
Comment l’invasion russe déstabilise l’économie
La guerre provoquée par Vladimir Poutine a bouleversé l’économie mondiale. En Ukraine, elle a engendré une économie de guerre, plongée dans la récession par la destruction de ses infrastructures ; en Russie les sanctions internationales ont produit une économie de pénurie. Dans le monde, l’influence du conflit sur le prix des matières premières et de l’énergie, sur le tourisme et les flux migratoires, est considérable.
L’invasion russe a fait de l’Ukraine une économie de guerre, de la Russie une économie de pénurie, et du reste du monde une économie de désordre.
En Ukraine
En Ukraine, les destructions massives de l’infrastructure, la fermeture au moins temporaire d’environ la moitié des entreprises privées, le déplacement du quart de la population (10 % ont quitté le pays, 15 % ont trouvé refuge dans des régions moins touchées par les combats), la baisse de la collecte des impôts plongent le pays dans une récession de grande ampleur : on s’attend à une chute du produit intérieur brut (PIB) de 30 à 45 %. Un bon indicateur de l’activité est la consommation d’électricité : elle est en baisse de 40 %. C’est beaucoup plus grave qu’en 2014-2015, où la chute du PIB sur deux ans avait été d’environ 20 %. Malgré l’impressionnante résilience des banques, qui continuent d’ouvrir dès qu’elles le peuvent, une économie de guerre, sans crédit, fondée sur l’argent liquide, est en train de se mettre en place.
Les exportations sont à l’arrêt. La situation de l’agriculture est particulièrement inquiétante. Les fermiers ont admirablement mené la campagne de semailles malgré l’invasion : on estime que 70 à 80 % des champs ont été ensemencés. Des anecdotes racontent les fermiers semant envers et contre tout, au volant de leur tracteur avec un casque lourd et un gilet de protection. En revanche, les champs ne seront pas entretenus comme d’habitude, l’engrais manquant autant que le carburant et la main-d’œuvre : la récolte ne sera pas bonne. L’exportation reste impossible parce que les capacités de stockage sont saturées. Les possibilités d’évacuation par chemin de fer sont limitées (600 000 à 700 000 tonnes par mois alors que les voies maritimes permettaient d’exporter plus 5 millions de tonnes par mois). Tant que la mer Noire restera fermée, il sera inutile de récolter et impossible d’évacuer céréales et oléagineux, qui financent la balance commerciale ukrainienne et nourrissent le monde. L’exportation d’acier et de minerai de fer est elle aussi à l’arrêt. Marioupol représentait à elle seule 15 % des exportations ukrainiennes, notamment grâce à la désormais célèbre usine d’Azovstal.
Il faut, si les pays qui soutiennent l’Ukraine ne veulent pas la voir perdre la guerre faute d’argent, qu’ils financent ce déficit aussi longtemps que le conflit durera.
Enfin, la situation financière est tendue. Le PIB ukrainien avant la guerre (180 milliards de dollars) était le dixième de celui de la Russie. Le financement de l’effort de guerre est donc un défi inégal : le déficit budgétaire ukrainien se monte à 5 milliards de dollars par mois. Début juin, selon le ministère des Finances ukrainien, le pays avait levé environ 14, 1 milliards : environ la moitié (6, 8 milliards) sont venus de soutiens étrangers (2, 8 d’institutions internationales, 4 de l’Union européenne, des États-Unis et du Canada). Le reste (7, 3 milliards) provient de financements internes, par la Banque centrale (4, 1) et l’émission d’obligations de guerre (3, 2). Un tel niveau de création monétaire n’est pas soutenable très longtemps : il faut donc, si les pays qui soutiennent l’Ukraine ne veulent pas la voir perdre la guerre faute d’argent, qu’ils financent ce déficit aussi longtemps que le conflit durera.
En Russie
La Russie devrait aussi connaître une récession, de l’ordre de 10 % ; elle perd ainsi une décennie de croissance du revenu par habitant. Mais elle peut s’appuyer sur une économie dix fois plus puissante, bien préparée sur le plan financier. Ainsi, ses réserves de change, qui avaient chuté de 500 à 350 milliards de dollars entre l’invasion de la Crimée en 2014 et le début de 2015, n’avaient depuis cessé de monter, atteignant les 650 milliards (environ trois fois les réserves françaises) à février 2022. Le trésor de guerre, impressionnant, était aussi très diversifié : le dollar américain ne représentait que 11 % des réserves, loin derrière l’euro (34 %), l’or (21 %) et le yuan (17 %). De cette composition, on peut tirer deux conclusions : premièrement, la Russie ciblait sa préparation sur une riposte américaine plutôt qu’européenne, la part du dollar étant très faible par rapport à la structure des échanges russes ; deuxièmement, cette stratégie de protection ne date pas d’hier. On n’achète pas 2 300 tonnes d’or (les cinquièmes réserves mondiales, juste derrière la France) en quelques jours. Les réserves d’or russes étaient moitié moindres il y a dix ans.
En outre, la Russie ne cesse d’engranger des devises, principalement grâce au pétrole et au gaz. Certes, ce pétrole est vendu à prix réduit : on observe une divergence importante entre le cours du Brent (le pétrole de la mer du Nord) et celui de l’Oural, d’environ 30 dollars le baril, c’est-à-dire 25 %. Cela ne s’était jamais vu. Mais, même autour de 80 dollars, le cours du pétrole de l’Oural ne met pas en danger l’équilibre budgétaire russe : le point d’équilibre fiscal (hors effort de guerre) est estimé à environ 53 dollars le baril. La balance des paiements russes est encore améliorée par la baisse des importations, qui résulte à la fois du refus des fournisseurs occidentaux de livrer la Russie et de la baisse de la consommation. Suite aux sanctions, en particulier concernant les matériels technologiques, une économie de pénurie s’installe : les efforts russes de substitution des importations et de développements technologiques internes n’ont pas tous connu le succès. Et les sorties massives de capitaux, qui résultent notamment du pillage du pays par ses élites, continuent.
Dans le reste du monde
Au-delà de ces deux pays, l’onde de choc se transmet au reste du monde par de multiples vecteurs. Le choc des prix sur l’énergie et les matières premières est considérable, pousse des millions de personnes dans la précarité et contribue à accélérer l’inflation mondiale. Les services (énergie, télécommunications, etc.) et l’alimentation représentent généralement moins de 20 % des dépenses des ménages dans les pays riches, mais bien plus de 40 % dans des pays émergents comme la Géorgie, l’Arménie et la Moldavie, voisins des belligérants et qui vont donc voir leur facture s’envoler. Cela touchera en particulier les plus pauvres. Bientôt, la situation sera aggravée par un choc de disponibilité. C’est beaucoup plus préoccupant : une entreprise qui utilise du gaz dans son processus de production peut beaucoup plus facilement faire face à un doublement de son prix qu’à un arrêt des livraisons. De nombreux pays sont dépendants des céréales russes et ukrainiennes : ainsi, 59 % du blé consommé en Égypte est importé, à 73 % en provenance d’Ukraine et de Russie. En Turquie, c’est 35 et 75 %. La faim menace, avec elle la déstabilisation de tout le bassin méditerranéen.
Les flux de réfugiés, la baisse du tourisme et des envois de fonds des émigrés sont aussi des facteurs de transmission. La situation des réfugiés est complexe. Au-delà des drames humains, nombreux, la solidarité est extraordinaire. On voit des tensions sur les services sociaux (hôpitaux, écoles) et le logement. C’est moins le cas sur le marché de l’emploi, les pays d’accueil connaissant une pénurie de main-d’œuvre. Mais le choc est là aussi rude.
Le tourisme est en baisse en Turquie et en Géorgie, par exemple. Dans des pays comme le Kirghizistan, le Tadjikistan ou la Moldavie, les envois d’argent des émigrés, souvent de Russie, représentent entre 10 et 20 % du PIB. Une récession, des limitations de voyages sont autant de facteurs aggravants.
Enfin, les investisseurs n’ont pas attendu : sur les marchés de capitaux, s’endetter coûte plus cher. Il n’est pas rare qu’une entreprise pourtant en bonne santé ait du mal à boucler une émission sur les marchés, là où ce n’était pas un problème il y a six mois. Surtout, les difficultés surgissent là où on ne les attend pas. C’est la faim, l’introduction de contrôles des exportations, la déstabilisation d’un groupe bancaire, la désorganisation de la chaîne logistique automobile… Tout cela nous pousse vers un plus grand désordre, une plus grande imprévisibilité.
Face une Russie qui peut pratiquer l’escalade ou l’attrition, escomptant la lassitude des Occidentaux, l’Ukraine impressionne par son courage et sa résilience. Il nous faut tenir bon pour leur liberté et pour la nôtre.