alors davantage du côté de sagesses individuelles que dans une confrontation publique entre des points de vue opposés4. L’hypothèse de l’imminence de l’effondrement est censée avoir été démontrée par des experts. Elle procède à l’autonomisation hostile du temps qui réduit à rien les tentatives politiques pour agir sur lui.

Comme l’ont montré Catherine et Raphaël Larrère, la collapsologie s’apparente à une politique du choix unique qui entraîne dans son rejet de la modernité toute préférence pour la démocratie5. Au-delà du caractère déprimant de ce genre d’opinion, la question se pose de sa crédibilité empirique. Le problème est que les grands récits catastrophistes sont des récits sans peuple, où l’essentiel est déjà advenu et où l’on peut seulement réagir à une mutation du temps qui prend l’allure d’un destin. Plutôt qu’à « la » catastrophe nucléaire ou climatique qui concerne l’humanité en bloc, c’est pourtant à des catastrophes locales que sont confrontées des populations singulières. Or la passivité est loin d’être le mode dominant de négociation des humains avec le pire. Après une catastrophe, les individus réinvestissent un lieu dévasté pour y inventer de nouvelles formes de quotidienneté, élaborer de nouveaux rapports à leur environnement, introduire de nouvelles règles de justice. Ceux qui affrontent d’ores et déjà le désastre s’abandonnent moins à la déploration qu’ils ne mobilisent, en eux et collectivement, une inventivité de tous les instants6.

Tout à sa conviction selon laquelle l’humanité est confrontée à une accélération vers le néant, le catastrophisme érige le temps en dimension extérieure à l’action. Très présente au cours de l’actuelle pandémie, la métaphore de la « course contre la montre », destinée à limiter les effets du virus, va dans le même sens. En France du moins, les autorités politiques et sanitaires adaptent leurs discours à l’évolution de la maladie. Sans excès de consultation, elles prennent des mesures dans un contexte explicitement assimilé à un état d’urgence (sanitaire). L’idée est que la catastrophe est en cours et qu’il faut par tous les moyens parvenir à en diminuer les conséquences létales (c’est-à-dire la saturation des lits de réanimation). Pour cela, une prise de décision verticale fondée sur l’expertise des épidémiologistes semblera toujours plus rapide et efficace qu’une discussion interminable sur la pondération entre liberté et santé. Mais qui ne voit que, lors du confinement, c’est la créativité et la capacité d’auto-organisation des personnels exposés (soignants, caissières, éboueurs, etc.) qui, davantage que les décisions régaliennes, a permis de modifier le scénario écrit à l’avance d’une catastrophe sans retour ? Lénine disait d’une situation qu’elle était révolutionnaire quand, «  “ceux d’en bas” ne veulent plus et “ceux d’en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière7  ». Laissons ouverte la question de savoir si, « en haut », on a pu gérer correctement la crise du coronavirus et constatons qu’« en bas », en tout cas, on a bien voulu l’affronter.

Il y a démocratie partout où le temps cesse d’être subi pour devenir l’enjeu d’une négociation.

La question démocratique s’impose inévitablement lorsque la catastrophe n’est plus brandie comme un principe de légitimation, mais que les individus se confrontent à elle concrètement. Comment s’organiser ? Qui doit prendre les risques ? À quel moment agir ? Peut-on revenir sur ce qui a été décidé ? Ces questions ne se posent pas moins aux citoyens qu’aux chefs. Elles suggèrent que l’urgence n’est pas un cadre obligeant à réagir de manière autoritaire, mais qu’elle est redessinée par l’initiative collective. Il y a démocratie partout où le temps cesse d’être subi pour devenir l’enjeu d’une négociation.

L’ouverture du temps

Aucune des dimensions du temps n’échappe à ce que l’on peut appeler l’ouverture démocratique. C’est vrai du passé historique qui devient l’objet de querelles jugées par certains aussi interminables qu’une prise de décision quand elle est collective. Aux militants qui, dans la période récente, ont remis en cause certaines figures du récit national compromises avec l’esclavage et le colonialisme, Emmanuel Macron a rétorqué que « la République ne déboulonne pas de statues ». C’est vrai surtout en France où le mot « République » renvoie de moins en moins souvent à la souveraineté législative du peuple (selon la version rousseauiste initiale) et presque toujours à la logique de l’État. Or cette logique est précisément fondée sur la terminaison : plutôt que de prendre le risque d’ouvrir la boîte de Pandore, les autorités préfèrent clore le récit historique en déclarant qu’il n’y a pas à revenir sur le passé puisqu’elles assument tout. La logique démocratique va exactement en sens inverse, multipliant les lieux et les mémoires où le passé ne passe pas. Cette réécriture permanente de l’histoire n’implique pas nécessairement de déboulonner des statues, mais elle étend au passé lui-même la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime8  ». Dans une démocratie, le récit national aussi devient interminable.

Ce qui vaut du passé vaut de l’avenir, qui fait à sa manière l’objet d’une réécriture démocratique. Thucydide a donné un exemple de réexamen du futur en relatant l’histoire des habitants de Mytilène (cité de l’île de Lesbos), d’abord condamnés à mort par Athènes pour trahison. Prise de remords, l’assemblée des citoyens (ekklèsia) procède le lendemain à une nouvelle délibération et à un second vote qui annule le premier, obligeant des messagers à se précipiter pour rattraper les soldats partis exécuter leur mission9. Thucydide ne dit pas si les chefs de ces soldats ont voué aux gémonies les tergiversations des démocrates. On peut toutefois l’imaginer, puisqu’ils ont dû annuler leur action juste après avoir lu aux citoyens de Mytilène le décret les condamnant à mort. Les militaires n’apprécient guère les contre-ordres, surtout quand ils doivent les assumer publiquement. Il reste que la leçon positive de cette histoire est que la possibilité démocratiquement reconnue de changer d’avis, bien loin d’être un aveu d’impuissance, permet de choisir un autre futur.

Capable de réinvestir le passé et de modifier le futur, la démocratie agit aussi sur le présent. Qu’est-ce qu’un « commencement », comme aurait dit Hannah Arendt, sinon une manière d’introduire une nouveauté radicale dans le monde ? Or le principal effet d’une nouveauté permise par l’action est de soustraire le présent au prestige de la présence. Le présent cesse d’être simplement vu (ou prévu) quand il devient l’enjeu d’un faire qui, instantanément, le rend praticable10. Pour emprunter un exemple à la doxa sur l’impuissance démocratique, on incrimine souvent la passion contemporaine pour la « réunionnite ». Il est vrai que, parmi ses promesses non tenues, la gouvernance néolibérale n’a pas amoindri le poids d’une bureaucratie que l’on pensait réservée au communisme d’État. Qui n’a pas vécu, dans sa vie professionnelle, ces réunions interminables où l’on discute à n’en plus finir de tout et de rien ? Faut-il dénoncer, une fois de plus, la démocratie et ses éternelles palabres ? Ce serait accorder beaucoup de crédit aux discours managériaux sur l’« agilité » propre à une délibération collective et aux vertus des « process » qui partent d’en bas pour remonter vers le haut de la hiérarchie. En vérité, on s’ennuie dans ce genre de réunions, parce que rien ne s’y pense et surtout parce que rien ne s’y décide. Le temps présent est d’autant plus long à passer qu’il est déconnecté du faire, ce que chaque participant sait sans oser le dire. Quand, pour parler encore comme Arendt, un « miracle » se produit et que l’ordre du jour est bousculé par l’opportunité d’un véritable choix, le présent passe beaucoup plus vite. Il cesse d’être la dimension temporelle de ce qui est donné et subi pour devenir l’occasion inespérée d’une initiative.

La démocratie, dit-on, agit peu parce qu’elle parle beaucoup. Mais on parle d’autant plus que tout est joué d’avance et qu’il n’y a rien à faire, sinon combler les vides du présent. Il en va ici comme de l’inflation législative contemporaine, que personne ne peut sérieusement confondre avec un approfondissement de la démocratie. De même, le commentaire infini de l’actualité, à l’œuvre dans les chaînes d’information ou sur les réseaux sociaux, est un « débat » qui avalise ou incrimine le présent, mais qui a renoncé à le transformer.

Considérer le temps comme indépendant de l’action, c’est en faire un argument en faveur de l’unanimisme. Un passé clos sur lui-même est censé créer le consensus national ; un avenir déjà écrit, que ce soit sous la forme du progrès ou de la catastrophe, mobilise impérativement l’énergie de tous. Quant au présent qu’il faut accepter comme une évidence, il justifie les discours du renoncement et de l’adaptation. La croyance selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » récapitule ces trois formes d’adhésion au temps : le consensus n’est plus le terme idéal de la délibération, mais une contrainte dictée par l’époque où l’on vit. Fondée sur la culture du conflit, la démocratie remet en cause cette logique de l’unanimité. Elle reconnaît ceci que, même au cœur de la catastrophe, nous ne sommes pas tenus de penser la même chose. De fait, nous divergeons sur ce qu’il faut faire quelles que soient les circonstances : la démocratie n’est d’abord que l’institutionnalisation de cette divergence.

Démocraties faibles ou démocraties affaiblies ?

Peut-on, à partir de là, envisager ce qu’il y a d’interminable dans la démocratie, non comme une tare, mais comme une puissance ? Tout dépend de ce que l’on entend par « puissance ». Ce n’est pas un hasard si Spinoza, l’un des rares philosophes classiques à se revendiquer de la démocratie, a procédé à une redéfinition complète de ce concept. Être « puissant », c’est agir avec la conscience d’être la cause de ses actions. Dès lors, il y a impuissance à chaque fois que le temps est perçu comme se refusant à nos prises : on s’ennuie quand il ralentit, on s’adapte quand il s’accélère, on s’angoisse quand il se contracte. Dans tous les cas, on subit l’élément hors duquel on ne peut pourtant rien faire. Cette soumission se drape souvent dans la rhétorique de la souveraineté : activisme « réformiste », politiques sécuritaires et états d’urgence sont des manières de reprendre illusoirement le pouvoir sur un temps qu’on ne maîtrise pas. Mais la puissance n’est pas réductible au pouvoir compris en ce sens.

Pour lutter contre une épidémie, le pouvoir peut, par exemple, décider le confinement rigoureux de toute une population ou rendre obligatoire le port du masque même dans une rue déserte. Les moyens dont il dispose en matière administrative et policière lui permettent de faire exécuter ce genre de décision en un temps record, si bien que l’on commence par louer son efficacité, même si c’est au détriment de toute délibération. Puis, le temps passe et l’on commence à éprouver les effets de telles mesures sur la puissance effective des individus, leur état psychique et corporel, leurs humeurs, leur faculté de concentration, etc. À la fin, le pouvoir lui-même reconnaît qu’un nouveau confinement serait la pire des solutions et que ce qui a été décidé dans l’urgence ne doit surtout pas se reproduire. Ce n’est pas seulement une question économique, encore que la sacro-sainte productivité des salariés dépende aussi de leur capacité à intervenir réellement sur leurs conditions de travail. En dernière analyse, c’est bien un problème de puissance puisque, comme l’a montré Spinoza, la puissance d’agir d’une multitude est fonction de celle des individus qui la composent. Elle augmente en même temps que la conscience qu’ont les individus d’influer sur les modalités de leurs expériences.

Ici, la démocratie prend l’avantage sur toute autre forme d’organisation, car il est évident que l’on modifie plus facilement le rythme d’une société à plusieurs que tout seul. Pour faire mentir le lieu commun de l’impuissance démocratique, il faut suivre Spinoza et inverser la charge de la preuve. On présume la multitude versatile, changeante et donc incapable de prendre des décisions. Mais qu’est-ce qui nous assure que ce ne sont pas plutôt les tyrans qui, pour susciter l’adhésion éphémère de leurs sujets, doivent sans cesse changer de pied ? « Dans un État démocratique, écrit Spinoza contre toute la tradition philosophique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité11. » On a bien lu : « en une seule et même absurdité ». Spinoza n’ignore pas qu’une masse d’individus peut errer, il constate simplement que plus cette masse est grande, plus les motifs de se tromper seront divergents, donc moins l’erreur a de chances d’être durable. Le conflit n’est pas ici un obstacle à la décision rationnelle, mais une garantie contre l’attachement obstiné à une même absurdité. Un monarque, en revanche, cherche à susciter l’adhésion de ses sujets à une seule idée (la sienne). Pour y parvenir, il devrait à chaque instant connaître et épouser les désirs de la majorité de son peuple. Un régime autoritaire puissant réclamerait un chef à la vertu quasi surhumaine.

Comme une telle vertu ne se rencontre pour ainsi dire jamais, il ne reste qu’une seule issue à l’autoritarisme pour créer du consensus : susciter une telle tristesse chez les sujets qu’elle les forcera à se soumettre. Là est l’origine véritable de l’impuissance politique. Cette impuissance n’a rien de démocratique puisqu’elle résulte des discours, des institutions ou des croyances qui séparent les individus de ce qu’ils peuvent. Malgré le mérite heuristique que lui prête le catastrophisme, la peur est le meilleur instrument pour déposséder les citoyens de toute initiative. En effet, ce sentiment fige l’avenir sous la figure du pire. Davantage tournée vers le passé, la mélancolie ôte, elle aussi, toute puissance d’agir à des individus qui idéalisent le monde d’avant au point de ne voir dans le présent que des sujets de déploration. Dans les deux cas, le temps fait obstacle à toute initiative collective parce qu’il est présenté comme achevé.

La démocratie, quant à elle, assume l’indétermination du temps. Cette valorisation de l’interminable la rend sans doute fragile, mais certainement pas faible12. À vrai dire, les démocraties ne deviennent faibles que lorsqu’elles sont affaiblies, c’est-à-dire lorsque surgissent de leur sein même des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir, particulièrement au pouvoir exécutif. Dans ce genre de situations historiques, l’idée selon laquelle « nous n’avons pas le temps de délibérer » s’impose facilement. Mais on se demande rarement s’il n’existe pas un lien entre la délibération, l’adhésion véritable aux mesures prises et l’expérience du temps comme une opportunité plutôt que comme une contrainte.

La démocratie assume l’indétermination du temps.

À l’opposé d’une telle logique, Spinoza déclare que la démocratie est le régime « entièrement absolu » puisqu’il connecte la puissance des institutions avec celle des individus qui agissent dans leur cadre13. Cette absoluité se dégrade en absolutisme lorsqu’un seul ou quelques-uns pensent non seulement pouvoir décider à la place des autres, mais prétendent être d’autant mieux obéis qu’ils n’auront pas associé à la décision ceux auxquels elle devra s’appliquer. Ce genre d’« efficacité » ne dure qu’un temps : celui qu’il faut aux citoyens pour expérimenter que leurs désirs autoritaires naissent de leur impuissance, et celui nécessaire au pouvoir pour se rendre compte qu’on gouverne mal une multitude dominée par les passions tristes.

  • 1.Baruch Spinoza, Œuvres IV. Éthique [1677], édition sous la dir. de Pierre-François Moreau, Paris, Presses universitaires de France, 2020, IVe partie, proposition 71, p. 429.
  • 2.De manière contre-intuitive, l’historien Hans Mommsen a décrit Adolf Hitler comme un « dictateur faible », particulièrement indécis, mais tellement animé par la pulsion d’agir vite qu’il a fini par s’enferrer dans des contradictions insurmontables. Cela n’a pas empêché nombre de contemporains de Hitler de louer sa fermeté d’action contre les louvoiements des démocraties. Voir Hans Mommsen, Le National-Socialisme et la société allemande. Dix essais d’histoire sociale et politique, trad. par Françoise Laroche, préface par Henry Rousso, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.
  • 3.Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [1979], trad. par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 1999, p. 40.
  • 4.Voir, par exemple, Gauthier Chapelle, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Une autre fin du monde est possible, Paris, Seuil, 2018.
  • 5.Voir Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020.
  • 6.Voir Sandrine Revet, Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue de 1999 au Venezuela, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007.
  • 7.Lénine, « La maladie infantile du communisme » [1920], dans Œuvres choisies, Paris, Éditions sociales, t. II, p. 751.
  • 8.Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État-providence » [1984], Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 53.
  • 9.Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. par Jacqueline de Romilly, Paris, Robert Laffont, 1990, livre III, § 25-50. J’emprunte cette interprétation de l’épisode comme signe de la réversibilité du temps démocratique à Antoine Chollet, « Défaire son action. Quatre figures possibles d’une réversibilité politique en démocratie », Raisons politiques, no 60, 2015/4, p. 105-128.
  • 10.Voir Paul Ricœur, « L’initiative », dans Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 261-277.
  • 11.B. Spinoza, Traité théologico-politique [1670], éd. de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1965, p. 267.
  • 12.Voir Myriam Revault d’Allonnes, Fragile Humanité, Paris, Aubier, 2002.
  • 13.B. Spinoza, Traité politique [1677], éd. de Laurent Bove, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 267.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

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