Images des gauches, idées de gauche
Repère
Images des gauches, idées de gauche
À propos de…
• Jacques Julliard, les Gauches françaises : 1762-2012. Histoire, politique et imaginaire, Paris, Flammarion, 2012, 940 p., 25 €. Jacques Julliard et Grégoire Franconie, la Gauche par les textes : 1762-2012, Paris, Flammarion, 2012, 456 p., 22 €.
La droite, sans doute parce qu’elle nourrit une certaine réticence vis-à-vis du politique et qu’elle verbalise ses engagements en mode mineur, a suscité davantage de désirs d’explicitation, et appelé des synthèses historiques qui demeurent des références, de René Rémond à Jean-François Sirinelli1. C’est un ouvrage de la même ambition que livre aujourd’hui Jacques Julliard avec les neuf cents pages des Gauches françaises. Le défi est ambitieux, par son ampleur, mais plus encore par le contexte historique où il s’inscrit. Sous quelle lumière ressaisir toute l’histoire de la gauche quand la dernière théorie à la mode, celle de Raffaele Simone2, décrit la victoire psychologique de la droite dans un monde globalisé et hédoniste et que le démenti apporté en France par la victoire de la gauche en 2012 a, en quelques mois, cédé la place à un retour d’hégémonie idéologique de la droite, du moins en économie ? C’est cette interrogation inquiète qui fait la toile de fond d’un livre écrit sinon par un militant, du moins par un homme engagé autant que par un historien qui n’abandonne jamais sa capacité d’analyse ni sa verve critique.
Les Lumières, berceau de la gauche
Ce livre est traversé de part en part par le contraste implicite entre la force passée de la gauche et sa faiblesse présente. Cette force, Julliard l’étaye objectivement par des calculs minutieux qui en remontrent aux politologues les plus avertis, par exemple en chiffrant, sur les trois dernières républiques, le nombre d’années de la gauche au pouvoir, seule ou en coalition, qui dépassent nettement celles de la droite. Mais, s’il s’amuse à ces précisions, l’essentiel de son analyse est ailleurs, comme l’indique le sous-titre, en gradation : « Histoire, politique et imaginaire ». Le choix des dates, d’abord, fait sens : 1762-2012. Julliard remonte plus haut que Jean Touchard, qui faisait commencer son histoire des gauches en 1900, à l’époque où le mot s’était imposé pour définir un camp politique permanent, quelle que soit la labilité des partis et de leurs thèmes. Plus loin même que Marcel Gauchet, qui, dans son chapitre des Lieux de mémoire3, enracinait la gauche dans le geste inaugural des députés de la Constituante opposés au veto du roi, se rangeant à la gauche de l’Assemblée.
1762, deux cent cinquante ans avant l’écriture de ce livre, c’est la date du Contrat social, à ne pas prendre à la lettre de la part de l’essayiste qui avait dénoncé le mythe de la souveraineté populaire dans la Faute à Rousseau4. Cette date permet plutôt à Julliard de désigner la période des Lumières, Voltaire, Turgot, Condorcet surtout, plus que Rousseau, comme le soubassement philosophique de la gauche et son identification à deux valeurs : la justice et le progrès. Ce geste de datation annonce plusieurs des approches du livre, qu’elles soient un peu schématiques (la gauche défend des valeurs, la droite seulement des intérêts), ou très fécondes : le primat de la clé culturelle qui permet d’accorder autant d’importance aux écrivains qu’aux hommes politiques, la saisie de l’histoire en périodes, en « moments » qui sont autant des moments de l’Histoire de France que des visages de la gauche. Après le moment philosophique originel, le moment fondateur de la Révolution, fondateur aussi des différences qui vont se déployer entre les gauches, puis le moment libéral (B. Constant), le moment républicain, le moment radical, le moment du schisme entre socialistes et communistes, enfin le moment contemporain dont l’événement structurant a été mai 1968.
Une affaire de familles
Cette traversée est ponctuée de portraits croisés qui offrent le plus grand plaisir de lecture de l’ouvrage. Chaque moment de la gauche, ou plutôt des gauches, est ainsi condensé dans une incarnation duelle, qui permet à l’auteur de saisir les hésitations du peuple de gauche, et de déborder au-delà du panthéon officiel de celle-ci, en incluant Thiers et Poincaré, bref d’illuminer le livre qu’il se doit d’écrire sur la gauche, et de donner un avant-goût de celui qu’il a envie de faire sur la France.
Même dans les comparaisons consacrées, Julliard capte ce qui fait sens aujourd’hui (« Les droits de l’homme selon Voltaire et la démocratie selon Rousseau ne sont pas deux concepts nécessairement complémentaires »), ou trouve des formules qui résument une légende (« La gauche de Danton permet à l’idée révolutionnaire d’être acquittée au bénéfice du doute » ; « Thiers est le xixe siècle à lui seul. Un certain xixe siècle » ; « La gloire de Gambetta est d’avoir incarné la République tout court » ; « Clemenceau, comme un chien fou, noir, mais d’un noir étincelant qui attire l’œil » ; « Il y a du Victor Hugo dans Jaurès, comme si la République de gauche avait eu alors plus besoin d’un écho sonore que d’un homme d’action »). D’autres sont plus inattendues comme la comparaison Poincaré-Briand, « hommes-charnières qui leur vie durant ont joué à cache-cache avec les notions de droite et de gauche ». On souhaiterait qu’il y en ait encore d’autres : Waldeck-Rousseau/Combes ou Péguy/Anatole France.
Mais Julliard souhaite, au-delà de l’histoire et de la contingence des partis, fixer les familles de la gauche, qu’il chiffre à quatre : libérale, jacobine, collectiviste et libertaire, ce qui lui permet de trouver des analogies, voire des ponts avec des familles de droite : orléanistes proches des libéraux, bonapartistes voisins des jacobins, traditionalistes en miroir des collectivistes. Où l’on retrouve René Rémond. On peut s’étonner de la place donnée à une famille libertaire, très déconnectée des partis, beaucoup plus sporadique dans ses apparitions, et rassemblant des courants aussi dissemblables que les ouvriers coopérateurs de Pelloutier et les espiègles enragés de Cohn-Bendit. On aurait tort : il suffit de se reporter à l’intéressante anthologie jointe au livre pour retrouver des citations de Pelloutier prêchant le « gouvernement de soi par soi-même » qui établissent bien la filiation.
La fin du progrès ?
Mais aujourd’hui ? De ses deux valeurs fondamentales, la gauche en a conservé une, que la droite ne lui dispute pas, la justice conçue comme un effort vers l’égalité, mais a perdu l’autre, le progrès, qui lui donnait son assurance depuis… le xviiie siècle, frappé peut-être à mort par les totalitarismes et les craintes environnementales. De cette oblitération du progrès, il y a une raison plus particulière à la gauche française et à la sensibilité de Julliard : l’essor de la gauche libérale, qui avait suivi mai 1968 sous la forme de la deuxième gauche, attachée à libéraliser, moderniser, décentraliser son camp, a été brisé. À partir des années 1990, la financiarisation du capitalisme et sa globalisation ont privé celle-ci de l’interlocuteur patronal dont elle avait besoin. C’est dans cette impasse que nous sommes encore. Dès lors, sans espoir crédible de voir rechanger le capitalisme, c’est la liberté qu’il faut mettre en avant, comme le dit Julliard en conclusion. La gauche doit reprendre à la droite la valeur de la liberté qu’elle s’est laissé dérober, en défendant les droits de l’homme (dont l’accueil des immigrés est emblématique) et en revitalisant la démocratie par de nouvelles formes de participation politique.
Ici, pour renforcer sa solution, Julliard a tendance à forcer le trait en présentant une gauche historique à la Jeannette Vermeersch, peu intéressée par les questions de mœurs : on peut se reporter à Gauchet, ou même à Platon pour reconnaître que l’axe liberté morale versus autorité a toujours été le second marqueur de la gauche, après l’égalité. Dès lors sa conclusion soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : la certitude du progrès a-t-elle disparu ou n’a-t-elle pas plutôt reflué vers l’exaltation des droits individuels, en compensation de la quasi-impossibilité à rétablir davantage d’égalité ? Et, dans ce cas, comment refaire l’alliance entre classes populaires, bourgeoisie libérale et intellectuels ? Questions françaises d’aujourd’hui.
Michel Marian
Librairie
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle » 2012, 661 p., 25 €
La singularité de Jean Starobinski tient notamment à son parcours : ce n’est qu’après des études médicales et une thèse de psychiatrie, « Histoire du traitement de la mélancolie » (publiée dans la première partie de cet ouvrage), que le grand critique genevois s’est tourné vers l’étude de la littérature. Après l’étude des cas, celle des « œuvres » des mélancoliques – Montaigne, Rousseau en particulier. Passage en lui-même signifiant, et qui contient une sorte de pari : lecture et écriture ne seraient-elles pas elles aussi une « médecine » ? Comme le suggère le bel article de Fernando Vidal, qui clôt le livre, le travail opéré par le critique ne serait-il pas lui-même hanté, provoqué par la mélancolie, d’une part ; et, d’autre part, ne ferait-il pas œuvre médicale dans ses lectures ?
Dans l’esprit d’un historien des sentiments et des mentalités, comme l’avait fait Roselyne Rey dans sa remarquable Histoire de la douleur5, ou Jackie Pigeaud à propos de la mélancolie antique6, Starobinski interroge les différences d’acception du terme au cours de l’histoire, lisibles dans le vécu des malades, dans les traitements imaginés par les médecins, comme dans son expression littéraire ou picturale. Ces différences sont à explorer, car il s’agit, dit-il, de ne pas « faire du passé un faux présent ». Il faut passer par les mots qui ont tenté, à chaque époque, de désigner ce mal pour mieux le circonscrire – mélancolie, nostalgie, dépression : une maladie « s’invente », car elle n’existe, et ne se soigne, qu’une fois nommée. Et il revient au médecin suisse allemand Johannes Hofer, en 1688, d’avoir inventé le mot « nostalgie », pour préciser le mal dont souffraient les mercenaires suisses éloignés de leur patrie.
Mélancolie : la bile (cholè) noire (melos), en grec. Noire comme l’encre qui, à défaut de la guérir, lui permet de s’exprimer, de s’épancher. De Charles d’Orléans (« D’elle trempe mon ancre d’estudie/quand j’en escrips »), source, avec Shakespeare, du titre du livre (« That in black ink my love may still shine bright ») à Joyce et Yves Bonnefoy, en passant par Baudelaire, bien sûr, et tant d’autres, les œuvres évoquées ici témoignent de ce pouvoir d’expression. « Un déplacement métaphorique nous conduit dans le domaine de l’application studieuse. » D’ailleurs, avant de devenir un être malade aux yeux de la psychanalyse, le mélancolique, d’Aristote à la Renaissance, était considéré comme l’homme de génie ; et le mélancolique Montaigne, après la perte de son ami La Boétie, entend écrire son deuil : il rédige les Essais. Ainsi Starobinski a-t-il fait peu à peu de son œuvre un « gai savoir de la mélancolie » : la mélancolie, ou « le remède dans le mal », titre d’un autre ouvrage de Jean Starobinski.
La différence majeure se situe au moment où l’on passe de l’idée d’une maladie organique, venue d’un excès de bile noire, à celle d’une maladie d’origine morale. Le corps n’est plus l’origine, c’est le moral qui l’affecte. Admirons l’ingéniosité médicale, objet d’un passionnant parcours, qui toutefois, et dès le début, marie les soins du corps et ceux apportés à l’âme. Mais le grand remède dans le mal, c’est, comme le disait Charles d’Orléans, d’« en écrire » ; plus généralement, de « travailler ». Ainsi pensait Candide, rendu quelque peu mélancolique par sa traversée du « meilleur des mondes » et qui entendait « cultiver son jardin » ; lui fait écho le refrain lancinant des Trois Sœurs de Tchekhov : « Et nous travaillerons »…
D’où l’accent mis sur les extraordinaires variétés des produits artistiques de la mélancolie, sur le statut paradoxal constitué par cet état étrangement fécond d’inertie et d’atonie morale. Variété, mais aussi permanence ; la lueur rouge de Troie incendiée a illuminé pour des siècles la mémoire littéraire, de Virgile à Yves Bonnefoy (« … c’est à croire/Que l’origine est une Troie qui brûle »). La nostalgie d’Ulysse, la plainte d’Ovide en exil hantent encore Joyce et Jacques Réda. Mais la distance à soi et au monde (« Je ne suis pas tout à fait un être réel », écrivait Benjamin Constant), la vision d’un monde qui ne serait que théâtre a aussi produit une littérature ironique, fantaisiste, l’humour romantique des contes d’Hoffmann, de Nodier : autre paradoxe de l’encre mélancolique.
Les vraies questions, pour Jean Starobinski, dans cette œuvre comme dans les précédentes, sont celles-ci : qu’y a-t-il à l’origine des œuvres ? Qu’y a-t-il à l’origine des inventions médicales, philosophiques, ou artistiques ? Pourquoi la mélancolie a-telle produit tant d’œuvres fascinantes ? Une réponse évidente : la « sublimation » freudienne (« Écrire, c’est transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire », propose à son tour Starobinski). Mais chacun transforme différemment et il n’a eu de cesse d’interroger ces différences, trouvant par exemple, pour désigner l’origine de l’œuvre chez Rousseau, ce couple antinomique devenu célèbre : « la transparence et l’obstacle ». Ainsi le critique rejoint-il le médecin : à la difficulté foncière du mélancolique à « recevoir et à rendre un regard », le critique oppose la médecine d’un regard plein d’empathie, et le philtre des mots pour la dire.
Chantal Labre
Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde, Textes édités et présentés par Dominique Goy-Blanquet, avant-propos d’Élise Marienstras, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2012, 461 p., 28 €
Ce livre regroupe en vingt-huit chapitres répartis sur six grandes parties les travaux de Richard Marienstras, éminent spécialiste de Shakespeare disparu en 2011. Documents inédits, articles, conférences, les textes s’enchaînent avec une grande fluidité. Il faut rendre hommage au remarquable travail éditorial de Dominique Goy-Blanquet, également auteur de la préface. Le lecteur progresse en suivant l’ordre chronologique d’écriture du canon shakespearien (des années 1590 aux années 1610), chaque partie étant consacrée à un jeu de pièces abordées en fonction d’un thème (« la guerre civile », « la guerre juste », « le tournant politique », « le prix des choses et des êtres », « exils et errances »). Des tétralogies historiques aux romances en passant par les pièces romaines et les grandes tragédies, Richard Marienstras étudie la désagrégation politique et l’érosion ontologique au cœur de la dramaturgie shakespearienne. Si l’ouvrage s’achève sur les comédies de la réconciliation (la Tempête, Périclès), impossible d’oublier à l’issue du parcours que « les symboles antinomiques ne sont conciliés que de façon précaire » (p. 432) et que « l’ordre n’existe que comme un mirage » (p. 435).
La réflexion alterne entre comparaisons thématiques, analyses textuelles précises, commentaires suivis de pièces entières et comptes rendus de mises en scène ou de films. Les citations sont toutes en français, dans la traduction la plus récente, en cours de parution dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Les répétitions d’un chapitre à l’autre semblent plutôt des variations prouvant la profonde cohérence d’une pensée critique qui court sur près d’un demi-siècle. Les grands thèmes abordés dans la première partie, l’arbitraire du pouvoir, la légitimité de la violence, l’éclipse du sacré, ou encore la trahison, sont ainsi approfondis tout au long de l’ouvrage. On regrettera peut-être l’absence d’un index qui aurait facilité la consultation transversale.
Rompant avec la tradition d’une analyse psychologisante des personnages de Shakespeare, R. Marienstras replace la psychologie au sein d’un ensemble de facteurs qui déterminent l’action. Il examine le contexte d’écriture des pièces, rappelant que la fin de la période élisabéthaine est marquée par des bouleversements scientifiques, religieux, politiques et économiques qui menacent les hiérarchies établies (p. 50). Il situe également le théâtre de Shakespeare dans l’histoire des formes théâtrales, entre les mystères et moralités médiévaux et le théâtre classique. Ses analyses fines et subtiles éclairent les liens entre l’individu et la société, le hasard et la Providence, le temps court de la responsabilité individuelle qui mène à la destruction et l’espérance collective dans un temps long qui réparera les torts subis. Elles rendent aussi pleinement justice aux complexités de personnages tels Caliban (la Tempête), Lear ou Henry V, qui nous mettent face à la question lancée par la modernité : « Qu’est-ce qu’un homme ? » (p. 410).
La question centrale de la pensée de R. Marienstras est liée à son expérience de la Seconde Guerre mondiale : comment vivre après la catastrophe ? S’ouvrant sur le constat d’une crise des valeurs, à notre époque comme à celle de Shakespeare, l’ouvrage se clôt sur un concept tout à fait contemporain, « autrui » (p. 439). Le dialogue est bien l’instrument central de la réflexion. D’une part, R. Marienstras noue un dialogue avec les grands critiques de son temps (Jacob Burckhardt, Stanley Cavell, Northrop Frye, Frank Kermode, Jan Kott, entre autres) et les metteurs en scène qui se sont approprié les pièces de Shakespeare (Kenneth Branagh, Peter Brook, Grigori Kozintsev, Akira Kurosawa, Laurence Olivier, Orson Welles). D’autre part, il fait dialoguer Shakespeare avec ses contemporains (notamment Bacon et Montaigne), mais aussi avec des auteurs qui nous sont contemporains (Hannah Arendt, Georges Bataille, Paul Celan) pour souligner la modernité sans cesse renouvelée du dramaturge élisabéthain, qui « nous rappelle ce que l’on peut exiger de l’homme et du monde » (p. 27).
Laetitia Sansonetti
Thierry Gillybœuf, Henry David Thoreau, le célibataire de la nature, Préface de Michel Onfray, Paris, Fayard, 2012, 494 p., 22 €
Traducteur de Thoreau, et de bien d’autres auteurs anglo-saxons dont Ralph Waldo Emerson, Thierry Gillybœuf était bien placé pour rédiger une biographie du partisan de la désobéissance civile. Ce gros volume décrit chronologiquement la vie et l’œuvre de ce personnage atypique qui est revendiqué comme pionnier de l’écologie politique. Célébré aux États-Unis7, il est depuis quelques années apprécié en France où ses textes sont traduits et commentés8.
David Henry Thoreau naît à Concord (près de Boston) en 1817 ; son père fabrique des crayons, activité qu’il entreprendra également. Après une scolarité plus imposée qu’enthousiasmante, il entre à Harvard. En 1837, il inverse l’ordre de ses prénoms, fréquente le Transcendental Club et commence la rédaction de son Journal. En 1838, il prononce sa première conférence, “Society”, au Concord Lyceum, ignorant alors qu’il deviendra un conférencier renommé et rétribué. Il collabore à la revue The Dial dont le principal artisan est Emerson (son mentor) et rencontre les intellectuels et artistes qui entourent ce dernier (Margaret Fuller, Nathaniel Hawthorne, Ellery Channing…).
Après divers petits boulots, il décide de s’installer dans une cabane au bord du Walden Pond, qui appartient à Emerson (il y reste du 2 décembre 1845 à l’été 1847, tout en se rendant fréquemment à Concord et en effectuant plusieurs excursions dans le Maine), et d’y vivre en harmonie avec la nature, une nature dont il devient un remarquable observateur, un savant « amateur » mais incroyablement érudit, comme en témoignent ses notations dans son Journal.
Refusant de payer ses impôts, il passe une nuit au poste, explique que par ce geste, il veut marquer son désaccord avec la politique du gouvernement (notamment en ce qui concerne la guerre avec le Mexique et l’esclavage) et justifie son acte comme une « désobéissance civile ». Il donne plusieurs conférences sur cet épisode, qui devient un article un an après, en 1849, dans Aesthetic Papers. Ce court texte va connaître un destin peu banal ; il plaît aussi bien à Tolstoï qu’à Gandhi, puis à Martin Luther King et fait désormais partie des textes essentiels de la contestation étatique.
Marcheur attentif aux parcours qu’il emprunte, Thoreau explore plusieurs régions américaines sur lesquelles il publie ses récits d’aventurier. Il travaille comme arpenteur et se satisfait de peu ; les paysages qu’il traverse, qu’il admire et qu’il comprend si bien sont sa principale richesse. Il meurt en 1862 de la tuberculose, à 45 ans. Son œuvre inédite est abondante ; il a certes publié de nombreux articles mais seulement deux ouvrages, A Week on the Concord and Merrimack Rivers (1849) et Walden or Life in the Woods (1854), aussi les publications posthumes sont-elles impressionnantes. Le biographe annexe la liste de ses conférences, les dossiers de son herbier et ses publications. « Décroissant » avant l’apparition du mot, autonome dans sa vie et indépendant dans ses idées, Henry David Thoreau note dans son Journal, le 5 janvier 1860 :
Tout homme suit ainsi sa propre piste dans la vie, à travers ce qu’il entend, ce qu’il lit et observe dans ses voyages. Ses observations forment une chaîne.
Thierry Paquot
Tony Judt, Le Chalet de la mémoire, Trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2012, 208 p., 18 €
En 2008, l’historien anglo-américain Tony Judt apprend qu’il est atteint de la maladie de Charcot, dont il décède en août 2010, après une dégénérescence rapide. Durant cette courte période, il n’aura cessé d’écrire, assisté par ses proches. Les Éditions Héloïse d’Ormesson publient aujourd’hui en français ses derniers ouvrages. Après Contre le vide moral. Restaurons la social-démocratie (2011) et avant son livre d’entretiens avec l’historien Timothy Snyder (à paraître en 2013), le Chalet de la mémoire vient d’être traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat.
Il s’agit indéniablement des écrits les plus personnels de l’auteur d’Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945 (2007). Pour autant, ce livre n’est pas une autobiographie. C’est un essai, au sens où Montaigne le pratiquait, à la fois mélange de souvenirs personnels et de réflexions sur des questions intemporelles. Le lecteur n’y trouvera pas un récit autobiographique chronologique et linéaire, comme dans les mémoires d’un historien tel qu’Eric Hobsbawm. C’est un exercice de remémoration conscient auquel Tony Judt se livre puisque la mémoire est la dernière fonction laissée intacte par la maladie. Si Contre le vide moral était le testament politique de l’intellectuel public, le Chalet de la mémoire est le témoignage personnel de l’homme.
Et ce Chalet est peuplé de nostalgie. Nostalgie pour une époque qui, sortie de grandes épreuves et souffrances, découvre la prospérité qu’elle accueille avec une certaine réserve. C’est d’ailleurs là l’un des leitmotive du livre : du haut de sa maladie, Judt contemple avec amertume un lien social qui s’effrite, auquel le lien marchand s’est substitué dans de nombreux domaines, ses réflexions sur celui des transports étant parmi les plus originales que compte le livre. Cette nostalgie est couplée à une idée de déclin, qui fait écho à celui qu’il subit physiquement. Ses propos sur le langage ou sur l’éducation, dont il regrette la démocratisation et pour laquelle il prône un élitisme méritocratique, forment un tout avec son regret explicite de la disparition de certaines traditions. Plus généralement, ses réflexions invitent à s’interroger sur la nostalgie en elle-même, sur ce qui nous pousse à idéaliser une période particulière.
Le tableau que brosse Judt de la période contemporaine est d’une noirceur certaine, rarement tempérée. Le remords et le regret parcourent les pages où il revient sur son mûrissement politique. Pour Tony Judt, sa génération est responsable du monde que nous connaissons aujourd’hui, faute d’avoir pu le changer :
À nos yeux tout au moins, nous étions une génération révolutionnaire. Dommage que nous ayons raté la révolution.
Tony Judt était par ailleurs un grand connaisseur de la France, où il avait étudié après Cambridge, comme « pensionnaire étranger » à l’École normale supérieure. Celui qui fut historien des intellectuels français revient d’ailleurs sur son expérience parisienne et en profite pour commenter durement l’état actuel de la vie de l’esprit française. Mais ce sont ses derniers essais consacrés respectivement à l’identité – « Limitrophes » – et à la judéité – « Toni »– qui doivent retenir en priorité l’attention. Judt offre un plaidoyer éloquent pour les marges et réaffirme sa foi « dans notre humanité commune ». Comme il l’écrit à propos des temps à venir :
Dans ce pimpant nouveau siècle, les tolérants, les marginaux nous manqueront. Les limitrophes, les miens.
Judt se percevait comme situé aux marges, comme le détenteur d’héritages contradictoires, qui lui permettaient de mieux saisir le monde dans lequel il évoluait. Dans ses héritages, le judaïsme tenait une place particulière, même si l’historien n’était pas pratiquant. Judt a toujours affirmé qu’il fallait cesser de résumer le judaïsme à une religion de la Shoah, ignorante de l’histoire lointaine :
Le judaïsme, pour moi, est une sensibilité d’autoquestionnement collectif et habituée à dire les vérités qui fâchent : ce côté davka [« malgré tout, justement »], entre balourdise et dissension, pour lequel nous étions réputés autrefois.
Le Chalet de la mémoire n’est pas qu’un recueil d’essais autobiographiques d’un historien engagé, même si les connaisseurs de l’œuvre de Tony Judt y décèleront aisément des éléments de compréhension du ton nostalgique d’Après-guerre, c’est aussi un livre aux qualités littéraires indéniables, chargé d’émotions et d’une grande finesse d’analyse. Le Chalet de la mémoire est ainsi doté d’une dimension universelle à cause d’une maladie qui aura conduit Tony Judt à une introspection lucide sur son parcours intellectuel et personnel d’une très grande richesse : pour ainsi dire, une confession d’un enfant de l’après-guerre.
Benjamin Caraco
Pierre Nepveu, Gaston Miron. La vie d’un homme, Montréal, Boréal, 2011, 900 p., 29, 50 €
Cette biographie du poète québécois Gaston Miron (1928-1996) éclaire un pan entier de l’histoire du Québec au xxe siècle, en des pages denses, érudites et vivantes. On connaît mal en France la société québécoise, hormis les clichés commodes de la « Grande Noirceur » et de la « Révolution tranquille ». Palliant bien des lacunes, l’ouvrage de Pierre Nepveu révèle les tensions et contradictions récurrentes de cette société, à l’image d’un homme qui longtemps cherchera sa voie, reviendra sans cesse sur le métier, s’échinera à parfaire ses poèmes, à en traquer les incorrections, pour parvenir à la substance poétique même, qui réside non pas dans l’abondance mais dans le dénuement. Le lecteur sent combien fut éprouvante, pour le chantre du Québec libre, cette quête impossible – car vouée forcément à l’échec – de la perfection de la langue. Éloigné de toute tentation hagiographique, le biographe ne cache aucune des failles et des insuffisances du « poète national » québécois, ni le caractère parfois difficile en privé de celui qui savait si bien séduire ses interlocuteurs :
Même le sceptique Gombrowicz s’est montré ébranlé par sa défense et illustration du cas québécois.
Parmi les nombreuses relations de Miron, pour qui l’amitié n’était pas un vain mot, figure une pléiade d’écrivains français de renom. Notons à cet égard l’influence avérée de Mounier sur Miron qui passe par la médiation d’Esprit, et se prolonge dans les liens noués avec Bourniquel, Domenach et Robert Marteau. Ce dernier, qui vécut au Québec entre 1972 et 1984, devint un véritable compagnon de lutte poétique et politique, tant les deux préoccupations ont pu se rejoindre chez ces deux poètes animés par une même passion de la langue, objet premier de leur combat.
L’auteur de l’Homme rapaillé (« un succès hors du commun pour un livre de poésie au Québec », publié à Montréal en 1970, puis réédité non sans modifications majeures à Paris chez Maspero en avril 1981) a certes bénéficié de ses réseaux français, connaissant la notoriété après son passage dans l’émission de Pivot, Apostrophes, le 1er mai 1981. Mais ce n’est là que l’écume des jours qui ont vu le poète se former à l’écriture et à la vie. Cortège de bonheurs, mais surtout de malheurs et de frustrations, dans les premières décennies : de l’enfance dans le village de Saint-Agricole au long et pénible apprentissage du tout jeune Gaston, métamorphosé en frère Adrien, membre de la communauté du Mont-Sacré-Cœur à Granby, avant son installation en septembre 1947 à Montréal. Renonçant à prononcer ses vœux, Miron enseigne dans un quartier pauvre, puis il étudie les sciences sociales et le journalisme, tout en s’impliquant dans des mouvements de jeunesse catholique, l’Ordre de Bon Temps et le Clan Saint-Jacques. Nepveu insiste sur la rudesse de ces années de formation, la pauvreté endémique, les désillusions de l’apprenti poète, les rebuffades des femmes, les souffrances de la solitude et les blessures d’orgueil, que ne compensent pas les grandes amitiés qui se nouent alors, notamment avec Olivier Marchand et les frères Carle (Guy et Gilles, le futur cinéaste) :
Poète sans amour, poète sans foyer, poète sans instruction, poète sans langue, poète sans argent – tous ces manques se rassemblent dans une immense figure hyperbolique de la dépossession et de la déchéance, toutes ces carences créent aussi un extraordinaire appel d’air, un puissant désir de réalité, d’affirmation et de grandeur.
Cette réflexion très juste nous fait saisir ce qui a rendu « nécessaire » cet interminable tunnel, la farouche détermination de Miron venant contrarier les déterminismes sociaux qui entravaient ses capacités créatrices.
Entre engagement et création, Miron fait feu de tout bois, avec la fondation des Éditions de l’Hexagone, où il publie des fleurons de la littérature québécoise, la participation active, au cours des décennies 1960 à 1980, à des revues comme Parti pris, Maintenant et Possibles, la conception et l’édition d’anthologies littéraires et de textes indépendantistes. Il trouvera le temps aussi de beaucoup voyager en Europe, à commencer par le long séjour parisien de 1959 à 1961, puis les escapades répétées, à partir du début des années 1980, qui scelleront sa reconnaissance définitive en France. L’itinéraire de cet auteur encensé n’en demeure pas moins chaotique : comment le poète d’abord maladroit, aux goûts artistiques conventionnels, a-t-il peu à peu développé une vision exigeante de l’écriture, et affirmé des choix esthétiques très sûrs ? Comment le citoyen aux idées conservatrices est-il devenu un militant de gauche au sein du Rassemblement pour l’indépendance, pour ensuite apporter son « appui stratégique au Parti québécois », ne ménageant pas sa peine lors des deux référendums de 1980 et de 1995 ? C’est tout le mérite de Nepveu de nous aider à comprendre une trajectoire qui ressemble au fond à celle d’une grande partie du Québec francophone. Car le poète se dépasse lui-même dès qu’il s’inscrit dans une histoire collective, et la remodèle en même temps. Figure emblématique d’un certain Québec, celui qui ne se résignera jamais à son statut de province, Miron forme à cet égard un « bloc ». Si insaisissable soit-il, jusque dans son inclination à se mettre complaisamment en scène, il « ne cessera de réaffirmer la primauté absolue de l’indépendance nationale ». Pour beaucoup de Français, l’image de Miron restera celle de « l’ambassadeur culturel de ce pays qui n’existe pas ».
Gérard Fabre
David Meyer, Croyances rebelles. Théologies juives et survie du peuple après la Shoah, Préface de Serge Klarsfeld, Bruxelles, Lessius, coll. « L’Autre et les autres », 2011, 344 p., 29, 50 €
Une réponse religieuse peut-elle être donnée à la Shoah, et quelle peut-elle être ? Y a-t-il un Dieu, peut-on encore croire en un Dieu après ce qui s’est passé ? Et si la réponse est « oui », comment en parler, comment lui parler ? Le judaïsme, qui n’a pas de tradition théologique constituée, et préfère l’« orthopraxie », est ainsi mis au défi par la Shoah de répondre, au sens fort du mot, de ce qu’un juif peut encore croire et vivre. Le livre de D. Meyer est d’abord remarquable par l’empathie, la proximité profondes qu’il marque avec sa question. Trois positions sont principalement présentées, celles de trois rabbins : un orthodoxe anglais, un libéral américain et un conservative (approximativement : entre libéraux et orthodoxes), américain lui aussi. Le libéral Emil Fackenheim entend dans Auschwitz une « voix prescriptive » :
Il est interdit aux Juifs de donner à Hitler une victoire posthume. Il leur est prescrit de survivre comme Juifs.
Le respect de ce commandement, de cette 614e prescription, différencie absolument les Juifs « authentiques » et les autres. La survie est d’abord démographique, mais elle signifie aussi l’espoir placé en l’homme après Auschwitz, et la foi continuée dans le Dieu d’Israël. Il ne s’agit pas seulement de se souvenir et d’honorer les juifs assassinés, mais de permettre aux survivants de vivre, de rompre avec le cycle de la destruction et de réparer ce qui peut l’être. Fackenheim évoque ainsi, pour une période transitoire, une transmission du judaïsme qui se ferait aussi par le père… Transition risquée, mais nécessaire, avant de revenir à la tradition pérenne du judaïsme.
Considéré parfois comme un « théologien juif de la mort de Dieu », Richard Rubenstein, rabbin conservateur (ou conservative), envisage une transformation de la compréhension du judaïsme. Marqué par la rencontre avec un pasteur allemand, résistant antinazi mais persuadé que, du point de vue théologique, la Shoah est une punition infligée au peuple juif – dans la continuité des épreuves bibliques dues à leurs infidélités –, Rubenstein en vient à renoncer à l’élection et à l’Alliance pour détourner de l’idée que Hitler aurait pu être l’instrument de la punition de Dieu ; toute idée d’une « quelconque signification extraordinaire de l’existence du peuple juif » doit être rejetée ; il faut revenir ou en venir à l’idée que les juifs sont « un peuple comme les autres », dans un monde « froid », neutre, où ils n’ont ni privilège ni spécificité religieuse. Pourtant, dans les années 1990, Rubenstein est forcé de constater que le Dieu traditionnel, de l’élection et de l’Alliance, semble redevenu la seule option théologique ayant un avenir, représentant un sens et un espoir pour le peuple juif.
Le rabbin orthodoxe Eliezer Berkovits est lui aussi frappé par le silence de Dieu à Auschwitz, mais foncièrement, pour lui, il y a continuité entre l’expérience terrible de la Shoah et les calamités et souffrances qui, depuis des millénaires, accompagnent l’histoire juive. Encore Berkovits fait-il une différence entre la réaction des victimes qui ont vécu la Shoah et celles des autres – juifs ou non – qui ne peuvent que l’« imaginer ». Pour lui, le « combat avec Dieu », depuis Abraham placé devant la destruction de Sodome et Gomorrhe, depuis Job, depuis les Psaumes, fait partie intrinsèquement de la foi juive. Être juif, pour lui,
c’est accepter de vivre sans avoir de réponse à la problématique du silence de Dieu et de la Shoah.
La pierre de touche de la foi juive et de la continuation du judaïsme dans l’avenir pourrait être la capacité de supporter cette dualité de Dieu, qui tantôt rédime et tantôt se tait, s’absente. Dans le silence de Dieu à Auschwitz, il faudrait être capable de voir le Rédempteur. Les Juifs de l’avenir le pourront-ils ? Berkovits, le juif orthodoxe, est plus sceptique que Rubenstein, le libéral, sur cette capacité.
Les trois rabbins qui précèdent ont, pour l’essentiel, présenté leurs thèses dans les années 1960-1970, avec des correctifs et des retours dans les années 1980 et 1990. En contrepoint partiel, D. Meyer en évoque un quatrième, plus éloigné de la question de la Shoah. Eugène Borowitz, rabbin et penseur libéral américain, s’intéresse à un judaïsme moderne et postmoderne « post-Auschwitz » qui ne serait pas déterminé en tout par la Shoah. Il critique explicitement Wiesel, Fackenheim, Rubenstein pour la place disproportionnée qu’ils lui accordent. Borowitz rappelle fortement que
la majorité des juifs [frappés par le génocide] ne croyait déjà plus [en] Dieu, et cela bien avant la Shoah.
On fait donc une projection anachronique, en quelque sorte, et à se situer dans un espace de pensée théologique qu’il qualifie même de « fictif », on oublie que l’existence du peuple juif était menacée (par l’assimilation) avant le génocide. La question se déplace donc et pourrait se reformuler ainsi : comment le judaïsme peut-il retrouver une vitalité dans la modernité séculière, marquée, entre autres, par les camps de la mort mais aussi, par exemple, par la création de l’État d’Israël, la guerre des Six Jours et bien d’autres événements importants ? Fidèle à son orientation libérale, Borowitz se demande surtout comment dans un contexte où la vie juive ne va plus de soi, les juifs pourraient repenser et vivre de manière dynamique la « théorie de l’obligation », confirmer l’idée d’Alliance et en fin de compte, face au Mal absolu de la Shoah, réaffirmer le Bien absolu de la transcendance de Dieu.
Après cette présentation, intitulée « Dialogues théologiques », la seconde partie est constituée de traductions commentées des quatre auteurs et d’une lecture talmudique, par D. Meyer, de la vision d’Ezékhiel 37 sur « la vallée des ossements desséchés », lecture qui se termine par une réponse à la question lancinante de l’identité des « héritiers et témoins de la mort et du Renouveau du judaïsme ».
Les questions évoquées dans ce livre n’étaient pas totalement inconnues en France (la revue Pardès les avait abordées il y a une dizaine d’années), mais le livre de Meyer offre un panorama systématique de réflexions peu présentes, sinon même quasiment absentes, dans le judaïsme français et dans le vaste champ culturel qu’il occupe pourtant. L’ouvrage témoigne ainsi de la liberté et de la vigueur intellectuelle du judaïsme américain et anglo-saxon, et d’une volonté, même dans l’orthodoxie traditionnelle, d’échapper aux dérives identitaires sans renoncer pour autant, bien au contraire, à une réflexion sur l’identité juive post-Shoah. On remarquera cependant que la théologie dont il est question ici tourne presque entièrement autour de la « théodicée », même si Borowitz tente de se distancier de la problématique de la Shoah et Rubenstein de traits aussi centraux que l’élection et l’Alliance. La kabbale, qui offrirait d’autres ressources à la pensée, ne semble guère évoquée par ces théologiens juifs.
Jean-Louis Schlegel
N.B. : on trouve des réflexions semblables mais aussi différentes dans un livre traduit récemment, avec deux longues interviews séparées de Johann Baptist Metz, théologien catholique, et Elie Wiesel : Espérer envers et contre tout. Un juif et un chrétien après Auschwitz (avec Ekkehard Schuster et Reinhold Boschert-Kimmig), Salvator, 2012, mais ces entretiens datent d’il y a au moins vingt ans.
Alain Kerlan et Denis Simard (sous la dir. de), Paul Ricœur et la question éducative, Québec, Presses de l’université Laval, 2011, 169 p., 20 €
Le philosophe l’avait rarement thématisée pour elle-même. Mais l’enseignant a laissé le témoignage d’une pratique exigeante et pleine de sens, généreuse dans son souci de transmettre, qui laisse penser que la question était au cœur de ses préoccupations. Ouvrir les potentialités de la « pensée Ricœur » pour réfléchir sur l’éducation : le projet de l’édition 2006 de la Biennale de l’éducation et de la formation ne manquait donc pas d’intérêt. Ce livre publie les fruits des interventions, réunissant des philosophes et des chercheurs en sciences de l’éducation, français et québécois.
La question éducative, aujourd’hui apanage de la psychologie cognitive et de la sociologie, est l’une des grandes absentes de la philosophie contemporaine ; à l’heure où la parole enseignante est en crise, c’est pourtant l’une des plus urgentes à penser. Dans un « monde problématique » (Michel Fabre), où l’explosion des connaissances, soutenue par l’essor effréné des technologies, déborde l’espace de la classe, le rôle de l’éducateur – aussi bien son sens que ses modalités – apparaît en effet ébranlé. « Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique me paraît la tâche de l’éducateur moderne », déclarait Ricœur dans « Tâche de l’éducateur politique ». Sa philosophie ne livre certes pas une pensée de l’éducation en bonne et due forme, comme celle d’un Platon ou d’un Hegel. Mais, par son style délibérément ouvert, attentif à la complexité des faits et au discours des autres sciences humaines, elle se prête à cette transposition à la sphère de la pédagogie.
C’est l’occasion de redécouvrir les textes de Ricœur sur le sujet, notamment « Tâche de l’éducateur politique », où sont identifiés les trois niveaux de responsabilité – technique, institutionnel et culturel – mis en jeu par cette pratique qui, pour le philosophe, est plus qu’un simple métier. À la lumière des outils conceptuels forgés par Ricœur, les différentes interventions reviennent sur les paradoxes qui structurent – et, s’ils sont ignorés, fragilisent – la pratique éducative : universalité de la « civilisation technique » et de l’ambition éducative/particularisme des cultures ; nostalgie de la tradition humaniste/exigence d’adaptation au monde moderne ; objectivité des œuvres et des symboles déposés dans la culture/subjectivité contemporaine déracinée. Ces paradoxes, la philosophie de Ricœur permet non pas de les résoudre, mais du moins de les penser sur de nouvelles bases. À l’enseignant, il sera ainsi proposé d’éduquer à un certain rapport à la particularité, « l’adhésion critique » (Ricœur, cité par Jonathan Roberge), plutôt que d’inculquer des contenus inadaptés ou de conforter les particularités. La dualité culture/sujet contemporain est repensée à partir de leur intrication. Le sujet ne se constitue pas sans la médiation des œuvres. En retour, celles-ci font appel à l’activité du sujet situé : ainsi les questions des élèves font-elles partie intégrante de l’élaboration du sens de la culture transmise. L’enjeu ? La formation d’une « conscience historique » capable, par l’appropriation de son patrimoine culturel, de se situer dans le présent de l’initiative ; la formation d’un agent libre et responsable, en somme.
Le concept d’« identité narrative » apparaît dès lors crucial pour réfléchir sur la pratique éducative, articulant l’appropriation de soi par le récit à la constitution d’un « soi » éthique. Cet enjeu éthique conduit enfin à interroger la relation enseignant-enseigné, essentielle à l’entreprise de transmission. Ici encore, le triptyque ricœurien de l’estime de soi, de la sollicitude et de la reconnaissance mutuelle pourrait servir de base pour penser une « profession définie par sa dimension relationnelle » (Christophe Gohier). Ainsi ce « recours » à Ricœur permet-il de déployer l’ampleur du sens de la Bildung, de la « formation de l’identité », et de redonner à l’éducation son sens de « tâche ».
Laure-Marie Schaer
Philip Roth, Némésis, Trad. Marie-Claire Pasquier, Paris, Gallimard, 2012, 227 p., 18, 90 €
Newark, 4 juillet 1944. L’épidémie de poliomyélite apparue un mois plus tôt dans une partie italienne de la ville s’étend désormais jusqu’au quartier juif de Weequahic. Bucky Cantor, jeune homme athlétique de 23 ans qu’une vue très basse a empêché d’être mobilisé, dirige le terrain de jeu du quartier. Fils d’une mère morte en couches et d’un père qui a fait de la prison pour détournement de fonds avant de disparaître définitivement, il a été élevé par ses grands-parents maternels. Son grand-père Sam lui a appris « qu’on n’en a jamais fini avec les combats qu’on mène, et que, dans la guérilla sans fin qu’est la vie, “quand il faut payer le prix, on le paye” » (p. 29). Honteux d’avoir été refusé par les forces armées, il reporte son sens du devoir sur son activité de professeur de gymnastique.
Il est par ailleurs amoureux d’une jeune femme, Marcia Steinberg, fille de médecin qui travaille comme animatrice d’un camp de vacances pour enfants, Indian Hill, situé à 110 kilomètres de Newark. Un poste de directeur des sports nautiques s’y libère et c’est tout naturellement que Marcia le presse de déposer sa candidature afin de venir la rejoindre. Dans un premier temps Bucky refuse, considérant que quitter Newark et les gamins dont il a la charge serait une sorte de désertion. Puis, après une conversation avec le père de Marcia, il se ravise et décide de partir. Mais, à peine arrivé sur place la culpabilité le ronge. Quelques semaines plus tard un moniteur est atteint par la maladie. Bucky se demande alors s’il n’est pas un porteur sain du virus et s’il n’est pas responsable de l’arrivée du mal à Indian Hill. Un test va confirmer ses craintes et quelques jours plus tard il tombe à son tour malade. Il en réchappera, handicapé, et refusera alors d’épouser Marcia, ne voulant à aucun prix être une charge pour elle. Toute l’histoire est racontée, apprend-on trente pages avant la fin du livre, par un certain Arnold Mesnikoff qui était l’un des enfants du terrain de jeu en 1944 et qui va retrouver Bucky par hasard en 1971.
Philip Roth nous donne à voir un homme qui se retrouve terrassé moins par les événements qui l’affectent objectivement que par l’interprétation qu’il donne à son action, ou même plus largement à son existence en général. Ne pouvant accepter la contingence, l’absurdité au moins apparente des choses, il convertit le tragique en culpabilité. Refusant que les événements n’aient pas d’explication, il se prend lui-même comme bouc émissaire. Ne se résignant pas au malheur des autres et ne sachant pas où s’arrête sa responsabilité, il se fait souffrir jusqu’à l’autodestruction.
Ce avec quoi j’ai surtout vécu, pendant toutes ces années, [dit Bucky à son interlocuteur] c’est Marcia Steinberg […] Je me suis détaché de beaucoup de choses, mais d’elle je n’ai jamais pu. […] Le dimanche, je voudrais surtout ne pas penser à elle, et pourtant c’est surtout à ce moment-là que ça m’arrive. Et tous mes efforts pour l’éviter ne servent à rien.
C’est par ce moyen que la déesse Némésis le punit. Non d’avoir transmis la polio – rien d’ailleurs ne le prouve et si tel était le cas il n’en serait pas coupable –, mais de s’être attribué une responsabilité démesu rée dans tout ce qui s’est passé. Le lâcher-prise n’est pas exactement le fort de Bucky. En parfait personnage rothien, il se heurte en permanence à des forces internes (des névroses) et externes (la guerre de Corée dans Indignation, celle du Vietnam dans Pastorale américaine, ici une épidémie de polio) qui transforment sa vie en véritable tragédie9…
Arnold Mesnikoff a largement raison dans ce qu’il dit du rapport de Bucky à l’existence. Pour autant, il fait preuve d’une certaine condescendance lorsqu’il assène que l’attitude de ce dernier était due au fait qu’il n’était « pas un homme brillant » (p. 220). Si le titre du roman renvoie à la Grèce, Bucky possède néanmoins des traits de personnage biblique, y compris dans ses invectives contre Dieu. Il se sent, contre toute objectivité, responsable de certains de ceux que la vie a mis sur son chemin. Comme le note si justement J. M. Coetzee :
Ce qu’Arnie [Mesnikoff] est peu disposé à voir – ou à tout le moins peu disposé à respecter – c’est, en premier lieu, la force du Pourquoi ? de Bucky […] et ensuite la nature du Non ! de Bucky qui aussi obstiné, voué à l’échec et absurde qu’il puisse être, n’en porte pas moins vivant un idéal de dignité humaine face au destin, à Némésis, aux dieux, à Dieu10.
Et c’est ce qui fait de lui un être profondément moral et, au total, un personnage particulièrement attachant.
Philip Roth nous offre donc une nouvelle méditation sur la difficulté de savoir à quelle aune mesurer une vie, méditation d’autant plus précieuse qu’il s’agit vraisemblablement de la dernière11. Philip Roth – à qui le prix Nobel a encore été cette année inexplicablement refusé – a en effet décidé de mettre un point final à sa carrière d’écrivain. Il a regroupé sous le titre de Nemeses (pluriel anglais de Nemesis) ses quatre derniers textes : Un homme, Indignation, le Rabaissement12 et, bien sûr, Némésis, quatre livres directement consacrés au cataclysme de la mort et dont l’écriture du premier avait été entreprise le lendemain de l’enterrement de son ami Saul Bellow13.
Jean-Paul Maréchal
Kari F. Braenne, L’Ombre maudite, Paris, Le Seuil, 2013, 348 p., 22, 50 €
Second roman de cette auteure norvégienne, mais premier texte à être traduit en français, l’Ombre maudite s’apparente à une énigme policière : quel est le secret destructeur qu’Evelyn, une vieille dame de quatre-vingt-cinq ans, souhaite révéler avant de mourir à son fils, Wilhelm, parti précipitamment aux États-Unis trente ans plus tôt et à un petit-fils, Robert, qu’elle croit reconnaître en un acteur de série télévisée de passage à Oslo pour interpréter Hamlet au théâtre ? Mais la mise en scène du mystère à élucider autour de ce chalet perdu dans la forêt du Hedmark n’est qu’un subterfuge qui fait émerger des questions plus profondes : la transmission générationnelle, la beauté triomphante ou malmenée de l’enfance, la magie de la nature, le comportement des Norvégiens pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans l’Ombre maudite, Kari F. Braenne, qui a été peintre et vidéaste avant de s’orienter vers l’écriture, joue sur l’ambiguïté du silence pour créer une errance troublante dans le temps et dans l’espace. La tension est exacerbée par une construction rigoureuse qui isole chacun des protagonistes tout en les guidant vers un dénouement commun, anticipé comme tragique et douloureux.
Rythmé par l’alternance des voix isolées d’Evelyn, de Wilhelm et de Robert qui, au gré de leurs impulsions, racontent des bribes de leur histoire, bousculé par l’incursion inattendue de quelques pages poétiques proposées par un narrateur dont on ignore l’identité, le récit suggère les liens qui rendent solidaires ces êtres meurtris et dangereux.
En faisant dialoguer situations précises et sentiments laissés en pointillé, Kari F. Braenne dessine les failles de ces personnages qui se croisent dans l’évocation au présent de leurs souvenirs, mais ne vont se rencontrer que tardivement ou même jamais dans la réalité.
Tout semble étrangement se répondre : l’évocation de la vie en Norvège sous l’occupation nazie entre collaboration, travail des prisonniers de guerre ou amour illicite pour Evelyn, la fuite aux États-Unis d’une ville à l’autre tant l’oubli est impossible pour Wilhelm, l’obsession du théâtre dans le vain espoir de se perdre dans une identité empruntée pour Robert, qui fut adopté enfant. Les héros, sur trois générations, minutieusement saisis dans leurs différences, se retrouvent autour des mêmes sentiments de peur, de trahison, de culpabilité, plus enclins à la violence qu’à l’affection.
Kari F. Braenne excelle à détailler les actes quotidiens qui pourraient définir ses personnages : les courses d’Evelyn au supermarché, les jardins dessinés par Wilhelm, les préparatifs de la chasse au trésor promise à son petit garçon pour Robert. Elle s’appesantit sur la description de leur environnement immédiat – l’obscurité d’une vieille maison délabrée et de son jardin laissé à l’abandon, la dureté des villes de New York ou Pittsburgh, les paysages infinis du Nouveau Mexique, l’exigence d’une scène de théâtre –, précise les noms des quartiers, des rues, souligne le parcours des autobus ou des trains. Elle insiste sur les traits physiques, le caractère, les ambitions des rares amis ou compagnons qui partagent un temps la vie de ses protagonistes : Aslaug qui, en dépit des rebuffades, s’obstine à rendre visite à Evelyn, son ancienne voisine ; Elise, l’amour qui hante Wilhelm ; Anna, la dynamique femme de Robert. Tous ces éléments concourent à renforcer la perception des manques qui taraudent les personnages, les empêchant de consentir à une existence simple avec amis, famille, maison et métier.
La neutralité de l’expression intensifie le caractère terrifiant des actes perpétrés, meurtres, exécutions ou abandons. Les enfants enfermés dans un placard ou dans une cave glacée, les chiens laissés sans nourriture dans un garage, les prisonniers torturés jusqu’à la mort ou les accès de folie conduisant au crime sont rapportés sans marque d’émotion ou de jugement, comme autant d’actes inévitables dans des contextes obscurcis par un sentiment diffus de faute.
Avec une économie de mots, Kari F. Braenne divulgue parcimonieusement quelques éléments des drames successifs qui ont pour point de départ ce mystérieux chalet égaré entre forêts, marais et rochers, faisant aussi de la nature un acteur du récit. Les jardins imaginés par le paysagiste Wilhelm, les fleurs plantées par Robert, les couleurs, les odeurs des arbres invitent à ne pas renoncer à la vie. Cette enveloppe protectrice, intemporelle, contrastant puissamment avec les incertitudes qui les déchirent, semble encourager les êtres à pourchasser cette ombre qui les ronge.
Avec subtilité, Kari F. Braenne exclut Evelyn de l’issue proposée. Responsable de la trahison originelle et initiatrice du travail réparateur, la matriarche s’efface définitivement pour libérer enfin de son emprise maléfique tous les membres de sa lignée. Elle ne peut que favoriser leur rencontre et permettre aux souvenirs d’être rejoués. La transmission énigmatique s’interrompt : l’enfance reprend ses droits.
Le personnage du jeune fils de Robert, Lukas, est à ce titre éloquent : avec son double, sa peluche Le Loup qui le protège, le console, le soutient, il se raconte des contes fantastiques, laissant libre cours à son imagination et maîtrisant sa peur dans les situations les plus dangereuses. Seule son innocence encore préservée peut sauver son père. L’image bouleversante de Lukas, sûr de lui, guidant Robert à travers la forêt, du chalet en flammes à la voiture, l’affirme avec force : la malédiction n’a plus prise.
Sylvie Bressler
Brèves
Jean-Pierre Filiu, Le nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la révolution syrienne, Paris, Fayard, 2013, 408 p., 22 €
Avant Une histoire de Gaza (Paris, Fayard, 2012), Jean-Pierre Filiu avait publié en 2011 (voir une brève dans Esprit, décembre 2011) un ouvrage destiné à tirer les dix leçons de la révolution arabe en cours depuis les événements qui ont secoué la Tunisie, l’Égypte et la Libye. Si ces dix leçons ont été considérées par certains comme optimistes et peuvent l’être plus encore aujourd’hui au regard des événements, ce « nouveau Moyen-Orient » met cette fois l’accent sur la révolution syrienne, à savoir le mouvement civil et militaire qui cherche depuis mars 2011 à déstabiliser « l’État de barbarie » (une expression de Michel Seurat reprise par Filiu) dont la capacité de survie ne s’explique pas uniquement par les équilibres internationaux et le blocage du Conseil de sécurité par la Russie. Déployant une connaissance hors pair du terrain, Jean-Pierre Filiu met en rapport un type d’exercice de la violence par le pouvoir et les réponses apportées par les différentes composantes de la révolution. Car là réside l’essentiel : « L’ancien régime est mis à bas, non par une intervention étrangère, non par un consensus extérieur, mais par le peuple syrien. » Porté par une révolution du peuple, le nouveau Moyen-Orient en gestation violente se démarque de celui que des néoconservateurs « ont cru enfanter en Irak, [et] commence d’émerger aujourd’hui en Syrie ». On comprend mieux alors la cohérence des publications successives de l’auteur et l’intérêt manifeste de celui-ci sur la formation du système Assad et sur les principales séquences de la révolution syrienne. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce livre que nous attendions !
O. M.
Thomas J. Sugrue, Le poids du passé. Barack Obama et la question raciale, Trad. Caroline Rolland-Diamond et Ninon Vinsonneau, préface de Denis Lacorne, Paris, Fahrenheit, 2012, 174 p., 16 €
Le « fardeau » de la race (sous-titre anglais du livre de Thomas J. Sugrue) ; cette question qu’Obama, lors de la campagne de 2008, a longtemps évitée, avant de l’affronter dans son discours de Philadelphie, où il appelait à une Amérique postraciale, débarrassée des rancœurs du passé, est au cœur de cet ouvrage. C’est justement ce passé que l’historien explore : passé commun, lorsqu’il analyse l’influence du mouvement des droits civiques sur Obama (et la manière dont celui-ci met en récit cette influence, éliminant les figures les plus controversées au profit de celles – comme Martin Luther King Jr – qui font consensus dans la société américaine) ; passé individuel, quand il décrit les débuts d’Obama à Chicago, d’abord en tant qu’activiste (community organizer) puis comme professeur à l’Université de Chicago, enfin comme sénateur. C’est ainsi que l’on voit comment se forgent les convictions du futur président, son obsession de la négociation, du compromis, convictions qui sont en grande partie nées de son expérience de négociateur dans une des villes les plus ségréguées d’Amérique. Une Amérique où la réélection du premier président noir ne peut effacer ce passé qui, pour reprendre l’expression de Faulkner qui sert de titre original au livre de Sugrue, « ne passe pas ».
A. B.
Machiavel, Le Prince, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, 226 p., 49 € ; Kostas Papaioannou, Hegel, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 234 p., 15 € ; Numa Denis Fustel de Coulanges, Leçons sur Sparte, Édition établie par Hervé Duchêne, Paris, Ehess, coll. « Audiographie », 2013, 88 p., 8 €
Les époques troublées invitent à relire tous ces classiques qui deviennent plus que jamais nos contemporains. C’est le cas du Prince de Machiavel, une forme de narration « à la fois déliée et brusquée », un livre écrit après le désastre et la défaite pour tenter de comprendre et poursuivre autrement l’action politique. Un ouvrage « qui s’adresse continûment aux exigences de notre temps parce qu’il répond aux urgences du sine », nous dit l’historien Patrick Boucheron dans une belle préface (celle-ci rend hommage à Claude Lefort) qui présente la traduction de Jacqueline Risset et les illustrations finement commentées par Antonella Fenech Kroze. Mais des interprétations classiques peuvent aussi faire l’objet de relectures : c’est le cas du lumineux Hegel de Kostas Papaioannou (dont la Consécration de l’histoire demeure une référence indispensable) qui éclaire tous les ressorts de la scission hégélienne, cette pensée du négatif transformée abusivement en une odyssée de la fin de l’histoire. C’est aussi celui des Leçons sur Sparte (Sparte était au programme de la licence en 1876) où l’auteur de la Cité antique met en cause la thèse obligée selon laquelle Sparte était un régime égalitaire (comme quoi l’originale collection « Audiographie » n’en finit pas de découvrir des pépites).
O. M.
Marc Bédarida, Fernand Pouillon, Paris, Éditions du patrimoine, 2012, 210 p., 20 €
Le but de cet ouvrage publié dans la collection « Carnets d’architectes » n’est pas d’en rajouter sur le personnage de l’« architecte romanesque », devenu une quasi-figure de légende, dont les démêlés avec la justice et le milieu de l’architecture ont défrayé la chronique, mais de souligner l’originalité d’une œuvre architecturale (voir aussi deux beaux ouvrages : ses Mémoires d’architecte (1968) et son roman les Pierres sauvages qui raconte l’architecture de l’abbaye provençale du Thoronet joliment réédité au Seuil en 2006). Si le livre retient l’attention en raison de la qualité de sa mise en page et de son iconographie (l’auteur enseigne l’histoire de l’architecture et dirige les Éditions de la Villette), Bédarida souligne d’emblée le rôle décisif que joue Jean Prouvé dans la formation et la trajectoire de Pouillon. Ce qui le conduit à affirmer que l’architecte s’inscrit dans un double sillage : « D’un côté, à la manière de Le Corbusier, la revendication de composition ouverte des modernes qui est isotrope et repose sur l’isolement des édifices ; de l’autre, l’ordre fermé caractéristique des compositions urbaines formalistes dans la tradition des beaux-arts d’un Perret et d’un Beaudouin. » Pouillon puise « au sein de ces deux traditions et cherche à en concilier certains traits », ce qui est une invitation à composer avec l’ordre et le désordre et à favoriser l’imprévu. Ne voulant pas cantonner Pouillon aux logements sociaux fort réussis du Vieux Port (un autre motif de légende alors que Marseille est la capitale européenne de la culture) ou au Comptoir national du logement en région parisienne, il ne prend cependant pas en compte sa production en Algérie, en Afrique noire ou en Iran.
O. M.
En écho
TOUS URBAINS : DES PRISES DE POSITION ? – D’anciens membres du comité de rédaction de la revue Urbanisme – celle-ci vient de connaître des conflits qui ont provoqué le départ de Thierry Paquot, son responsable éditorial, suite à une réduction drastique mais non justifiée de la subvention jusqu’alors accordée par la Caisse des dépôts et consignations qui a apparemment d’autres urgences que les questions urbaines – ont décidé de se regrouper avec d’autres (Michel Lussault, Frédéric Bonnet, Jean-Pierre Charbonneau, Olivier Mongin, Vincent Renard, J.-M. Roux, Cristina Conrad, Jacques Donzelot…) pour créer une petite revue d’intervention destinée à publier essentiellement des prises de position dans un domaine où les professionnels (trop souvent sous tutelle car dépendant de leurs commanditaires) demeurent silencieux face à trop d’élus/potentats qui communiquent sur leurs villes devenues des vitrines en concurrence à l’échelle mondiale. Ceux que cette initiative intéresse peuvent demander le numéro zéro (hors commerce) en écrivant à : tousurbains@orange.fr. Il contient la charte de Tous urbains, une première série d’éditoriaux, un dossier (« Le “blocage” des loyers : opportunisme, urgence, ou politique durable ? »), et d’autres rubriques (« Regard critique » ; « Entretien »…).
LES CYBER-MENACES – La livraison de la revue Sécurité et Stratégie (décembre 2013-février 2013, Cdse, contact@cdse.fr) apporte des éclairages complémentaires à l’article publié dans Esprit en janvier 2013 sur le cyberespace. Titré « Les cyber-menaces : mythe ou réalité », ce numéro aborde les thématiques suivantes : l’univers des hackers décrypté de l’intérieur ; la cyber-guerre : un fantasme qui fait vendre ? ; la cyber-résilience des entreprises mise à rude épreuve.
PLACE PUBLIQUE ET LES CONSEILS DE DÉVELOPPEMENT – Cette revue accompagne, grâce à la ténacité de Thierry Guidet, l’aventure nantaise devenue cette année capitale verte de l’Europe, un label qui ne plaît pas à tout le monde et fait l’objet d’une controverse dans la dernière livraison (Place publique, Nantes-Saint-Nazaire. La revue urbaine, janvier-février 2013, www.revue.placepubliqu.fr). Un dossier propose parallèlement une réflexion sur les conditions de la démocratie participative à l’occasion des rencontres nationales des conseils de développement qui, créés en 1999, se tiendront à Nantes à la mi-février. N’est-elle, cette démocratie participative, qu’un alibi, une peau de chagrin, ou un moyen de réduire la fracture civique dont s’inquiète ici Jean-Paul Delevoye ? La revue impliquant Nantes et Saint-Nazaire depuis l’origine, c’est l’occasion de signaler le livre du maire de Saint-Nazaire, Joël Batteux (Vouloir sa ville, Paris, Le Cherche-Midi, 448 p., 19, 80 euros) qui fait comprendre pourquoi le port de Saint-Nazaire a contribué à sa manière au réveil nantais.
VIOLENCES CONTEMPORAINES – La collection « Savoirs à l’œuvre », qui restitue les conférences thématiques programmées par « Échange et diffusion des savoirs » qu’anime à Marseille Spyros Théodorou, consacre sa dixième livraison aux « emprises de la violence ». On y lira des textes de Marcel Gauchet, Sophie Body-Gendrot, M. J. Mondzain, Jacques Donzelot ou Bernard Stiegler. « La nouvelle culture du libéralisme mondial détermine-t-elle un homme nouveau ? » Telle est l’interrogation initiale à laquelle tentent de répondre ces auteurs.
ROUSSEAU – Dans la dernière livraison de Commentaire (hiver 2012-2013, n° 140), on prendra connaissance de deux textes (issus d’un ensemble publié aux États-Unis en 1997 sous le titre : The Legacy of Rousseau) consacrés à l’auteur du Contrat social par Pierre Hassner (voir son texte dans le présent numéro) et François Furet. Le premier aborde la conception rousseauiste des relations internationales, et le second son rapport à la Révolution française.
LA DOCUMENTATION FRANÇAISE – Elle publie une deuxième édition d’un ouvrage collectif, portant sur les relations internationales, dirigé par Pierre Hassner. Les dynamiques transnationales y sont particulièrement mises en valeur (www.ladocumentationfrançaise.fr).
Avis
2013 marque le centenaire de la naissance de Paul Ricœur. Signalons la publication de plusieurs ouvrages portant sur le philosophe en ce début d’année : aux Puf, Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, dirigé par Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners (coll. « Questions de soin »), Paul Ricœur de Jean Grondin (coll. « Que sais-je ? ») et Ricœur et ses contemporains de Johann Michel. Le Seuil publie un ouvrage collectif, dirigé par François Dosse et Catherine Goldenstein, intitulé Paul Ricœur : penser la mémoire.
Un colloque international, « Les mondes de Paul Ricœur : 1913-2013 », organisé par Michaël Fœssel et Camille Riquier, se tiendra du 11 au 14 février à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, à l’École normale supérieure et à l’Institut catholique de Paris. Le programme détaillé est téléchargeable sur le site du Fonds Ricœur, http://www.fondsricœur.fr/index.php?lang=fr
Notre numéro de mars-avril sera consacré à la France périurbaine, qui a créé la polémique lors de la dernière campagne présidentielle. Est-elle une terre de conquête politique pour les extrêmes ? Comment s’articule-t-elle aux autres espaces des mutations urbaines contemporaines, comme l’espace métropolitain ? Dans les mois à venir, nous aborderons également la question de l’ironie, de la dérision, dans les sociétés démocratiques et non démocratiques. L’ironie omniprésente dans notre paysage politique et médiatique semble bien peu corrosive, et va de pair avec une crise de la démocratie et du pouvoir politique ; elle semble n’être plus qu’un moyen de mettre à distance un monde que l’on n’approuve pas mais que l’on ne réussit pas à changer. Qu’en est-il ailleurs, en Tunisie, en Chine, là où le pouvoir politique a encore un visage et entrave la liberté d’expression ? Que se passe-t-il lorsque l’ironie ne glisse pas, mais bute sur un objet – comme la religion – qui réagit, parfois violemment ?
Depuis décembre 2012, Esprit est également disponible en format tablette/liseuse, téléchargeable sur www.epagine.fr ou sur d’autres librairies en ligne. Notre site internet (www.esprit.presse.fr) continue bien sûr à vous proposer l’intégralité de nos archives, ainsi que des offres spéciales et différentes formules d’abonnement tout au long de l’année.
- 1.
René Rémond, les Droites en France, Paris, Aubier-Montaigne, 1992 ; Jean-François Sirinelli (sous la dir. de), Histoire des droites en France (3 t.), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2006.
- 2.
Raffaele Simone, le Monstre doux : l’Occident vire-t-il à droite ?, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2010.
- 3.
Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », dans Pierre Nora (sous la dir. de), les Lieux de mémoire, III. Les France, 1. Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992.
- 4.
Jacques Julliard, la Faute à Rousseau, Paris, Le Seuil, 1985.
- 5.
Roselyne Rey, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993.
- 6.
Jackie Pigeaud, la Maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
- 7.
Walter Harding, The Days of Henry Thoreau. A Biography, Mineola, Dover Publications, 1965 ; Mary Elkins Moller, Thoreau in the Human Community, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980 ou encore Alfred I. Tauber, Henry David Thoreau and the Moral Agency of Knowing, Berkeley, University of California Press, 2001 et d’innombrables sites…
- 8.
Micheline Flak, Thoreau, Paris, Seghers, 1973 ; Gilles Farcet, Henry Thoreau. L’éveillé du Nouveau Monde, Paris, Sang de la Terre, 1986 et 1998 ou encore Michel Granger, Henry D. Thoreau, Narcisse à Walden, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991, sans oublier les divers textes et introductions de Kenneth White.
- 9.
Voir Marc Weitzman, Le Monde des livres, 5 octobre 2012, p. 2.
- 10.
J. M. Coetzee, “On the Moral Brink”, The New York Review of Books, 28 octobre 2010, vol. 57, n° 16, p. 15.
- 11.
Voir Philip Roth, « Némésis sera mon dernier livre » (entretien avec Nelly Kaprièlian), Les Inrockuptibles, 7 octobre 2012.
- 12.
Voir mes recensions dans Esprit, février 2008, p. 201-202 ; décembre 2010, p. 215-217 et décembre 2011, p. 174-175.
- 13.
On signalera que les éditions Gallimard viennent de publier en collection « Quarto » un volume regroupant Herzog et la Planète de Mr. Sammler de Saul Bellow avec une présentation de Philip Roth.