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Pourquoi le nihilisme ?

mars/avril 2014

#Divers

Face au mot « crise », si souvent employé depuis quelques années qu’il ne renvoie plus à grand-chose, il est utile de redonner sa place au « nihilisme ». Issue d’une histoire, cette notion nous permet de ne pas nous enfermer dans notre présent, et d’interroger aussi bien la destruction du sens qui semble caractériser notre époque que l’appel aux valeurs qui trop souvent prétend y répondre.

Pourquoi le « nihilisme » ? Les mots ne manquent pas, pourtant, qui disent la sombre incertitude du présent. Est-il opportun de faire usage d’un terme qui charrie autant de présupposés ?

Dans la sémantique contemporaine de l’inquiétude, c’est le mot « crise » qui domine. Déclinée dans à peu près tous les registres de la vie collective (l’économie, la morale, l’amour ou la politique), la crise nomme les contradictions où s’enferre la société, tout en faisant, en principe, signe vers un dénouement. Elle devient « structurelle » lorsque aucune issue n’est à l’horizon et que, d’événement transitoire, la crise se transforme en état permanent. Mais même dans ce cas, on peut hésiter à employer le mot de nihilisme. Pour ne pas céder à la tentation du pire, on parlera plutôt de « déclin », de « mélancolie », voire de « décadence ». Autant de termes qui évoquent une perte et décrivent une situation critique dont il n’est pourtant pas exclu que l’on puisse sortir.

Pourquoi, alors, ajouter un élément d’effroi métaphysique au discours déjà fort répandu de la déploration ? Une première réponse serait que le nihilisme évoque le « rien » dont sont tissées nos expériences. Or les occasions ne manquent pas où le rien s’impose comme la seule conclusion possible à ce que nous voyons : un débat politique désormais entièrement soumis aux impératifs de la communication, la présence du (mauvais) spectacle dans l’espace public, la résurgence de passions délétères et les victoires actuelles du ressentiment. Ce ne sont pas les violences destructrices qui incitent à porter ce diagnostic, plutôt les petites vacuités quotidiennes dont nous sommes témoins. À la question : « Qu’est-ce que le nihilisme ? », Nietzsche répondait « que les valeurs supérieures se déprécient ». Les sociétés contemporaines n’opèrent pas de tri dans ce qu’elles montrent, en sorte que c’est l’idée même d’une hiérarchie du sens qui tend à disparaître. L’information en temps réel sacrifie la mise en forme à la mise en scène. L’accélération généralisée des rythmes donne le sentiment de danser au-dessus d’un abîme dont rien de décisif n’émerge.

Une société qui offre trop d’objets à croire et pas assez de crédibilité prête le flanc au soupçon de reposer sur le vide. Mais le nihilisme exprime autre chose, de beaucoup plus important qu’un constat banal sur la vacuité des opinions dans une société qui a renoncé à l’organisation hiérarchique du sens. Plus que la généralisation du rien, il désigne son élévation au rang de puissance active. Il y va ici d’une certaine fascination pour le néant dont on peut hésiter à faire un trait d’époque, alors qu’il est aisé de parler de relativisme. Il existe aussi une tentation de ne pas voir que le rien devient un horizon dont il est d’autant plus difficile de sortir qu’il se soustrait à nos attentes les plus tenaces en matière de sens. Qu’il soit devenu suspect de parler aujourd’hui de nihilisme, alors que des auteurs aussi différents que Camus, Blanchot ou Deleuze n’hésitaient pas à le faire au cœur du xxe siècle, participe de la chose même. Une époque nihiliste ne s’avoue pas aisément comme telle. Elle invente d’autant plus de simulacres qu’elle entend voiler le rien dont elle procède.

Le premier objectif de ce numéro d’Esprit est de réintroduire le mot de nihilisme dans le champ : c’est la condition préalable à la lutte contre la chose qu’il désigne. Au plus loin de la déploration, il faut justifier ce choix en insistant sur ce que l’on gagne à parler de nihilisme pour éclairer le présent. La forme de ce dossier se veut adéquate à son objet : renouant avec une tradition de la revue, Esprit propose un questionnaire qui met à l’épreuve une notion tombée en déshérence dans le débat intellectuel1. Plutôt que de publier un ensemble d’articles historiques ou thématiques sur le nihilisme, nous avons sollicité des économistes, des philosophes, des théologiens, d’autres intellectuels encore, afin de savoir dans quelle mesure la question du nihilisme entre en écho avec leur travail. C’est la pertinence descriptive du concept de nihilisme que cet ensemble voudrait faire paraître, s’ouvrant sur un long entretien avec Jean-Luc Nancy, dont l’œuvre n’a cessé d’interroger les fausses évidences du sens. On se contentera ici d’indiquer les bienfaits d’une référence au nihilisme pour 1) introduire de la profondeur historique dans l’analyse, 2) reposer la question du sens et 3) mettre en doute les appels récurrents aux « valeurs » pour résister à la crise.

Renouer avec l’histoire

Davantage qu’une définition, le nihilisme a une histoire. C’est une première raison pour remettre en scène ce terme : il permet de prendre du champ dans la lecture du présent plutôt que de céder au court terme de l’expertise. Le nihilisme échappe au problem solving dans la mesure où il s’ancre dans le temps long de l’histoire européenne. Sans remonter jusqu’à la gnose ou à la théologie négative, c’est à la fin du xviiie siècle que le mot fait son apparition2 et au milieu du xixe qu’il prend une place centrale dans le débat intellectuel. En 1862, Tourgueniev utilise le terme pour décrire le caractère révolté de son héros Bazarov qui veut servir le peuple en mettant à bas les traditions religieuses comme les croyances dans le progrès3. Dès lors, le nihilisme devient un concept central pour exprimer le mal-être qui entrave la compréhension que l’Occident a de lui-même.

De Dostoïevski à Cioran en passant par Schopenhauer et Flaubert, le nihilisme désigne une tonalité propre à l’Europe moderne revenue des dogmes religieux et exposée à une existence sans fondement. On peut penser que le nihilisme situe trop en hauteur l’origine de nos désespoirs. C’est justement son mérite : privilégier la compréhension ample sur les explications courtes. Il se pourrait que « aujourd’hui » dure depuis longtemps, alors que nous avons tendance à penser que les maux dont nous souffrons émanent de causes à la fois récentes et unidimensionnelles. Ce type de rationalisation a quelque chose de rassurant : pour résorber le chômage, il suffit de créer de la croissance ; pour refonder la démocratie, il faut enseigner les valeurs de la République ; pour prolonger la durée de vie, il est nécessaire d’investir dans la recherche médicale … Le diagnostic de nihilisme déplace la focale en demandant, par exemple : que vaut le mythe de la croissance ? Quelle est la valeur des valeurs républicaines ? D’où nous vient ce désir d’immortalité ? Ces questions émanent du soupçon qu’il n’y a peut-être rien derrière les idoles contemporaines. Ce « rien » possède une histoire qu’il nous faut reprendre.

Chez Nietzsche, puis chez Heidegger, le nihilisme acquiert une profondeur historique plus grande encore. Il ne renvoie plus simplement à la vanité d’une vie sans Dieu ou à la fascination politico-esthétique pour le néant, mais désigne une dimension essentielle de l’histoire occidentale marquée par le christianisme et la métaphysique. Au-delà du pessimisme ou du dégoût d’exister, il y va donc avec le nihilisme de la physionomie de la modernité en tant qu’elle résulte du renoncement à l’idée d’une raison ultime des choses.

Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui va venir, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière : l’avènement du nihilisme4.

Nous serions donc au mitant de cette histoire qui s’inaugure par l’effondrement, plus psychologique que sociologique, des valeurs chrétiennes. Le propre de la notion de nihilisme est de nouer une disposition individuelle et psychologique avec une évolution collective et spirituelle. Une immense fatigue se serait emparée de l’Europe comme des Européens à la suite de l’abandon plus ou moins volontaire de la foi dans la consistance de l’être. Dans ce que l’on peut appeler l’« histoire du nihilisme », sur laquelle revient la première partie de ce numéro, cette fatigue européenne a d’abord pris la forme terrible de la guerre extrême menée au nom de rien. Jünger et Patočka, mais déjà Paul Valéry, présentent la Première Guerre mondiale comme le suicide de l’Europe au moyen d’une dévastation technique d’autant plus radicale qu’elle laisse en suspens la question de savoir « au nom de quoi » se mène la lutte.

Le désir de ne plus être ne prend plus, de nos jours, un aspect sanglant. Le projet européen, issu du deuxième suicide du continent, a même souvent été présenté comme une réplique positive au nihilisme. Reconstruire plutôt que de contempler des ruines ! Il reste que les adversaires de la construction européenne ont souvent vu dans cette dernière l’organisation pacifique d’une sortie définitive hors de l’histoire. Aujourd’hui, même les partisans de l’Union européenne sont obligés de reconnaître que la lassitude s’est emparée des citoyens comme des institutions. Ce que l’on analyse en général d’un point de vue procédural (l’absence de peuple européen, la défiance à l’égard des institutions communautaires, les limites d’un modèle exclusivement économique) a peut-être des origines plus lointaines. On déclare « vouloir l’Europe », mais que veut l’Europe ? Quels sont les principes et les objectifs d’une construction politique qui semble ne reposer que sur elle-même et (c’est la même chose) sur le poids de plus en plus encombrant de la technocratie ? Que signifie, finalement, « être européen » à l’heure d’une globalisation qui européanise le monde au détriment du continent Europe ?

Cet exemple montre que le nihilisme n’est pas un courant d’idées qui relève au mieux de l’histoire culturelle. À l’arrière des problématiques sociales ou politiques apparemment balisées par l’expertise, on trouve des décisions métaphysiques sur l’histoire et des attitudes psychologiques dont il n’est pas inutile de retracer la généalogie. Plutôt que de se donner un individu ou une société déjà faits sur lesquels il n’y aurait plus qu’à agir (c’est toute la rhétorique du « projet » européen), on peut se demander de quelles expériences spirituelles émanent nos attentes et nos renoncements. Le nihilisme situe l’origine de la configuration contemporaine dans la montée en puissance du vide. De ce fait, il consonne avec notre époque qui consacre, parfois pour le pire, l’effondrement des repères de la certitude.

Inquiéter le sens

À cela, on pourrait répondre que l’histoire européenne est une chose, mais que les défis du présent appellent autre chose qu’une remémoration du néant. Pourquoi parler de nihilisme alors que le monde n’a jamais été autant saturé de sens et traversé à ce point par des techniques efficaces ?

Précisément, le nihilisme n’est pas synonyme d’absence de sens (l’absurde), mais il désigne sa réduction à un modèle unique : celui de l’efficience. C’est au milieu du xixe siècle, on l’a dit, que le thème s’impose, c’est-à-dire à une époque où triomphent le positivisme et la foi dans la science. La croyance dans la convergence entre les progrès de la technique et ceux de l’humanité morale bat alors son plein. Dès cette époque, l’on pouvait s’étonner que le nihilisme émerge dans un contexte marqué par autant d’optimisme5.

Pour éclairer ce paradoxe apparent, il faut se souvenir de Bouvard et de Pécuchet, deux figures de l’optimisme scientiste dont la bêtise a été élevée par Flaubert au sublime. Ces personnages veulent transformer le monde de fond en comble, l’expliquer et le rationaliser afin que ne subsiste aucune trace d’incertitude. Leur confiance dans la science n’est pas tant une réponse au nihilisme que son expression ultime. Prisonniers d’un désir absolu de maîtrise, Bouvard et Pécuchet interprètent la résistance du monde comme une insulte à leur demande de sens : plutôt que de renoncer à leurs théories, ils accusent le monde d’irrationalité au point de rêver sa destruction. Lorsqu’elle se conjugue avec un volontarisme effréné, la passion de la connaissance peut mener à l’abîme : c’est Nietzsche, toujours, qui disait que l’homme nihiliste « préfère vouloir le rien que ne rien vouloir6 ».

« Oh ! le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant »

Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier. Marcel devait fouir les plates-bandes.

Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient. L’un fermait sa serpette, l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se promener – Bouvard à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par précaution ; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de pain.

Dans cette méditation, des pensées avaient surgi ; ils s’abordaient, craignant de les perdre ; et la métaphysique revenait.

Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d’un gravier dans leur soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.

En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des choses qui n’existent pas.

Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiettèrent sur de l’eau et le camphre tourna.

Voilà donc le mouvement dans la matière ! Un degré supérieur du mouvement amènerait la vie.

Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne seraient pas si variés. Car il n’existait à l’origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ?

Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, principalement Pécuchet.

Son besoin de vérité devenait une soif ardente.

Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s’écriait la tête dans les mains : – « Oh ! le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant ! »

Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chap. VIII

Le nihilisme ne désigne pas tant le désenchantement du monde qu’une réaction négative à ce dernier. Il est donc parfaitement compatible avec un activisme d’autant plus intense qu’il n’a pas de finalité claire. Ces derniers mois, la France a été le terrain d’immenses colères à propos du sens. Les manifestations hostiles au mariage homosexuel ont vu se conjuguer une demande de repères, une référence rigide aux valeurs et tout un amas de certitudes qui se situent à l’articulation de la religion et de l’anthropologie. Comme souvent, la théologie a été la grande absente de cette foire d’empoigne à propos des « valeurs religieuses », ce pourquoi la deuxième partie de ce dossier porte sur le lien entre le nihilisme et les discours de la foi. La saturation du sens trouve des expressions militantes dans la croyance religieuse (les évangélismes en sont un bon exemple), comme si la foi avait perdu tout lien avec l’aveu de l’incertitude.

On peut aussi retrouver la trace du néant dans une demande hyperbolique de sens qui sombre dans les théories du complot, le fanatisme religieux ou le terrorisme. À chaque fois, tout vaut mieux que d’accepter l’incertitude qui émane du monde moderne. Tout, c’est-à-dire aussi bien le rien devenu l’objet d’un désir passionné et destructeur.

Dès lors, le diagnostic sur le nihilisme prend une nouvelle dimension : il s’oppose au romantisme du sens qui caractérise assez bien nos sociétés contemporaines. Ce n’est pas tant la demande comme telle qui est en cause que la nature d’une attente qui confond le sens avec la signification logique, comme si tout dans le monde était justiciable d’un savoir objectif. À la suite de Husserl, Patočka a insisté sur le fait que le nihilisme procède de la naturalisation du sens qui postule que seuls existent le quantifiable et le représentable. Dans cette perspective, la technique, qui ne s’oppose plus aux croyances religieuses lorsque celles-ci sont à la recherche de dogmes et de preuves, accomplit une figure du nihilisme : la négation active de ce qu’il y a d’incertain dans l’expérience humaine. L’oubli du « monde naturel », fait d’incertitudes et de contingences, au profit de la rationalité technique instrumentale, prépare des déceptions d’autant plus redoutables qu’elles sombrent dans le désir de plier le réel aux exigences des sciences objectives7.

Le dégoût d’exister n’est jamais un point de départ, il résulte plutôt du constat de l’inadéquation entre le monde et nos attentes instrumentales. Comme le montre le désespoir de Pécuchet, la naïveté qui fait que l’homme se considère comme la mesure de toutes choses se transforme en ressentiment lorsqu’il constate que ce même réel résiste à ses calculs et à ses prévisions. Pour répondre à ces déceptions, il est tentant d’inventer un monde fictif qui aurait cet avantage d’être parfaitement intelligible puisqu’il n’y subsisterait aucune indétermination. Les modèles mathématiques, pourtant hautement « rationnels », que l’on a voulu appliquer à l’action humaine et à l’économie, symbolisent bien cette naïveté qui consiste à soumettre le réel aux catégories d’une raison abstraite.

Le nihilisme est donc parfaitement compatible avec le « trop-plein » de l’explication et de la saturation du sens. Ne parler de rien autorise à parler indéfiniment, et l’on sait combien nos sociétés médiatiques s’y entendent pour soumettre le moindre événement à un commentaire infini. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’individu contemporain ne souffre pas de ne croire en rien, il serait plus juste de dire qu’il est invité à croire dans le rien qu’on lui présente quotidiennement en guise de pitance. Cela explique aussi un certain aveuglement à l’égard du nihilisme. En effet, ce dernier se situe à la croisée de la métaphysique et de la littérature, deux disciplines auxquelles on délègue de plus en plus rarement le soin de décrire le réel. De la première, on attend aujourd’hui plutôt qu’elle réenchante le monde à l’aide de catégories forgées pour justifier les promesses transhumanistes de la technique. Quant à la seconde, elle se voit la plupart du temps cantonnée à un rôle de divertissement ou à sa fonction esthétique. Dans les deux cas, on s’interdit de comprendre comment les crises que nous traversons sont liées à un choix en faveur d’une figure unilatéralement scientiste de la rationalité.

Évoquer le nihilisme du présent revient donc moins à déplorer l’absence de sens qu’à mettre en doute la certitude de le trouver au coin de la rue ou au détour d’une équation. À l’heure où le travail universitaire se confond avec le processus globalisé de la « recherche », où la statistique étend sa capture à l’ensemble des phénomènes humains et où le commentaire réduit les événements au bavardage médiatique, il n’est pas inutile d’interroger le besoin de clôture qui caractérise l’organisation contemporaine du savoir.

Douter des valeurs

Aborder les incertitudes du présent en faisant le détour par l’histoire spirituelle de l’Europe, interroger la définition du sens qui domine et configure notre époque : ces deux raisons suffiraient à justifier que l’on s’interroge sur l’actualité du nihilisme. Mais il en est une troisième, peut-être la plus importante car elle touche à un phénomène contemporain dont nous sommes aujourd’hui capables de mesurer l’ampleur. La réponse aux crises traversées par les démocraties prend trop souvent la figure de l’appel aux « valeurs ». Par là, on entend le plus souvent de solides croyances qui se seraient éclipsées sous le poids du relativisme ou de l’individualisme, mais qu’il serait loisible de réactualiser pour répondre aux demandes d’une société en mal de repères. Dans le registre des valeurs, à peu près toutes les institutions peuvent être convoquées pour peu qu’elles symbolisent un semblant d’ordre : les églises, la république, la famille ou encore l’entreprise. Le marché aux valeurs (et n’y a-t-il jamais de valeurs ailleurs que sur un marché ?) se porte d’autant mieux que l’on regrette par ailleurs la disparition d’authentiques hiérarchies et de croyances solides. La dernière partie de ce dossier revient sur l’ambiguïté de la notion de valeurs, aussi bien dans le domaine politique et moral que dans la sphère économique où elle trouve son déploiement privilégié.

Notons déjà que cet appel récurrent aux valeurs est singulier puisqu’il promeut le volontarisme (« les valeurs, cela s’enseigne ») tout en se revendiquant d’un ordre universel du bien que personne n’a choisi. Rien n’est plus subjectif que les valeurs, mais ce sont elles, pourtant, que l’on appelle en renfort d’une société dont les édifices semblent mis à mal par les évolutions du monde. Surtout, la dimension moralisante du retour aux valeurs masque mal une accointance profonde avec le nihilisme qu’il prétend combattre : Nietzsche repérait le triomphe du nihilisme dans le fait que l’humanité ne retenait plus que les « valeurs qui jugent ». On oublie que, à l’arrière des valeurs, il y a des évaluations qui demanderaient elles-mêmes à être mises en question, non seulement quant à leur objectivité, mais aussi relativement au geste dont elles procèdent.

Le nihilisme pourrait bien triompher sous la figure des jugements qui concluent à la décadence, au déclin, voire à la maladie du présent. Comme l’écrit Heidegger :

Dans de tels jugements, ce qui est décisif ce n’est pas qu’ils évaluent tout dans le sens négatif, c’est qu’en tout état de cause ils évaluent8.

Le dogme de l’évaluation s’est aujourd’hui généralisé à un point tel qu’il ne fait plus question. Des politiques publiques à la recherche, du fonctionnement de l’entreprise à celui du couple, l’ensemble des activités humaines est décrété susceptible de quantification. N’est-ce pas là le signe d’une incapacité à juger à l’aide d’autres critères que ceux fournis par les mathématiques ? Ce choix d’un unique modèle de rationalité n’émane-t-il pas d’un désespoir profond qui mine les capacités d’initiative des individus ?

Ce sont là autant de questions que la confrontation avec le nihilisme permet d’ouvrir. S’interroger sur la « valeur des valeurs », c’est revenir à une configuration de l’Europe ouverte par la « mort de Dieu » et dont ce dossier montre qu’elle nous concerne encore par bien des aspects. La passion de l’évaluation ne peut s’imposer que dans un monde où le fondement des valeurs n’est plus donné sous une forme religieuse. En ce sens, il existe bien un lien entre l’évaluation et la démocratie : ce que Claude Lefort appelle le « lieu vide du pouvoir » implique que les principes qui organisent la société deviennent l’objet d’un questionnement permanent. Mais l’évaluation cesse d’être démocratique lorsque ses critères ne font plus question et que la quantification des valeurs vise à balayer l’incertitude au profit de la logique du calcul. Confondre le citoyen avec l’homme économique (rationnel et prévisible), c’est encore une manière de forclore l’indétermination démocratique.

Le nihilisme apparaît en toute lumière au moment où l’on cherche à convaincre qu’il n’y a rien à penser ni à vouloir au-delà des valeurs. Dans cette logique, la culture du conflit est condamnée au nom des risques de « barbarie » qu’elle recèle. Comme si ceux qui ne veulent soumettre la politique ni à la morale ni à l’économie étaient suspects d’un irrationalisme irresponsable. La référence au nihilisme serait justifiée si elle permettait de comprendre que le recours aux valeurs n’est pourtant pas la seule solution face à l’angoisse du vide. La modernité a élaboré des normes qui, parce qu’elles n’émanent pas de la raison instrumentale, peuvent prétendre à une universalité non autoritaire9. En deçà des valeurs et des normes, il existe aussi des convictions qui, conscientes de leur fragilité, ne se présentent pas comme des garanties absolues pour affronter l’avenir. La réponse au « rien » ne se trouve pas dans le trop de certitudes. Elle émane le plus souvent de ceux qui, au contraire de Pécuchet, préfèrent le doute au néant.

  • 1.

    La revue a souvent fait appel à des questionnaires ou à des enquêtes pour traiter de sujets divers, de l’école (« Réforme de l’enseignement », juin 1954), à la médecine (« Les médecins parlent de la médecine », février 1957) en passant par l’armée (« Armée française ? », mai 1950) et des pays étrangers (Japon, Allemagne …). Les enquêtes ont également été au cœur de numéros emblématiques d’Esprit, comme « La sexualité » (novembre 1960), « Nouveau monde et parole de Dieu » (octobre 1967), « Le temps des religions sans Dieu » (juin 1997) ou « Pourquoi le travail social ? » (avril-mai 1972) et son écho de 1998 : « À quoi sert le travail social ? ».

  • 2.

    Dans la bouche du jacobin Anacharsis Cloots : « La république des droits de l’homme, à proprement parler, n’est ni théiste ni athée ; elle est nihiliste. » Ce qui est dit ici de manière méliorative sera très souvent repris sous la forme d’une critique de l’absence de fondement transcendant des droits de l’homme.

  • 3.

    Voir Yvan Tourgueniev, Pères et fils, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.

  • 4.

    Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, Œuvres philosophiques complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1976.

  • 5.

    Ajoutons que, pour Nietzsche, le nihilisme ne résulte pas de l’abandon des valeurs chrétiennes ou des croyances métaphysiques, mais qu’il est déjà à l’œuvre dans le modèle du sens légué par le christianisme et le platonisme. Dans cette perspective, c’est parce que l’on pose la vérité hors de ce monde que l’on se condamne à nier le monde dans toutes ses caractéristiques prégnantes (le devenir, le sensible, la puissance affirmative de la vie). L’idéalisme ne serait jamais que la marque d’un refus. Sur le rapport entre christianisme et nihilisme, voir Didier Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Puf, 1998.

  • 6.

    Nietzsche, Généalogie de la morale, III, § 1.

  • 7.

    Voir Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris, Verdier, 1999.

  • 8.

    Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, Puf, 1959, p. 39.

  • 9.

    L’opposition entre les normes et les valeurs est, par exemple, au cœur de l’œuvre de Jürgen Habermas.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

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