
Éloge du non-savoir. François Roustang, thérapeute et philosophe
Lorsque François Roustang écrit sur Socrate, il transforme l’image du philosophe, de maître à penser en shaman qui cherche à transformer l’existence plutôt qu’à rechercher la vérité. C’est aussi ce que pratique Roustang en tant que thérapeute, allant à l’encontre des présupposés de la psychanalyse, et traçant un chemin original sans jamais céder aux postures de savoir.
François Roustang, thérapeute et philosophe
Milton Erickson, un psychiatre américain du siècle dernier (1901-1980), est bien connu dans le milieu des psychothérapeutes pour avoir revisité la pratique de l’hypnose, telle qu’elle fut inaugurée par Franz Mesmer à la fin du XVIIIe siècle et dont Léon Chertok (1911-1991) fut en France un des derniers représentants. La manière dont ce « nouvel » hypnothérapeute entrait en relation avec ses patients en combinant tact, provocation et pragmatisme, mais également l’originalité, l’audace comme l’inventivité créative dont il faisait preuve dans sa pratique clinique, avaient à ce point frappé l’un de ses disciples, Jay Haley, que celui-ci n’hésita pas à le présenter dans un de ses ouvrages comme un « thérapeute hors du commun » (1973). Quarante ans plus tard, il me plaît de revendiquer cette même appellation pour François Roustang, non seulement parce qu’il a prolongé de manière créative en Europe l’héritage de Milton Erickson, dont l’influence a été décisive sur son parcours, mais aussi et surtout parce qu’il est l’auteur d’une œuvre qui laisse peu de psychothérapeutes indifférents. À partir de son dernier ouvrage sur Socrate, dans lequel il conteste l’image d’un philosophe sage et mesuré, cultivée par la tradition européenne, nous serons à même de mieux saisir l’originalité de sa pensée, le tranchant de ses présupposés, non sans tension avec certains de nos modes occidentaux de penser et d’agir.
Socrate, shaman et/ou philosophe ?
Le monde des psychothérapeutes et des critiques en sciences humaines a étonnamment peu prêté attention au dernier livre de François Roustang, intitulé le Secret de Socrate pour changer la vie1, en contraste avec le grand succès rencontré par plusieurs de ses ouvrages précédents. Il suffit de penser par exemple au livre Elle ne le lâche plus, dans lequel il dénonçait la psychanalyse prisonnière du transfert aliénant et interminable qu’elle génère, ou à la Fin de la plainte, critique sévère des psychothérapies qui, plutôt que d’épuiser la plainte du patient, ont tendance à l’alimenter. On peut attribuer cette discrétion autour du Secret de Socrate à la difficulté de l’ouvrage, mais aussi probablement au fait que le regard critique porté jusqu’alors par Roustang sur une certaine manière de pratiquer la psychothérapie se redouble et se radicalise ici en prenant appui sur l’une des grandes figures que notre tradition philosophique a fortement idéalisées, celle de Socrate. Celui-ci serait-il plus shaman que philosophe ? Cette question peut paraître impertinente.
En effet, dans le Secret de Socrate pour changer la vie, François Roustang se propose de déconstruire la figure de Socrate, considéré généralement comme le philosophe du « bien penser », ennemi des sophistes, mais aussi comme le promoteur du « connais-toi toi-même », ce travail identitaire d’introspection ou d’accouchement de soi, si valorisé par notre culture occidentale. Le « Socrate historique » que Roustang cherche à reconstituer apparaît tout autre : un philosophe provocateur, voire un shaman, qui n’est plus en quête de la vérité des choses mais qui soumet ses interlocuteurs à une expérience de non-savoir, susceptible de transformer leur vie. Il ne s’agit pas, chez Roustang, d’un parti pris gratuit. Cette hypothèse, il l’avance suite à une étude exégétique fine et minutieuse des textes grecs qui parlent substantiellement de Socrate et que l’on doit essentiellement à Platon, Xénophon et Aristote. Son travail est saisissant ; son interprétation courageuse, tant elle s’inscrit en faux par rapport à la lecture dominante des hellénistes contemporains. Roustang est donc relativement seul à relever le défi, ce qui n’est peut-être pas pour lui déplaire. Il peut quand même s’appuyer dans sa lecture critique sur certains commentateurs, et surtout s’autoriser des thèses novatrices de Livio Rossetti, un helléniste italien, professeur de philosophie antique à l’université de Pérouse et spécialiste des dialogues socratiques. Ce dernier avance l’idée qu’à la rhétorique du discours manifeste s’ajoute une autre rhétorique, qu’il qualifie de « macrothéorique ». Celle-ci consiste en une sorte d’enveloppe atmosphérique qui confère aux dialogues des sens qui échappent aux préjugés communs : par exemple, Socrate serait l’inventeur d’une forme de dialogue qui aboutit à des questions dont la réponse est indéfiniment reportée2.
Dans cet esprit, Roustang montre de manière très subtile comment, aussi bien chez Platon que chez Xénophon ou Aristote, on trouve des traces d’un « Socrate en chair et en os » que ces auteurs ont toutefois hâte d’oblitérer, chacun pour des raisons qui lui sont propres. Décrivant dans ses dialogues un Socrate qui questionne, fait goûter son interlocuteur au non-savoir, Platon le présente alors – et c’est là sa fallacieuse transformation – comme le précurseur de sa philosophie des idées, selon laquelle le monde lumineux de l’intelligible est clairement à séparer du monde sensible, lieu de l’obscurité et de l’ignorance. Ce qui, selon Roustang, n’est pas du tout ce que soutient Socrate. Xénophon, lui, surprotégerait l’image de Socrate en effaçant son originalité et ses excentricités de questionneur ignorant, au point de le présenter comme un enseignant exemplaire d’une vérité, il est vrai, qui dérange. Quant à Aristote, c’est l’auteur qui, d’après Roustang, nous ferait le mieux rejoindre Socrate tel qu’il aurait vécu et conversé avec les siens. Si Aristote le décrit en train de pratiquer le dialogue avec minutie et force détails, c’est pour mieux pouvoir par la suite montrer ses égarements et exposer alors en contraste sa propre doctrine, selon laquelle savoir et vertu, comme science et art, sont clairement à distinguer. Ce que récusait fondamentalement Socrate, comme on va le voir plus loin.
Mais quelle est au juste la figure du Socrate historique que Roustang cherche à dégager tout au long de son ouvrage à partir des textes sur lesquels il s’est penché ? Je crois pouvoir l’esquisser en trois traits, chacun d’eux concernant plus particulièrement un des aspects de la pratique socratique des dialogues, à savoir : son processus ou sa méthode, sa finalité et ses techniques.
C’est d’abord la figure d’un homme original, bizarre et excentrique dans sa manière d’aborder ses proches et particulièrement de dialoguer avec eux : il ne cesse d’interroger, de mettre en doute, de revendiquer l’ignorance3, refusant par là d’être un « maître à penser » qui se serait donné pour mission, à l’aide d’une rationalité bien tempérée, de démasquer les raisonnements fallacieux des sophistes. La juste conclusion n’intéresse pas vraiment Socrate. Il s’arrange même, au contraire, pour que le dialogue n’aboutisse à rien et conduise à l’expérience du non-savoir.
Cette méthode, qui fait donc surgir le non-sens et plonge l’interlocuteur dans l’aporie, a pour finalité, selon Roustang, d’« obtenir un désancrage des habitudes de pensée et d’agir » (p. 14) chez celui qui dialogue : renoncer à rechercher la vérité au profit d’un changement dans l’existence, voilà ce qui animerait Socrate en dernière instance. Cette attitude, aussi bien épistémologique qu’existentielle, constitue donc le second aspect du portrait de Socrate esquissé par Roustang. Les thèmes discutés dans les dialogues ont beau être de suprême importance (qu’est-ce la justice, la piété, la tempérance, la vertu, l’art, etc. ?), beaucoup plus important est l’engagement personnel attendu de l’interlocuteur, toujours acculé à parler en son nom propre, à dire ce que lui-même pense et à prendre ainsi position dans l’existence. Pour Socrate, les dialogues ne servent donc pas à trouver une vérité et à l’enseigner. Soutenant que l’accomplissement de l’art, comme de la vertu d’ailleurs, n’est pas conditionné par un savoir qu’il faudrait acquérir en dehors de sa pratique, Socrate utilise les dialogues pour montrer que la pensée n’a d’existence que dans l’action.
Un côté « shaman », c’est finalement ce que dégage Roustang dans la figure de Socrate, et qui représente une troisième caractéristique de ce portrait. Les techniques que Socrate utilise pour conduire ses interlocuteurs à l’expérience de l’aporie ne relèvent-elles pas des stratégies de la confusion, propices à induire une transe ? C’est bien ce qui se passe avec eux quand Socrate cherche à les plonger dans l’embarras, à leur faire perdre pied, au point qu’à la fin ils ne savent plus que dire, oubliant la possibilité même d’un langage sensé. « Je ne sais plus ce que je dis » est une réplique, note Roustang, qu’on trouve régulièrement chez les interlocuteurs de Socrate. Comme si sa parole, à en croire les propos de Ménon (p. 154-155), avait la puissance d’un narcotique, telle une torpille qui engourdit la pensée de ceux qui s’entretiennent avec lui. Une sorte de transe assez particulière, il est vrai, suscitée non par des drogues ou des incantations ésotériques, mais par le seul effet de la parole.
Qu’est-ce que la psychothérapie selon Roustang ?
Si à aucun moment de son ouvrage consacré à Socrate (sauf dans la quatrième de couverture) Roustang ne s’adonne à des considérations explicites sur la psychothérapie, ni même y fait allusion, d’où vient alors le sentiment que celle-ci nous semble omniprésente à sa lecture ? Sans doute parce que dans cet ouvrage, Roustang nous livre le contexte anthropologique dans lequel il pense la psychothérapie. Selon lui, la pratique des dialogues socratiques constitue un analogon significatif de la pratique psychothérapeutique. Non parce que celle-ci serait assimilable à une prétendue maïeutique, « accouchement » de l’âme en quête de vérité, dont Socrate serait l’initiateur. C’est tout le contraire, on se l’imagine bien. Pour Roustang, la psychothérapie ne consiste pas du tout en un travail de recherche identitaire, à la faveur de représentations de soi plus vraies et plus appropriées dont accoucherait le patient avec l’aide du thérapeute, comme l’aurait soi-disant fait Socrate avec ses interlocuteurs ; elle vise simplement à produire une modification de l’existence en acte, et non en pensée, comme le révèle précisément le « secret de Socrate pour changer la vie ».
Des dialogues socratiques à la psychothérapie
Situons pour commencer la conception de la psychothérapie développée par Roustang en fonction de ce « détour » anthropologique qui m’apparaît être une des originalités de son dernier ouvrage. En effet, sans trop déformer ses intentions, on peut avancer qu’à travers la figure de Socrate, resitué dans sa réelle pratique des dialogues, Roustang s’emploie à dégager ce qui, en situation thérapeutique, détermine anthropologiquement la position du thérapeute, celle du patient, comme leur relation.
Une des idées majeures que défend Roustang dans son ouvrage, avec et au nom de Socrate, est la suivante : « C’est le non-savoir qui introduit l’être humain à ce qu’il est » (p. 17). Comment comprendre cet énoncé capital ? Dans le domaine du commerce humain, la recherche du bien-être ne provient pas, selon Roustang, d’un savoir qu’on aurait acquis et qu’on transposerait ensuite dans le champ de la pratique. Connaissance et action font un dans l’expérience du changement, et cela grâce à l’importance accordée au non-savoir. Vu positivement, celui-ci n’est pas ignorance d’un savoir, ni son simple contraire, mais savoir d’un autre ordre : un savoir qui, se perdant dans la pratique, ouvre sur l’« excellence de l’humain ». On reconnaît dans ces formulations, comme dans certaines déjà mentionnées plus haut, une volonté de ne pas séparer la pensée du faire, la théorie de la pratique, séparation qui empêche selon Roustang d’être présent à ce qui se passe, de trouver sa juste place en fonction du milieu qui est le sien. Cette « philosophie », on l’observe donc à l’œuvre concrètement dans les dialogues socratiques dont le non-savoir, note malicieusement Roustang, est le secret de leur impromptu permanent. Lorsque Socrate dialogue, il déclare son non-savoir, comme il le fait par exemple dans le Ménon, en se disant embarrassé, engourdi dans sa pensée. Et, fort de cette perte de savoir, il parvient du même coup à provoquer chez son interlocuteur aussi l’expérience décisive d’abandonner ses certitudes, d’accéder à l’assurance du non-savoir, « une forme d’oubli, qui rend possible d’effectuer une action avec aisance et plénitude » (p. 161).
Celui qui a fréquenté Roustang et son œuvre n’aura pas de peine à percevoir que les positions humaines occupées dans les dialogues par Socrate et ses interlocuteurs sont celles-là mêmes qu’il assigne aux protagonistes de la relation thérapeutique. Tous les énoncés de son ouvrage, qui se réfèrent pourtant strictement au dialogueur et aux dialogués socratiques, peuvent donc être entendus comme le fait aussi du thérapeute et du patient. Le thérapeute d’abord, alias Socrate, fait profession d’ignorance. Acceptant « l’aporie comme expérience » (p. 167), il n’utilise pas vraiment le savoir de son apprentissage, mais vit la situation thérapeutique comme « le lieu de l’invention et du renouvellement de la pensée » (p. 157). Oubliant tout d’une certaine manière, recommençant toujours à penser et à savoir dans chaque situation, il s’ajuste et entre « dans son lieu en fonction de son milieu » (p. 17). Le patient, alias le dialogué, se trouve alors amené à faire lui-même l’expérience d’un non-savoir, renonçant à chercher un compromis entre ses contradictions, même sous la forme d’une coïncidence des opposés – manière encore trop aisée de régler la question. Il est plutôt invité à assumer « l’appel des opposés l’un vers l’autre, comme l’impossibilité que l’un n’aille pas sans l’autre » (p. 151). Quelque chose comme l’encrateia qui animait Socrate s’empare de lui, une sorte de solidité morale selon laquelle ce qui compte « ce n’est pas le contrôle de soi, la facilité à faire taire les passions, c’est la liberté d’en jouer » (p. 214).
On dispose donc là d’un texte qui vient « couronner » la réflexion de Roustang sur la psychothérapie ou, si l’on préfère, la métaphore des fondements, nous révéler les bases sur lesquelles elle s’est construite.
La psychothérapie dans la vie et l’œuvre de Roustang
Nous voilà sans doute mieux armés maintenant pour entrer plus avant dans l’œuvre de Roustang et y découvrir le nouveau paradigme de la psychothérapie qu’il a progressivement mis en place. Même s’il s’est toujours défendu de construire un modèle, de faire école, en s’accrochant à des mots fétiches qui ne peuvent générer qu’une pensée figée et répétitive, un fil rouge est néanmoins clairement repérable à travers ses écrits.
Déjà comme membre de la Compagnie de Jésus, à laquelle il appartiendra jusqu’en 1967, François Roustang se manifeste plus frondeur que soumis, peu enclin à accepter une doctrine toute faite. En 1966, dans un texte qu’il rédige pour la revue Christus, dont il est lui-même le directeur, et intitulé « Le troisième Homme », il reproche au concile Vatican II de s’intéresser aux seuls conservateurs et réformistes de l’Église et d’ignorer toute une frange de chrétiens non pratiquants qui connaissent un réel malaise par rapport à sa doctrine. Le texte déplaît profondément à la haute hiérarchie de l’Église. Comme il refuse de le modifier, on lui retire la direction de la revue4. Roustang quitte alors l’ordre des Jésuites, se jurant de ne plus avoir à subir une nouvelle fois une telle tyrannie. À cette époque, à la faveur d’une psychanalyse avec Serge Leclaire qu’il vit comme salutaire, il entre dans l’École freudienne de Paris créée par Lacan en 1964 et se met à pratiquer comme psychanalyste. Mais très vite, il découvre chez ses collègues, trop disciples du maître, des comportements de psittacisme et de soumission qui l’indisposent, en contraste avec l’expérience libératrice de sa propre analyse. Dans Un destin si funeste (1976), il étudie le sort de plusieurs élèves de Freud, qui ont été amenés soit à le quitter soit à tomber malade. Poussant plus avant sa compréhension de la psychanalyse, il découvre dans son processus même des phénomènes d’influence qui s’exercent avec force à la faveur de la relation transféro-contre-transférentielle. Certains ingrédients de l’hypnose, avec ses effets non désirables dont Freud pensait avoir purgé la psychanalyse, sont encore bel et bien agissants. Il complétera alors son célèbre article intitulé « Suggestion au long cours », publié dans la Nouvelle Revue de psychanalyse en 1978, par un livre qui soulèvera de vives critiques chez plusieurs de ses pairs : Elle ne le lâche plus (1980). En participant activement à la fondation du Collège des psychanalystes cette même année, il espère encore une avancée novatrice pour la psychanalyse, mais en 1986 sa rupture avec cette dernière et l’héritage lacanien est sans appel, comme en témoigne la publication de Lacan, de l’équivoque à l’impasse (1986).
Il faut dire qu’entre-temps, esprit libre et critique, il avait osé aller voir du côté de l’hypnose – ce qui n’est pas rien pour un psychanalyste déclaré – mais une hypnose revisitée, dans la mouvance de Milton Erickson. Non pour y trouver vraiment une nouvelle terre d’accueil, mais pour mieux comprendre ce « truc mystérieux » insuffisamment pensé, comme semblait le reconnaître déjà Léon Chertok, psychiatre français et hypnothérapeute, dans un ouvrage paru quelques années plus tôt au titre fort évocateur : le Non-Savoir des psy5. Roustang va d’ailleurs lui consacrer un article. À l’occasion de séjours aux États-Unis, où il est invité pour enseigner, il approfondira ses connaissances en hypnose. Il comprendra alors la force et la créativité d’une telle pratique, fasciné par son pragmatisme, tout en déplorant, encore et toujours, la pauvreté conceptuelle des écrits qui cherchent à en rendre compte. Même si l’influence de la philosophie chinoise l’a marqué, c’est le mérite de Roustang de ne pas céder pour autant à un discours facile, teinté d’orientalisme, sur l’hypnose et les techniques de méditation alors à la mode. Une nouvelle fois, il fournit un effort intellectuel puissant pour penser plus avant le phénomène de l’hypnose, à l’aide des concepts façonnés par notre culture occidentale (sujet, langage, psychisme, « moi », etc.), quitte à les déconstruire, ce qui lui permet du même coup de mieux montrer pourquoi notre culture est si réfractaire à l’hypnose.
La publication successive d’Influence en 1991 et de Qu’est-ce que l’hypnose ? en 1994 est le produit de ce travail de fond. Il en proposera une vision originale, élargie, dépassant le niveau d’une simple technique thérapeutique. « L’hypnose, peut-on lire en quatrième de couverture, […] loin d’être passive, […] nous permet, par l’imagination, d’anticiper et de transformer nos comportements et nos agissements. Elle sollicite notre capacité à décider de notre place en relation avec les autres et notre environnement. » La centration, dans la pratique thérapeutique, sur le sentir au détriment de la pensée et de la parole, le renoncement à trouver des solutions pour l’autre, la possibilité d’utiliser la souffrance, à la faveur d’une expérience de dépossession de soi (transe), pour accéder à un art de vivre relié au monde, voilà autant de thèmes déjà présents dans cette réflexion sur l’hypnose, mais que les trois ouvrages publiés entre 2000 et 2006 – la Fin de la plainte, Il suffit d’un geste et Savoir attendre. Pour que la vie change – vont approfondir dans le contexte d’une psychothérapie générale. Roustang préfère en effet parler de plus en plus d’écothérapie, terme qu’il juge moins restrictif que celui d’hypnothérapie. La trilogie qu’il lui consacre alors cherche, sous une forme toujours rigoureuse mais avec un certain souci de vulgarisation, à dégager les conditions essentielles du changement thérapeutique.
Dans la Fin de la plainte, Roustang dénonce les thérapies qui, au lieu d’en finir avec la plainte, l’entretiennent en confortant le patient dans son « moi chéri ». Une trop grande importance accordée au sujet, à l’intériorité subjective, au comprendre, en conformité avec la philosophie occidentale, en est la raison selon lui. Ses propos sont radicaux : l’âme ou la psychè ne peuvent être considérées en elles-mêmes ; elles n’existent pas. Ce qui existe, c’est un corps tout entier relié au monde par le sentir. Thérapeutiquement, cela se traduit entre autres par le refus de donner trop de place au symptôme, qu’on veuille soit activement le supprimer, soit surtout le comprendre. Le patient est invité, à partir de son symptôme, à replonger dans la totalité de l’être.
Il suffit d’un geste reprend ce thème. Trouver le geste juste qui exprime la personne tout entière, comme le geste du calligraphe ou du tireur à l’arc, qui sont tout immergés dans ce qu’ils accomplissent, sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter quelque chose. L’intelligence et la valeur de l’action sont dans l’action même. Avec Savoir attendre. Pour que la vie change, Roustang met encore mieux en évidence le cheminement un peu paradoxal de la rencontre thérapeutique : influencer sans plan thérapeutique, ni recherche de solution. L’efficacité de la thérapie passe par le renoncement à l’efficacité. Le thérapeute est simplement là, sans attente précise, si ce n’est celle que le patient laisse « parler » son corps, qui va alors spontanément « penser » en fonction du contexte6. En se laissant aller, en renonçant aux fausses croyances que son problème se loge dans son monde interne, le patient devient un point dans l’histoire du monde, un point qui trouve sa juste place. La liberté de l’être humain, ce n’est que cela et en même temps tout cela.
Enjeux épistémologiques et anthropologiques de la pensée de Roustang
Comment la communauté des psychothérapeutes réagit-elle à cette conception de la psychothérapie, ici brièvement résumée ? Rares sont ceux qui, avertis et responsables de leur travail, se montrent indifférents à une telle pensée, toujours claire et tranchante dans son expression, allant parfois jusqu’à la provocation. Des questions incontournables leur sont posées : quelle place accordent-ils au corps dans la thérapie et la relation thérapeutique ? Quel usage y font-ils de leur savoir ? Quelle efficacité y recherchent-ils ? Personnellement, j’admire depuis plusieurs années François Roustang, aussi bien pour les questions critiques qu’il adresse à la pratique de la psychothérapie que pour sa manière d’être psychothérapeute. Je pense le rejoindre asymptotiquement, si je peux m’exprimer ainsi, tant le saut qu’exige la posture thérapeutique proposée requiert à certains moments audace et courage d’être. Par ailleurs, à un niveau plus intellectuel, deux points de sa pensée m’interpellent particulièrement en fonction de mes engagements professionnels : d’une part, en tant qu’enseignant universitaire et responsable de formation à la psychothérapie, je me demande quelles modalités de transmission et d’apprentissage à la psychothérapie sa conception peut intégrer ; d’autre part, comme chercheur dans le domaine de la psychothérapie comparée, je m’interroge sur les prémisses qui conditionnent un tel paradigme.
Peut-on apprendre le métier de psychothérapeute ?
Dans un premier temps, la réponse de Roustang est formelle. C’est non. Elle s’inspire de la position que revendique Socrate au sujet de la vertu et de l’art, position évoquée plus haut et où se trouve engagée une manière spécifique de penser la relation entre savoir et pratique. Pour Socrate, contrairement à Aristote qui le critique sur ce point, la vertu à proprement parler ne s’acquiert pas, ni ne s’enseigne, elle ne peut être que pratiquée. De même, l’art (technè) ne consiste pas en une compétence fondée sur des savoirs que l’artisan aurait acquis et qu’il appliquerait ensuite à une situation concrète, comme si pensée et théorie avaient une force de vérité normative à laquelle toute pratique devait se mesurer. En d’autres termes, la pensée n’a d’existence que dans l’action qui la réalise. Dans ce sens, un artisan accompli comme le géomètre, l’architecte, le médecin, le navigateur ou le potier – des métiers chers à Socrate dans les dialogues – ne sait plus distinguer entre son savoir et sa pratique. L’accent est donc mis sur la situation, le moment présent de l’acte, vécu dans sa singularité, et sur la justesse du geste qui l’accomplit. Un geste juste parce qu’il prend la mesure de la totalité de la situation, avec l’intelligence des circonstances. Seuls les incompétents, relève avec ironie Roustang, ont besoin de règles, car « celui qui est dans sa place n’a aucun besoin d’indications ou d’impératifs » (p. 124).
En situation thérapeutique, le fait d’accorder trop d’importance au savoir et au savoir-faire, qu’on voudrait appliquer le plus scrupuleusement possible au nom même d’une pratique plus efficace, a pour effet, selon Roustang, d’introduire dans l’expérience de la rencontre une distance, un éloignement du patient, parce que sa singularité même, comme celle de la rencontre, tend à s’effacer sous les feux d’un savoir normatif. Même vouloir mieux comprendre le patient à l’aide d’un diagnostic, d’un intérêt porté à son histoire de vie, risque de détourner le thérapeute d’une réelle présence à son égard. La position de Roustang est radicale à ce sujet : de même qu’il n’y a pas d’abord à apprendre pour appliquer ensuite ce qui a été acquis, il n’y a pas vraiment à se renseigner pour connaître la situation et pour agir en fonction de cette connaissance. Il faut se contenter d’être là en présence du patient, sans prendre appui sur une connaissance préalable, ni lui imposer une manière de changer en fonction d’un modèle de personnalité donné. Le « vrai » changement, la modification dans l’existence, s’opéreront d’eux-mêmes parce que le patient aura trouvé sa juste place dans son environnement, grâce au geste juste du thérapeute.
Une telle position n’est-elle pas abusive, intenable à soutenir quand on se situe dans la réalité des formations et des transmissions ? Roustang serait-il partisan d’une « science infuse », où rien ne serait à acquérir parce que tout serait donné d’avance ? Peut-on ignorer l’héritage de toute la tradition psychothérapeutique, si brève soit-elle ? Celui qui va faire ses premiers pas en psychothérapie n’a-t-il pas besoin de connaître certains préliminaires, ne serait-ce que pour acquérir un minimum de confiance en lui ? À bien lire et écouter Roustang, on remarque qu’il a une position plus nuancée que certaines de ses formules veulent bien le laisser entendre. La distinction qu’il opère entre deux conceptions de l’art, et qu’il tient d’ailleurs de Socrate, est déjà éclairante à ce sujet : l’art en tant qu’il nécessite un apprentissage est à différencier de l’art appréhendé comme effectuation d’une pleine expérience. D’un côté, l’art supposant, pour être pratiqué, des moyens à acquérir (savoir et savoir-faire), de l’autre, l’art élevé au rang de fin, supposant un apprentissage terminé. Évidemment, Roustang privilégie la seconde conception, mais il ne rejette pas pour autant tout apprentissage en psychothérapie. S’il y a pour le futur psychothérapeute des connaissances utiles relevant de la psychopathologie ou des stratégies thérapeutiques développées par différentes écoles, il importe en revanche qu’une fois en situation il oublie tout pour être dans l’acte même de la présence, du contact.
Une technè s’apprend, ce n’est pas contestable, mais tant que l’on est dans l’apprentissage, on ne possède pas cet art. Si on le possède, on n’a plus à l’apprendre et on a même oublié le chemin qui nous y a conduits. Cela ne veut pas dire que l’on n’aura pas à réapprendre sans cesse cet art, cela veut dire qu’il y a une distance infinie entre chercher à savoir ou à faire, et tout simplement savoir et pouvoir.
Il y a donc un saut à opérer, de la situation d’apprentissage à celle de la rencontre thérapeutique, si l’on veut être pleinement présent à ce qui se passe, fort sans doute de ce qu’on a appris mais sans chercher à tout prix à l’appliquer, à l’image du cycliste qui garde son équilibre, tout attentif aux mille contours et irrégularités du paysage et de la route, ne pensant plus aux conseils qu’on lui a donnés enfant pour tenir droit et ne pas tomber de son vélo.
Un jour, François Roustang, avec qui j’échangeais sur ces questions de formation, m’a proposé cette formule laconique : « Il est difficile de devenir un bon thérapeute, alors qu’il est facile de l’être ! » Cette formule résume parfaitement, me semble-t-il, sa position envers les apprentissages en psychothérapie. Il les déclare de relative nécessité, tant ils peuvent être encombrants et piégeants dans l’acte thérapeutique lui-même. Pour lui, le souci du « désapprentissage méthodique » prime sur celui des apprentissages.
Les présupposés dans la pensée de Roustang
On vient de le voir, l’attitude de Roustang envers les méthodes et techniques utilisables en psychothérapie est déterminée par une manière précise d’articuler savoir et pratique. Précédemment, on a mis en évidence la position anthropologique qui définit, selon Roustang, thérapeute et patient en situation thérapeutique, d’où se dégageait une certaine vision de l’homme. On touche là probablement aux implicites d’une pensée, qui peuvent être approchés en termes de présupposés.
Du point de vue de l’histoire des idées, il est admis que toute pensée, toute construction de modèle repose sur un socle de prémisses, souvent implicites, qui lui donnent une direction de sens. Pour avoir longuement étudié différentes orientations psychothérapeutiques et leurs modèles dans une visée de psychothérapie comparée7, j’ai pu mettre en évidence que ces orientations se distinguent entre elles en fonction de différences encore plus fondamentales que celles déjà formulées explicitement dans leur modèle (théorie et techniques), à savoir des différences ayant leur source dans les présupposés qui les portent. Pour faire bref, disons avec Bateson que les présupposés d’une pensée consistent en « un ensemble d’hypothèses ou de prémisses habituelles, implicites dans la relation entre l’homme et son environnement ». Il s’agit donc d’organisateurs de pensée, véhiculant des visions du monde concernant l’homme, la science ou la société. Fonctionnant d’une certaine manière comme des partis pris, ils engagent des valeurs auxquelles leurs auteurs souscrivent, ce qui a pour conséquence que les énoncés qui les expriment n’appellent pas une démonstration (en termes de vrai ou faux) mais bien une adhésion (en termes de valable/estimable ou non). D’où leur caractéristique de se valider par eux-mêmes, engendrant un effet de croyance et d’évidence. Wittgentstein a parlé de « jeux de langage », Kuhn de « paradigmes », Foucault de « socles épistémologiques », chacun essayant de dire à sa manière la même chose : il existe toujours un « impensé » de la pensée, une « connaissance d’avant la connaissance ».
Même si François Roustang refuse d’emprisonner sa pensée sur la psychothérapie dans un modèle qui pourrait être enseigné et réunir ses adhérents au sein d’une école de psychothérapie, il n’empêche que sa pensée n’échappe pas pour autant à des présupposés concernant l’homme, le savoir et la société. Essayons donc maintenant de dégager l’horizon de pensée de l’œuvre de Roustang, en précisant les présupposés qui la soutiennent et dont certains, comme nous le verrons, peuvent heurter l’une ou l’autre de nos « habitudes » occidentales.
Commençons par le parti pris de Roustang dont il a été sans doute le plus question dans les pages précédentes et qui porte sur sa défiance à l’égard du savoir et des connaissances. Les attitudes et postures de Socrate qu’il décrit abondamment, comme celles de ses interlocuteurs, mais aussi celles du thérapeute et du patient présentées dans d’autres ouvrages (ignorance, effet de la « transe » qui dépossède, abandon des certitudes au profit de l’assurance du non-savoir, etc.), sont directement en lien avec un présupposé qui peut se formuler ainsi : les réels changements dans la vie ont leur source dans une action et non dans la maîtrise d’un savoir acquis et correctement appliqué. Roustang valorise ainsi le moment « pratique » de l’existence, mais qui plus est, d’une existence à laquelle il confère un sens précis, ce qui vient du même coup aiguiser son présupposé. L’existence est pensée comme le lieu même de l’expérience de l’aporie, là où « l’impossibilité de conclure, comme il l’écrit, est une possibilité d’existence » (p. 185). Assumer son existence, c’est accepter les contraires qui l’habitent, vécus comme des « contraires possibles en même temps8 ». L’encrateia recommandée par Socrate et Roustang est précisément cette disposition garantissant dans l’action une égalité de traitement pour les oppositions de l’existence, parce qu’elles sont assumées non dans leur maîtrise, voire leur répression, mais dans un mouvement de jeu et de transition, qui est la caractéristique même de la vie.
D’autres présupposés sont repérables dans la pensée de Roustang, en partie liés au premier, selon lequel donc le savoir n’a d’existence que dans l’action. Ils peuvent s’énoncer ainsi : le psychisme n’existe pas, il est dès lors fallacieux et inutile de s’intéresser à l’intériorité de l’homme. Et dans son prolongement, cet autre : l’être humain est à concevoir d’abord comme un vivant, un corps pensant, se réalisant dans un ajustement constant et dynamique avec son environnement ; privilégier ses capacités de parole et de langage relance sans fin et à perte la question dramatisée de son identité.
Roustang a dénoncé la dérive des théories à dire la vérité de manière absolue. Comme il l’a fait remarquer à plusieurs reprises, « toute théorie doit être autodégradable ». En point de mire, bien sûr, celles relatives à la science psychologique qui travaillent avec la soi-disant réalité du psychisme. En refusant de parler de psychothérapie au profit d’écothérapie, en disant plus radicalement à de nombreuses reprises que le psychisme n’existe pas, Roustang veut mettre une limite à la toute-puissance du discourir qui, la plupart du temps, n’échappe pas à la réification de ses représentations : ne plus discuter sur son existence, comme il aime à dire, mais y tomber. C’est quelque part dénoncer l’importance excessive accordée par la culture occidentale à la subjectivité, pensée souvent de manière trop « centrifuge », selon la fine expression de Lévi-Strauss. Comme si tout partait de l’homme, en commençant par les questions qu’il se pose sur le tragique de son existence, au point que la crispation narcissique sur son identité en devient extrême. La place accordée au comprendre, à la connaissance de soi, valorise trop l’homme dans son intériorité. Roustang cherche plutôt à s’en affranchir. N’écrit-il pas, en exergue à son ouvrage la Fin de la plainte, cette sentence de Bernanos : « Se connaître est la démangeaison des imbéciles » ?
Quelle est au fond la conception de l’homme qui sous-tend une telle relativisation de la discursivité et que défend Roustang ? Celle d’un être qui est vivant avant d’être parlant, d’un vivant dont c’est le corps tout entier qui pense en s’ajustant dans un contact continuel au milieu qui est le sien. On retrouve ici l’apport de l’hypnose, qui cherche à supprimer la distance entre « moi et moi », permettant ainsi de sentir qu’on existe sans même devoir penser qu’on est là. Il y a aussi toute une veine systémique dans cette conception, et Roustang reconnaît volontiers sa dette à Bateson. Il suffit de s’installer dans quelque chose qui est son propre lieu, dit-il, où tout circule en fonction du système de relations qui est le sien, et voilà que les solutions se donnent. Si je sors de ce monde, si j’entre dans ma pensée, voilà qu’au contraire des questions se posent. Ce style anthropologique d’être au monde n’est pas sans lien également avec la pensée et la sagesse chinoises, telles que les études de sinologues comme Jean-François Billeter ou François Jullien l’explicitent (même s’ils ne sont pas toujours d’accord entre eux), et que Roustang a fréquentées. Ici se trouve valorisé ce qui relève plutôt des circonstances et des situations, de la disponibilité, du flou, de l’indistinct, de l’incertain, au détriment de l’événement et de son pathétique, de la vérité qui se veut exclusive.
Cette conception plus simple, moins tragique de l’humain, qui saisit l’homme au plus près de son contact primordial avec le monde, n’est pas celle qu’a privilégiée la tradition européenne9. Celle-ci peut même se trouver heurtée, inquiétée par la découverte de partis pris enfouis dans sa pensée, qu’une confrontation avec une autre culture vient mettre en évidence. Certains objecteront : est-il possible de penser l’être humain sans prendre en compte sa « différence anthropologique », en dehors du rapport de soi à soi constitutif de son existence, ou en dehors de ses capacités langagières, son insigne distinction ? D’autres plaideront qu’avec le présupposé de l’homme présent naturellement à son monde, dans un état de quasi-impersonnalité, le lien social ne peut que perdre de sa richesse et de son intensité politique. Il importe de rappeler ici qu’un présupposé n’est en soi pas plus vrai qu’un autre ; ce qui le caractérise c’est sa valeur, jugée estimable ou non, suscitant rejet ou adhésion pour la vision du réel qu’il promeut. Une adhésion certes toujours « adhésive », si l’on peut s’exprimer ainsi, puisqu’elle engage nos croyances. Si Roustang interpelle plus d’un psychothérapeute, en fâche d’autres, c’est que ses présupposés les obligent probablement à affronter leurs propres présupposés, à la source même, pour certains d’entre eux, des méthodes « maïeutiques » qu’a générées notre société occidentale depuis la fin du xixe siècle. Ce travail de clarification épistémologique ainsi accompli, la possibilité est alors donnée à chacun de choisir : soit maintenir ses présupposés dans leur forme actuelle, soit les faire évoluer. C’est un choix éthique.
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François Roustang, un thérapeute hors du commun ? Sa pensée sur la psychothérapie comme les présupposés qui la sous-tendent en attestent déjà. Le style provocateur qui le caractérise – au sens étymologique du verbe pro-voquer : appeler devant, vers l’avant – ne fait qu’accuser le trait. Et qui plus est, au-delà de la psychothérapie, quand il propose sa philosophie sur l’art de vivre, inspirée d’un Socrate qu’il a l’impudeur aux yeux de la tradition de détrôner de sa chaire de vérité, sa démarche de psychothérapeute et de philosophe touche à son paroxysme. On peut vraiment se demander si à ce stade un autre ouvrage, de la trempe de son Socrate, est encore pensable dans son itinéraire, vu qu’il semble avoir réussi à exprimer, à travers la figure de ce philosophe-shaman qui lui ressemble étrangement à certains moments, le cœur de sa pensée et peut-être ce qui lui est le plus précieux. À l’instar de Socrate, qui par la seule parole engourdit le raisonnement de ses interlocuteurs, Roustang n’hésite pas à utiliser l’arme des concepts de notre culture, dont il se méfie pourtant, pour susciter chez ses interlocuteurs une transe de la pensée. Parvient-il à leur faire perdre la tête et à les contraindre ainsi à changer d’existence, tant le malaise suscité est insupportable ? C’est déjà gagné si son œuvre permet de maintenir vivante dans la communauté des psychothérapeutes d’aujourd’hui cette question éthique trop facilement évacuée : « Au nom de quoi me suis-je institué(e) psychothérapeute ? »
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Professeur honoraire en psychologie clinique de l’université de Lausanne. Ancien codirecteur de l’Institut universitaire de psychothérapie (département de psychiatrie-Chuv, Lausanne).
- 1.
Voir le compte rendu de Fabien Lamouche dans Esprit, août-septembre 2010, p. 266-268. Pour les références bibliographiques précises des œuvres de F. Roustang, se reporter à l’encadré à la fin de cet article.
- 2.
Voir Livio Rossetti, le Dialogue socratique, trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 2011.
- 3.
Dans le premier livre de la République de Platon : « Je suis celui qui ne sait pas et qui prétend même ne pas savoir » (p. 53). Ou encore, lors de son procès, parlant d’un homme d’État qui feint de tout savoir (Apologie de Socrate selon Xénophon) : « Il me semble, en somme, que je suis tant soit peu plus savant que lui, en ceci du moins que je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas » (p. 192). Pour ne pas surcharger le texte, je renonce à mentionner la source des citations et renvoie directement à la page de l’ouvrage de Roustang (édition de 2009), où le lecteur trouvera la référence exacte au texte grec.
- 4.
Cette information, comme plusieurs qui vont suivre, ainsi que certaines formulations du texte proviennent de communications personnelles ou sont reprises à des entretiens accordés par François Roustang ces vingt dernières années, pour la plupart accessibles sur l’internet.
- 5.
Léon Chertok, le Non-Savoir des psy. L’hypnose entre la psychanalyse et la biologie, Paris, Payot, 1979 (rééd. Paris, Odile Jacob, 2005).
- 6.
Illustration : il y a quelques jours, relate Roustang dans un entretien avec un collègue psychiatre, j’ai dit à un homme extrêmement tendu, crispé, qui vient de temps en temps me voir : « Monsieur, vous êtes dans ce fauteuil mais vous n’êtes pas dans ce fauteuil. Vous allez faire attention : c’est le fauteuil qui va vous détendre. Faites bien attention : est-ce que vous sentez votre dos contre le fauteuil ? Le fauteuil agit sur votre dos. Laissez le fauteuil vous détendre puisque vous ne pouvez pas vous détendre vous-même. » Autrement dit, c’est l’environnement le plus immédiat qui va transformer l’individu.
- 7.
Voir Nicolas Duruz, « L’anthropologie clinique au carrefour des psychothérapies », Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences, juin 2007, vol. 5, no 1.
- 8.
Viktor von Weizsäcker, médecin et philosophe allemand d’inspiration phénoménologique de la première moitié du xxe siècle, parlait dans son anthropologie médicale d’antilogisme pour caractériser la nature passionnelle ou pathique du vivant, toujours en passage, soumis à une irréductible conflictualité, et dont l’existence échappe à la logique du tiers-exclu dans les résolutions de vie qu’il se donne. « J’appelle antilogique, écrivait-il en 1950 dans son ouvrage Das Antilogische, la liberté joyeuse de la vie qui consiste à n’utiliser la raison que dans la mesure où cette utilisation s’avère raisonnable, et à jeter tout le reste par-dessus bord. »
- 9.
Il ne s’agit pas de céder à une vision trop unilatérale de la pensée occidentale. Celle-ci a donné lieu, en réaction parfois à une pensée dominante centrée sur l’individu-sujet, à des développements philosophiques touchant l’expérience, le corps vécu, la force vitale, l’empirisme, pour s’en tenir à des thèmes qui ont inspiré de près ou de loin Roustang. On peut mentionner pêle-mêle parmi ces influences William James, Gregory Bateson déjà cité, Maurice Merleau-Ponty, avec tout un pan du courant phénoménologique insistant sur l’antéprédicatif, Jacques Schotte, psychiatre et psychanalyste, insistant sur la dimension contactuelle ou esthétique de l’expérience humaine, etc.