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Positions – Clément Méric ou les colères françaises

août/sept. 2013

#Divers

Bien avant que Stéphane Hessel ne conjugue l’indignation à l’impératif, Merleau-Ponty décrivait la colère comme « un mode de connaissance qui ne convient pas mal quand il s’agit du fondamental1 ». C’est une manière de dire que l’entrée dans les problèmes de la justice, du bien et peut-être même du vrai se fait par le négatif. Le plus souvent, le sentiment du scandale l’emporte sur la certitude de ce qui devrait être.

La période récente ne manque pas de colères collectives. Leurs causes sont aussi variées que leurs effets : écart entre la magnificence footbalistique et la répartition des richesses au Brésil, récession économique et sentiment de s’être fait voler la révolution en Égypte, refus de l’arbitraire drapé dans la religion en Turquie. À chaque fois, la colère se trouve à l’origine d’un processus politique dont il est impossible de prédire le dénouement. Par lui-même, cet affect ne garantit ni ne justifie rien. Il indique seulement la limite qui, dans une société, sépare ce qui est supportable de ce qui ne l’est plus.

Avant que la colère n’éclate publiquement, cette limite demeure imperceptible à la majorité. C’est par là que ce sentiment est politiquement instructif : il trahit la représentation qu’une société se fait de ce qui est « fondamental ». L’absence de colère ne nous renseigne donc pas moins que sa présence. L’indifférence dessine avec précision le domaine de ce qui est jugé banal et admissible.

Qu’en est-il des non-colères françaises ? La divulgation par Le Monde de l’ampleur des écoutes auxquelles se livre la Dgse n’a pas suscité de grande émotion (à l’inverse du programme similaire émanant des États-Unis) : cela confirme la confiance des Français à l’égard de l’État. Le retour en force des « affaires » (de Cahuzac à Sarkozy) afflige sans indigner : cela traduit la défiance des mêmes Français à l’égard des représentants de l’État.

Au cours de ces dernières semaines, la non-colère française la plus spectaculaire concerne la mort de Clément Méric. Certes, il y eut quelques manifestations à la mémoire du militant d’extrême gauche mort lors d’une bagarre avec des skinheads. La plus importante d’entre elles n’a pourtant pas réuni plus de deux mille personnes sur la place Saint-Michel. Se souvient-on de l’immense manifestation après la mort de Malik Oussekine en 1986 ? Ou du défilé qui suivit l’assassinat (déjà par des crânes rasés) de Brahim Bouarram en 1995 ? François Mitterrand était en tête du cortège, incarnant une colère officielle.

Et à propos de Clément Méric ? La machine médiatique s’est mise en marche avec d’autant plus de fracas que les chaînes d’information continue donnent désormais le la des émotions publiques. Si les condamnations n’ont pas manqué, elles ont presque immédiatement été redoublées par des interrogations apparemment urgentes : lequel des deux militants a-t-il provoqué l’autre ? Ne faut-il pas déplorer une « violence » équitablement partagée de part et d’autre de l’échiquier idéologique ? Et n’y aurait-il pas eu finalement, dans l’attitude du jeune Méric, un excès de provocations ?

Le soubassement de ce type d’investigations médiatiques mérite d’être interrogé. À supposer (ce que l’enquête semble établir) que Clément Méric et ses amis aient déclenché la rixe en interpellant les militants d’extrême droite, que faut-il en conclure ? Que, dans la France d’aujourd’hui, le tatouage d’une croix gammée sur la nuque ou le port d’insignes nazis ne constituent pas des « provocations » suffisantes pour justifier une réaction. Si la violence est aussi dans les symboles, ceux exhibés par des néonazis constituent pourtant déjà une agression. D’un pays qui a légiféré récemment sur l’interdiction de la burqa dans la rue, on attendrait plus d’intransigeance en matière de signes ostentatoires et d’atteinte à l’ordre public.

À l’aune de la prudence, il est certain que Clément Méric aurait dû hausser les épaules ou baisser les yeux en croisant une bande de skinheads mieux bâtis et mieux équipés que lui. C’est du reste ce qu’auraient fait beaucoup de ceux qui lui reprochent sa témérité. Mais la colère se situe précisément à l’opposé de ce genre de conséquentialisme qui jauge la valeur des principes en fonction de leurs chances de triompher sans trop de dommages.

On peut penser ce que l’on veut de la doctrine radicale des « anti-fa », mais ils ont pour eux leur colère que la France médiatique et officielle ne veut plus voir. Lorsqu’elles sont mal comprises, les théories du totalitarisme justifient l’équivalence entre l’extrême gauche et l’extrême droite. Mais que cette équivalence dans l’indignité soit proclamée le jour même où elle est démentie par les faits ne laisse pas de surprendre. On a pourtant entendu Jean-François Copé exiger l’interdiction de tous les groupuscules alors que la mort de Clément aurait pu marquer une pause dans l’affirmation rituelle selon laquelle « les extrêmes se rejoignent ».

Des déclarations de ce genre ne sont possibles que dans une société où, à force de mettre en scène l’indignation, on se fait une idée confuse de ce qui est vraiment intolérable. On ne supporte plus la « violence » en général, mais on a cessé de voir celle qui s’approche le plus de la barbarie. L’espace de quelques jours, Serge Ayoub (anciennement « Batskin » et toujours agitateur néofasciste) a pu arpenter les plateaux de télévision en qualité d’expert des nouvelles radicalités. Son discours est pondéré et ses positions recevables puisque lui aussi condamne toutes les violences physiques. Bref, il n’a plus rien pour susciter la colère de certains médias qui ont besoin de leur « nazi raisonnable » pour éditorialiser.

L’indignation sociale devient politiquement significative lorsqu’elle change d’objet. En France, l’ancienne colère consensuelle établissait une hiérarchie des maux où le national-socialisme et ses avatars occupaient la position du pire. Les réactions à la mort de Clément Méric nous apprennent que cette colère doit désormais se justifier et éviter de se traduire par des gestes disproportionnés. On réclame un peu de tolérance même pour la droite de l’extrême droite. Cette victoire de la démocratie a un goût amer.

  • 1.

    Dans la préface de Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2001 (1re éd. 1960).

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

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