
Monde zéro, accélération et inimitié
Avec et contre la catastrophe
La machine technologique et la colonisation ont produit une accélération qui détruit la conscience historique et la vie politique. La reprise du thème par Achille Mbembe, poussé par l’anthropocène, oscille entre la description de l’histoire et le catastrophisme, entre l’utopie et l’apocalypse.
Dans Politiques de l’inimitié, Achille Mbembe articule son « afropolitanisme » à une méditation sur le monde, soumis à une « épreuve » inouïe, entre critique politique et eschatologie[1]. S’il invitait précédemment l’Afrique et les ex-puissances colonisatrices à « sortir de la grande nuit » de leurs aliénations réciproques[2], il replonge ici l’humanité dans la plus grande nuit d’un « monde zéro » engendré par le règne d’une inimitié généralisée, où la colonie au revers des démocraties dit la vérité du monde, où « l’externationalisation de la violence » par les États coloniaux devient violence globale. Dans cette nuit nouvelle, il brandit la figure lumineuse de Frantz Fanon, qui par son legs de soignant qui passe devient le « pharmakon de notre époque ». Cette catharsis, par quoi « l’histoire des Nègres » peut être ramenée dans « l’histoire du monde », repose sur ce que Fanon avait montré : un sujet vivant est « d’emblée ouvert au monde », ouverture qui lui avait fait recommander aux ex-colonisés de se détourner de l’Europe.
Cette pharmacopée concerne un monde en passe d’être détruit, sinon détruit déjà : il y a de l’apocalyptisme autant que de l’utopie dans Politiques de l’inimitié, dont le premier chapitre, « L’épreuve du monde », reprend le thème de l’accélération. Née d’une « confrontation avec la machine » et de la « poussée coloniale », une « course à la séparation et à la déliaison » sur fond d’« angoisse d’anéantissement » s’illustre dans les domaines financier, économique, technologique, humain. C’est à travers ce concept que sont ressaisis les phénomènes entropiques qui mettent le monde K.-O., privant l’humanité de lieu. Le « plastiquage du temps » détruit la conscience historique et la vie politique : la démocratie s’effrite ou explose dans la haine de l’Autre mué en ennemi à refouler, à rendre esclave ou à anéantir. Parce que cette accélération altère toutes les sociétés, au Nord comme au Sud, la « reconduction planétaire de la relation coloniale » fait de la guerre le « sacrement » de notre monde. C’est en partie à ce concept d’accélération que le livre doit sa scénographie métaphorique, comme toujours très écrite : la pensée critique de Mbembe travaille à une « re-symbolisation » qu’elle réalise dans un style reconnaissable et une poétique signée, énergétique. Mais parce qu’il s’agit cette fois du temps du monde, cette scénographie flirte plus que d’ordinaire avec le religieux, ou plutôt le métaphysique : telle est la forme que prend chez lui le relai global du postcolonial. Ainsi s’effectue sa sortie des études coloniales, discrète mais sensible (et parfois ironique) dans ce livre qui, dans sa course, prend congé du « Tout-Monde » derrière l’hommage à Glissant.
L’accélération est un thème métaphysique, à la fois très ancien et ultra-contemporain. On a vu son actualité s’affirmer dans la théorie critique chez le sociologue allemand Hartmut Rosa, champion d’une critique de l’accélération comme mal totalitaire contemporain[3], et, à l’autre bout du spectre, chez les accélérationnistes qui placent un espoir néo-prométhéen dans l’autodépassement du capitalisme par l’accélération de l’accélération (sous condition d’une réappropriation de sa puissance technologique et financière). J’ai tenté de montrer ailleurs à quel point ce clivage contemporain, ancré dans les sciences politiques, se montre rivé au débat sur la modernité, mais aussi, plus sourdement, au vieux thème apocalyptique lié à la promesse de salut global, redessiné dans le champ historiographique[4]. L’accélération est-elle une figure maléfique ou rédemptrice, fait-elle espérer ou désespérer ? Les débats occidentaux sur la modernité ne cessent de réactualiser confusément ce vieux thème théologique, comme l’avait montré Reinhart Koselleck dans « Y a-t-il une accélération de l’histoire ? » (1976), essai complété sur un mode lumineux et sibyllin dans « Rétrécissement du temps et accélération » (1985), qui analysait l’analogie entre l’accélération moderniste et l’apocalyptisme biblique, et interrogeait son devenir[5]. En son temps, celui de la guerre froide et des luttes d’émancipation du « tiers-monde », Koselleck faisait entrer le thème de l’accélération dans le champ de l’historiographie, d’une manière herméneutique, interrogative, ambiguë. C’est sa question qu’on repose aujourd’hui, poussé dans le dos par l’anthropocène, et qu’Achille Mbembe infléchit à sa façon post-postcoloniale en parlant de « monde zéro ». L’histoire humaine s’accélère-t-elle en réalité, ou s’agit-il d’une nouvelle variation sur le thème apocalypticien, due au renversement présentiste de la modernité ou de l’utopie dans la catastrophe ? Cette ambivalence, qui innerve notre culture apocalypticienne sur un mode plus ou moins politique[6], se fait sentir dans le livre d’Achille Mbembe : dans son oscillation entre fin du monde et fin d’un monde, entre son apocalyptisme critique et sa critique du catastrophisme occidental.
Koselleck présentait sa réflexion sur le « rétrécissement du temps » comme une « contribution à l’étude de la sécularisation ». À la même époque, Hans Blumenberg s’était fait l’apôtre du processus de sécularisation comme vocation émancipatrice de l’esprit humain : il affirmait la « légitimité des temps modernes » contre sa reformulation théocratique par Carl Schmitt, lequel avait fait un usage proprement apocalypticien de l’idée d’accélération technologique[7]. Or c’est Carl Schmitt qu’Achille Mbembe choisit d’invoquer dans Politiques de l’inimitié, mais du côté de sa thèse principale : l’idée d’une guerre devenue « sacrement » du monde lui fait citer la Théorie du partisan de Schmitt (1963) et voir se confirmer son agonistique : il évoque non seulement sa distinction entre ami et ennemi, fondatrice de la politique, mais aussi sa figure de « l’ennemi absolu » : celui qui, au-delà de « l’adversaire », nie notre être et que nous voulons et pouvons tuer – et cette logique se laisse reconnaître dans le djihadisme mondial et la guerre qu’il suscite. Mais Achille Mbembe inverse le propos de Schmitt. Chez celui-ci, « l’ennemi absolu », distinct de l’ennemi public, signait non plus la politique mais la destruction de la politique, et il rendait les démocraties libérales responsables de cette destruction : en refusant de reconnaître la polarité ami/ennemi, en faisant de la guerre un événement anormal, elles transformaient l’ennemi en monstre à exterminer[8].
Achille Mbembe n’est pas le seul à utiliser aujourd’hui Carl Schmitt – on sait le rôle qu’a joué sa pensée dans la critique du « pouvoir souverain » et de l’état d’exception chez Giorgio Agamben[9] ; et on a vu Chantal Mouffe utiliser Schmitt dans une agonistique censément gagnée à la démocratie[10] – au risque d’essentialiser ou d’anthropologiser le conflit, sur un mode politiquement ou moralement aporétique. L’usage que fait Achille Mbembe de Schmitt est autre, en matière d’accélération comme d’ennemi absolu, et l’on est tenté de dire qu’il relève des dispositifs hyperboliques de sa scénographie. En effet, à l’endroit où sa pensée revient à Fanon, à son « geste soignant » et à sa traversée des mondes, pour procéder à la critique de cette « politique de l’inimitié », elle se détourne aussi de l’apocalyptisme et se retourne même contre lui sur un mode clairement politique. La domination, dit-il, s’exerce aussi par la « modulation des seuils catastrophiques » et s’aggrave de « l’enthousiasme pour la fin ». « Comment refaire monde au lendemain de la destruction du monde ? », telle est la question d’Achille Mbembe. Cette dernière le projette immanquablement aux frontières de l’utopie et de la catastrophe, et fait passer son écriture de l’hallucination infernale à l’éblouissement lumineux. Comme si la pensée critique vivait de ce va-et-vient et s’inscrivait même dans cet entre-deux : dans un « état de veille, disposé à accueillir l’inconnu », car « la surprise est à l’origine des procédures d’enchantement sans lesquelles le monde n’est point monde[11] ».
[1] - Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016.
[2] - A. Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013.
[3] - Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. par Didier Renault, Paris, La Découverte, 2010.
[4] - Voir Emmanuelle André, Catherine Coquio et Pierre Savy (sous la dir. de), « Accélérations », Écrire l’histoire. Histoire, littérature, esthétique, n° 16, septembre 2016, en particulier mon avant-propos, l’entretien avec François Hartog et celui avec Antoine Chollet.
[5] - Reinhart Koselleck, « Raccourcissement du temps et accélération. Contribution à l’étude de la sécularisation », trad. par Philippe Forget, dans « Accélérations », Écrire l’histoire, op. cit.
[6] - Voir Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, et plus récemment L’Apocalypse. Une imagination politique (xix-xxie siècles), textes réunis par Catherine Coquio, Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guidée, La Licorne, n° 129, 2018.
[7] - Voir en particulier Carl Schmitt, « L’unité du monde » (1951 et 1952), dans Du politique, Grez-sur-Loing, Pardès, 1990. Il y évoquait les « accélérateurs involontaires » superlativement actifs dans l’hémisphère occidental noyé dans le « naufrage de la pure technicité », et, devant le spectre de la « fin des temps » assurant « l’unité du monde », en appelait à la lutte contre l’Antéchrist qui s’annonçait dans une « pluralité nouvelle, grosse de catastrophes ».
[8] - Je précise ce point dans « L’épreuve du monde et l’unité du monde : Achille Mbembe, entre Carl Schmitt et Frantz Fanon », raison-publique.fr, octobre 2017.
[9] - Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer II, 1, trad. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003.
[10] - Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, trad. par Pauline Colonna d’Istria, Paris, Albin Michel, 2016.
[11] - A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, op. cit., p. 44.