
Les deux concepts du soin. Vie, médecine, relations morales
Dans un contexte marqué par un pouvoir croissant sur la vie (techniques médicales et biologiques) et par une vulnérabilité nouvelle de la vie (écologie, éthique), le soin nous aide à penser les relations morales. Mais celles-ci ne sont pas envisagées à partir d’une essence de la vie ou de la justice. C’est en considérant d’abord la relation entre des personnes que le refus de la négligence trouve son fondement.
Vie, médecine, relations morales
Il est certain que la médecine tire son origine vitale et sa finalité morale de la nécessité du soin entre les hommes. Notre faiblesse à la naissance, nos défaillances continuelles, font que nous nous soignons les uns les autres, que nous devons le faire. L’une des conditions de l’éthique médicale, la première peut-être, consiste donc, à nos yeux, dans l’intégration de la médecine à ce qui est avant tout une relation, plus primitive et plus générale qu’elle, et que nous appellerons la « relation de soin ».
Mais il est certain aussi que, sur le fond de cette obligation de soin, la médecine a, ou acquiert, une spécificité irréductible, qui ne la conduit pas cependant, à nos yeux en tout cas, à contredire son origine ou sa finalité dans le soin, mais qui nous oblige cependant à distinguer deux sortes ou même deux concepts du soin.
Il ne s’agit pas en effet, comme cela est parfois le cas, de détacher la médecine de son origine vitale et morale au point de la renverser, au point de ne plus voir en elle une relation entre les vivants, mais une volonté de maîtriser la vie, non plus un secours, mais un pouvoir. Certes, le risque de ce renversement n’est jamais entièrement absent, il est même toujours là, il tient à ce que nous appellerons l’asymétrie profonde et constitutive de la relation de soin. Il n’y a pas de soin sans une relation entre une faiblesse qui appelle de l’aide, mais qui peut devenir une soumission, et une capacité qui permet le dévouement mais qui peut devenir un pouvoir, et même un abus de pouvoir. Mais si cette asymétrie est inévitable, et comporte ces deux limites, nous conduit-elle pour autant inévitablement à ces deux extrêmes, qui sont aussi des ruptures ? Inscrire l’éthique médicale, et plus généralement peut-être toute éthique, dans une perspective relationnelle, doit-il se réduire à ce renversement, dans un sens d’ailleurs ou dans l’autre ? Sommes-nous condamnés à une alternative, entre le secours et le pouvoir, mais aussi, si l’on veut, entre le pouvoir et l’amour ?
On ne peut, encore une fois, exclure la possibilité de ces deux extrêmes, bien loin de là. Mais il s’agit de montrer qu’ils ne s’inscrivent pas dans une opposition entre le soin et son autre, et qu’ils manifestent plutôt une opposition et une articulation entre deux concepts du soin lui-même, que l’on doit distinguer, si l’on ose dire, avec soin (le contraire du soin étant, en philosophie comme en médecine et dans la vie, la négligence). Il s’agit donc d’abord de comprendre pourquoi l’idée ou le concept même du soin implique une telle dualité. C’est seulement à cette condition que l’on comprendra à la fois que la médecine n’est pas tout le soin, qu’elle s’enracine même peut-être dans une relation de soin plus primitive qu’elle, mais aussi qu’elle reste néanmoins une sorte spécifique de soin, d’où elle tire ses principes (et ses risques) éthiques propres, et enfin comment, pour penser les relations concrètes de soin entre les hommes, en particulier dans la société d’aujourd’hui, il convient de distinguer et d’articuler ces deux relations de soin entre elles.
Il s’agit donc bien aussi, d’un point de vue plus général, de penser l’éthique, en médecine comme ailleurs, du point de vue des relations. On soutiendra ici que l’« éthique médicale » ou la « bioéthique » impliquent moins, pour résoudre tel problème et justifier telle décision, une compétence métaphysique sur des objets, des essences ou des valeurs (par exemple de « la vie » en général), qu’une analyse précise des relations en cause entre les hommes (relations vitales, morales, techniques, juridiques, politiques). Mais, précisément, si un tel déplacement est possible, et même nécessaire, s’il indique sans doute la place de la relation de soin au cœur du moment présent, entre vie et justice, il importe de bien en comprendre les principes. C’est aussi dans cette perspective plus générale qu’il importe de distinguer la dimension primitive du soin, et même le soin comme relation primitive entre les hommes, de la spécificité médicale, pour les articuler dans la diversité plus complexe que jamais des relations de soin, des plus intimes aux plus publiques, en passant non seulement par le médecin, mais encore par le thérapeute, l’infirmier et bien d’autres. Ce n’est pas seulement le problème du soin en général, mais cette diversité de relations de soin, la structure complexe et pourtant précise de la communauté du soin, aujourd’hui, qui semble pouvoir caractériser le présent (avec aussi ses risques inverses, du côté de la médicalisation comme de la parentalisation, pour ainsi dire, de la société, du pouvoir, mais aussi de l’amour). On comprendrait alors en quoi il importe de distinguer des modèles précis du soin, mais aussi en quoi le soin, pris justement dans toute sa précision, peut lui-même être un modèle général pour toutes les relations morales.
Les quatre moments des remarques qui suivent nous semblent donc s’imposer du même coup. On devra dans un premier temps, au risque de l’exagérer provisoirement, présenter la distinction précise entre deux concepts du soin qui nous semble s’imposer, sur le fond cependant d’une définition commune et générale. Il faudra ensuite, dans les deux moments qui suivront, explorer chacun de ces deux modèles du soin pour lui-même, en montrant d’ailleurs comment ils s’impliquent l’un l’autre de l’intérieur. On pourra enfin revenir sur la diversité des relations concrètes de soin, articulant à des degrés divers ces deux modèles extrêmes, et comprendre comment le soin structure aujourd’hui un pan vital des relations sociales entre les hommes, et peut à son tour servir de modèle général pour une éthique et même une politique des relations.
Les deux concepts du soin : définitions et distinctions
Avant de distinguer entre deux sortes de soin, il importe donc de partir d’une définition générale, qui montre leur lien, même si elle oriente déjà vers leur différence. On soulignera ainsi la nécessité d’une distinction, mais aussi d’une unité, qui ne prendra pas la forme d’une « synthèse » à produire ou à fabriquer artificiellement, parce qu’elle est déjà donnée dans l’expérience même, la distinction devant seulement nous permettre d’en penser la structure et les enjeux.
Voici donc ce que l’on entendra ici par « soin » : toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même.
Dès cette première définition, aussi générale soit-elle, on voit que le soin comporte deux éléments inséparables mais qu’il importe néanmoins de distinguer : soigner, c’est soigner quelque chose, un besoin ou une souffrance isolable comme telle et que l’on peut traiter ; mais soigner, c’est aussi soigner quelqu’un, et tout soin comporte dans son concept même une dimension intentionnelle et même relationnelle, aussi minimale soit-elle. Pour soigner, il ne suffit pas de le pouvoir, il faut aussi le vouloir, et cette intention ne peut être qu’adressée, elle ne peut que viser le destinataire du soin comme tel et ceci, il faut y insister car c’est capital, quelle que soit la motivation de cette intention (mais il en faut une !). C’est pourquoi nous employons ici, délibérément, le terme le plus vague possible, celui d’égard, en tenant rigoureusement en réserve des termes plus forts, de registres d’ailleurs différents voire opposés entre eux, comme ceux de devoir, de respect ou d’amour.
Le but des remarques qui suivent sera bien de montrer la différence de principe et la priorité respective entre ces deux aspects ou ces deux concepts du soin, qu’il convient donc d’analyser chacun pour lui-même. Mais avant d’y venir, on peut montrer sur un exemple comment ils se relient et se séparent, dans la pratique elle-même.
De fait, la priorité du soin comme réponse à un besoin ne se marque nulle part mieux que dans les situations d’urgence vitale (le vital étant, précisément, non pas du tout le principe positif de la vie, mais ce sans quoi la vie ne peut se poursuivre). Tel prématuré, par exemple, doit être transporté d’urgence en service de réanimation. Il y a là une urgence incontestable. Mais la priorité de l’autre sorte de soin ne s’en montre pas moins. On sait bien en effet que l’on interrompt ainsi une autre relation, qui est encore une relation de soin, d’un soin cependant qui ne peut pleinement lui être donné que de manière individuelle, que par tel individu (sa mère, par exemple), et à lui en tant qu’individu. On verra plus loin en quoi cette relation non moins vitale pour l’enfant et le soi en général, est un besoin elle aussi, tout en se distinguant radicalement du besoin de répondre à telle urgence ou tel danger organique déterminé. La distinction des deux types de soin, leur priorité respective, se marque donc bien, dans le déchirement même d’une situation comme celle-ci, à la fois ordinaire et exceptionnelle.
Mais on y voit bien aussi leur unité. D’un côté, le soin médical est bien entendu animé par une intention ou une attention à l’égard de l’enfant, celle de le sauver, lui précisément ; plus encore, cette intention reste prise, ou se place pour ainsi dire « sous l’aile » de la relation parentale elle-même. Tout se passe comme si la médecine ou le médecin admettait ainsi non seulement sa relation avec un individu malade, mais son rôle de relais dans une autre relation, ou avec une relation elle-même atteinte comme telle par la « maladie » ou la pathologie. D’ailleurs, le sujet « malade » et le sujet « inquiet » ne sont ici constitutivement pas le même, ou sont dédoublés, le médecin soigne l’un et parle à l’autre (et, devrait-on dire, inversement : il parle à l’enfant en le soignant, et soigne le parent en lui parlant). Quoi qu’on fasse, et à quelque degré que cela soit concrètement pris en compte, l’unité des deux aspects est donc bien là, de ce premier côté. Mais elle l’est aussi de l’autre côté, au moins et précisément comme acceptation de la distinction. La possibilité même de la médecine demande comme condition l’institution et l’acceptation rationnelle d’un intermédiaire entre le corps vivant et lui-même, ici entre deux corps vivants. En effet, la mère admet et demande même la nécessité de la relation médicale, sa priorité et sa spécificité, y compris technique, propre. Elle se fera elle-même, s’il le faut, relais de la prescription médicale, devant donc là aussi, à des degrés divers, avoir un rapport technique et clinique au corps même de l’enfant dont il faut traiter telle pathologie déterminée. Ce n’est donc pas dans la confusion des rôles, mais dans leur séparation précise et inévitable même, qu’ils se relient encore.
S’il y a deux concepts du soin, ils se rejoignent donc bien de l’intérieur. Mais s’il importe aussi de les distinguer, c’est parce qu’ils obéissent à deux logiques, et même à deux logiques relationnelles distinctes et irréductibles. Il ne s’agit pas seulement de deux « concepts » objectifs ; mais bien de deux concepts d’une même relation comme lien et individuation respective de deux termes ou de deux « sujets », comme si le soin constituait non pas une seule mais deux sortes de relations entre des subjectivités. Une double asymétrie constitutive le définit visiblement, qui n’empêchera peut-être pas, en raison sans doute de sa dualité même, une égalité non moins constitutive. Il faut donc bien commencer par approfondir chacune de ces deux logiques, dans sa spécificité, pour comprendre comment elles se distribuent ou se répartissent dans la série diversifiée des relations concrètes et morales de soin, caractéristique de notre société.
Le modèle parental et la portée ontologique du soin
S’il faut commencer par ce que nous appellerons donc le « modèle parental » du soin, ce n’est pas seulement en raison de sa priorité chronologique, mais parce que celle-ci s’accompagne d’une priorité logique et même « ontologique », c’est-à-dire constitutive de l’existence même des termes ou des sujets de toute autre relation de soin. Il ne faut d’ailleurs pas s’y tromper : nous ne définirons pas ce premier modèle du soin par une relation « parentale » toute faite ou allant de soi, dont on pourrait par ailleurs poser l’essence ou la « nature ». Bien au contraire : c’est la relation parentale qu’il s’agit de définir par la relation de soin, et non pas l’inverse. La relation « parentale » nous paraît en effet être d’abord cette relation qui consiste non seulement à répondre aux besoins organiques d’un nourrisson après sa naissance, mais plus profondément à lui adresser ces soins comme à un être ou un enfant individuel, et à se constituer du même coup comme un être ou un parent non moins individuel. Il s’agit bien d’une relation doublement individualisante, avant laquelle en quelque sorte il n’y a ni « parent » ni « enfant », et qui est comme telle elle-même, nous allons y revenir, un besoin « vital » de l’individu.
Mais on peut déjà dire un mot de sa priorité, encore une fois, ontologique, inséparable de sa priorité chronologique. Seule en effet cette première relation constitue un « soi » comme objet d’un soin adressé, c’est-à-dire aussi comme sujet de soin possible. Seule cette relation constitue donc un soi ou un sujet capable d’entrer ensuite dans toute autre relation de soin, dont notamment la relation médicale, et cela dans les deux sens : capable d’être soigné et (comme Ricœur l’avait déjà remarqué) de se soigner (patient et agent donc, si l’on veut !), capable aussi de devenir médecin et de soigner autrui, un autre soi et pas seulement un autre que soi. Autrement dit, le soin n’est pas d’abord ici une nécessité physiologique ou organique au sens strict, mais une nécessité relationnelle, sans laquelle ce qui n’existe pas, c’est un soi individuel.
Mais cette priorité du soin relationnel n’empêche pas, disons-le tout de suite, qu’elle rejoigne le soin médical. Plus encore, précisément parce qu’il est lui-même vital, le soin relationnel peut faire à son tour l’objet d’un soin médical, absolument spécifique cependant dans sa structure même : tels sont à nos yeux la découverte et le sens fondamental de la psychanalyse, comme clinique ou plutôt comme thérapie des relations humaines elles-mêmes.
Mais précisément, s’il y a une thérapie des relations, ou encore une thérapie du soi par les relations, c’est bien parce que le soi s’est constitué dans la relation, et même avant tout dans la relation elle-même, sous sa forme la plus concrète, réelle et matérielle, du soin. Ce qui nous le montrera, autrement dit, ce ne sera pas seulement la psychanalyse, puisque celle-ci ne rejoint cette genèse qu’a posteriori ou après coup, à partir de la pathologie, du langage et des représentations du sujet humain individuel. Ce sera plutôt, et à nos yeux de manière absolument décisive, la convergence de la psychanalyse avec une discipline qui procède tout autrement, et la rejoint pourtant sur ce point précis. Ce sera sa rencontre avec l’éthologie, qui étudie cette genèse sous la forme d’une étude objective des comportements entre les vivants, et donc dans ce cas précis sous la forme de la théorie de l’attachement, qui désigne précisément la relation à une figure individuelle comme besoin biologique et spécifique, chez l’homme et quelques autres espèces vivantes (grands mammifères et oiseaux). Il faut donc dire un mot ici de ce point de rencontre, dans sa précision extrême, entre deux lignes de savoirs ou de faits, dans leur différence non moins extrême, qui nous semble avoir du même coup la valeur d’un enjeu constitutif du moment présent en philosophie, aussi bien que dans la compréhension de la « nature humaine », en général.
De fait, ce sur quoi convergent tout en s’opposant la théorie de l’attachement, sous la forme que lui a donnée son concepteur, John Bowlby1, dès le début des années 1950, et la psychanalyse, notamment sous la forme que lui a donnée au même moment son strict contemporain, Donald Winnicott2, c’est à nos yeux le point précis où nous sommes conduits ici. Il s’agit bien, en effet, du caractère constitutif pour le sujet individuel d’un soin adressé, mais aussi d’une adresse ou d’une intention qui ne soit pas un « supplément » extérieur (ou, pire encore, prétendument « intérieur » !) aux actes les plus concrets du soin (porter, nourrir, laver, etc.), mais qui leur soit au contraire strictement immanente. Tel est le point essentiel : il y a un besoin spécifique, qui est celui d’une relation adressée, et individuante, mais qui cependant ne peut pas, initialement au moins, au commencement au moins, se dissocier des actes concrets du soin corporel lui-même. Il importe donc tout à la fois de distinguer radicalement ces deux types de besoin (on montre chez les grands singes que l’attachement se distingue de la nourriture, par exemple, au point de pouvoir conduire à y renoncer), tout en montrant leur unité initiale, dans une même relation concrète, à travers certains de ses aspects bien précis, qui ne sont pas moins « objectifs », observables et empiriques que les autres, même s’ils s’opposent à eux.
Ce que montre en effet la théorie de l’attachement, c’est que la dimension en quelque sorte « supplémentaire » du soin, qui répond au besoin spécifique d’attachement, se traduit ou s’effectue dans le caractère global, expressif et individuel de la relation concrète de soin elle-même, et ceci en quelque sorte à la fois dans la demande et la réponse, ou plutôt dans une demande qui n’est justement plus demande d’une chose, ou d’un objet, mais précisément d’une réponse. Le bébé pleure « pour » manger ou « parce que » il a faim mais ses pleurs sont aussi un comportement expressif, individuel et global, qui secouent tout son corps, auquel le sourire, la chanson ou le bercement répondront tout comme la nourriture satisfait en effet au besoin singulier de se nourrir. C’est ce jeu de demandes et de réponses individuelles, expressives et globales, qui avec le temps constitueront les « figures d’attachement », et la relation même d’attachement, avec ses qualités et ses critères propres, normaux ou pathologiques, « secure » ou « insecure ». Une relation qui est donc « biologique » même si elle n’est pas dans les frontières organiques d’un corps individuel : et cela parce qu’elle répond à un besoin vital, parce qu’elle se constitue selon des structures spécifiques, parce qu’elle constitue des liens irréversibles, enfin parce qu’elle est susceptible elle-même de pathologies individuelles déterminées. C’est bien par ce dernier point, en forme de rupture, que cette dimension du soin, qui n’est donc ni séparable au départ (mais le devient ensuite, avec le jeu et le langage) de la dimension la plus concrète du soin organique, ni réductible à elle, se rattache à la recherche psychanalytique.
Certes, il faut insister d’abord sur la différence des démarches, qui a donné lieu à des conflits longtemps irréductibles, au point que la convergence, en un sens, commence seulement à apparaître dans toute sa portée. L’éthologie prétend en effet au statut de science objective et expérimentale : elle observe le comportement objectif des êtres vivants, animaux et humains, et en déduit des hypothèses sur leurs règles, qu’elle doit ensuite pouvoir tester, vérifier ou réfuter de manière expérimentale. Elle est donc, dans le cas de la relation parentale, génétique et générique : autrement dit, elle cherche des lois générales, qui s’inscrivent qui plus est dans les contraintes générales de l’évolution ; et elle les cherche dans leur constitution progressive, en observant donc la croissance des nourrissons et de la relation parentale. En revanche, la psychanalyse procède d’un savoir clinique, subjectif et rétrospectif : elle trouve sa preuve empirique dans des pathologies individuelles, en tant qu’elles ne renvoient pas à un trouble fonctionnel général, mais après coup à l’histoire individuelle du sujet, vue en outre (et c’est fondamental) de son point de vue à lui, ou encore telle qu’il se la « représente », telle en tout cas qu’il la raconte. On ne peut donc imaginer méthodes plus opposées, et la théorie de l’attachement a d’abord rencontré chez les psychanalystes, notamment en France (comme le montre l’admirable recueil de Zazzo3), bien plus de résistance que n’en impliquait au départ la rupture pourtant constitutive, de Bowlby lui-même, avec la psychanalyse d’où il était parti.
Mais si cette convergence autour de la relation de soin ne va pas de soi, on comprend d’emblée qu’elle n’en est que plus significative.
Il est à cet égard remarquable que Winnicott retrouve, au principe du sentiment d’être soi, et du sentiment d’être vivant de l’individu, la qualité de « l’environnement » primaire du bébé, sous la forme de la réponse à sa demande de soin. Il va même, on le sait, jusqu’à contester l’existence individuelle du bébé à la naissance et dans le temps qui la suit ; « un bébé cela n’existe pas », dit l’une de ses formules les plus célèbres ; ce qui existe, c’est « l’unité primitive du bébé et des soins maternels » (il ne dit pas : « de la mère »). Pourtant, là aussi, à travers ces réponses corporelles à des demandes corporelles, ce dont il s’agit, c’est de l’individuation d’un soi subjectif appelé à se représenter lui-même mentalement et comme un « esprit ». Les trois actes fondamentaux que distingue donc Winnicott avec ce que Deleuze4 appelle des « concepts relationnels » ou des « interconcepts » désignent précisément cette relation entre les corps, en tant qu’elle ouvre à une individuation progressive. Le holding (le « porter »), le handling (le « manipuler »), le world-presenting (le fait de « présenter le monde »), qui rejoint déjà le playing (le « jouer » présent dans le titre originel de Jeu et réalité), sont des comportements dont la qualité intégratrice et individuante est intrinsèquemment liée à leur sens de soin adressé.
Il y a donc ici une sorte d’inversion prémorale, ou supramorale si l’on veut, du besoin primitif. Tout se passe comme si l’asymétrie initiale se renversait par une sorte de miroir vital ou vivant, la dépendance singulière du nourrisson se renversant en dévouement adressé et individuant, qui ne devient consciemment ou explicitement « moral » (une « obligation ») que par une sorte de perte. Ce n’est pas un hasard si les éthiques de l’amour ou de la « sollicitude », ou encore du « care » (pour prendre le terme anglais qui les caractérise de plus en plus), s’appuient fondamentalement aujourd’hui sur ce renversement (du sens de la faiblesse elle-même) pour compléter une éthique ou une bioéthique perçue comme trop abstraite ou désincarnée.
Mais à travers le jeu, s’ouvre dans la relation intercorporelle même ce que Winnicott appelle l’espace « potentiel » ou « transitionnel » (comme « l’objet » du même nom, conçu par lui dans le même geste théorique), qui va être « le lieu où nous vivons », l’espace proprement humain de la culture. Sa double caractéristique, par où le mental se détache progressivement du phyiologique et le culturel du naturel, nous paraît pouvoir être résumée par le double trait essentiel de la précarité et de la création, propre à toute rupture entre les êtres. Si la « créativité » est précisément le signe de l’individuation et de la « santé », qui ne saurait être donnée, mais toujours à réinventer, de la façon la plus ordinaire ; en revanche elle se double d’une précarité essentielle, qui retrouve la pathologie de l’attachement, et lui donne même une dimension morale, jusqu’à la violation, même si elle pourra toujours être reprise individuellement et relationnellement. Ainsi, parce qu’elles s’appuient toutes les deux sur une même relation primitive envisagée selon deux points de vue complémentaires, la norme biologique de l’attachement n’empêche en rien, appelle même, la spécificité de la thérapie psychanalytique, qui rejoue et reprend la relation comme telle.
La psychanalyse ne saurait être une « médecine » au sens que l’on va bientôt préciser ; mais elle n’en a pas moins un double rapport au soin, par sa pratique relationnelle qui reprend donc la relation originelle elle-même. Ou encore, on devra distinguer la dimension thérapique de la psychanalyse, qui soigne les relations par elles-mêmes, par leur reprise et leur « répétition », de la dimension thérapeutique de la médecine comme telle ; cette distinction entre le thérapique et le thérapeutique a même ici quelque chose d’essentiel. Il n’en reste pas moins qu’elle indique un point de recoupement, sensible et critique dans nos sociétés qui plus est entre deux modèles du soin, que l’on ne peut pas se contenter d’opposer. On verra dans ce qui suit que, s’il a sa spécificité et sa priorité propres, sur lesquelles il faut insister d’abord, le modèle médical rejoint lui aussi de l’intérieur le modèle « parental » que l’on vient d’esquisser, et cela en d’autres points critiques de notre expérience individuelle et sociale contemporaine.
Le modèle médical et la dimension politique du soin
Nous pouvons comprendre maintenant, en effet, non seulement la priorité du soin « médical », mais comment celle-ci l’entraîne dans une direction opposée au modèle précédent.
De fait, la priorité du soin médical tient à ce que le soin n’est jamais seulement soin d’un individu global pour lui-même ! Il est au contraire toujours aussi soin de certains besoins ou de certaines pathologies déterminées, qui font partie intégrante, dans leur diversité même, de la vie en tant que relation d’un organisme ou d’un vivant lui-même déterminé et de son milieu.
Le soin est aussi, de toute évidence, effort pour guérir.
Mais cette caractéristique n’est pas seulement une caractéristique pour ainsi dire objective ; elle a aussi des conséquences et une structure relationnelle, que l’on peut et que l’on doit même opposer point par point à celle du précédent modèle. D’où les trois aspects suivants, que l’on doit souligner, au risque de les exagérer d’abord, pour mieux les articuler ensuite à ce qui n’est pas seulement leur contraire.
Tout d’abord, si le soin relationnel ou « thérapique » est global et intégratif, on voit que le soin « thérapeutique » est nécessairement et inévitablement partiel et même dissociatif : il consiste d’abord à isoler « le mal », la partie du corps ou la fonction de l’organisme qui est atteinte pour pouvoir y répondre de manière appropriée. Certes, on le verra, on n’accusera pas la pratique médicale concrète de désintégrer le tout de l’organisme vivant (ce serait pour elle, Canguilhem l’a démontré, se nier elle-même comme médecine). La consultation, la clinique, la médecine comme telle s’accompagneront toujours d’un degré de soin global et intégratif, ou réintégratif. Il n’empêche que le progrès même de la médecine, pas seulement comme savoir mais même comme pratique bien entendu, va toujours dans le sens d’une spécialisation, qui est aussi une désarticulation, vécue comme une atteinte à l’image globale du soi, à une image du soi qui est globale par principe.
Mais justement, c’est là le principe d’une deuxième opposition. Si le soin relationnel est fondé sur un lien expressif entre les corps et les individus, il sera fondé ici sur un lien cognitif ou technique, sur une compétence. Soigne ici celui qui non seulement veut, mais qui peut et qui sait. La mère elle-même ou la figure d’attachement jouera, on l’a dit, ce rôle : elle « apprendra » à nourrir, langer, traiter telle ou telle affection, de manière correcte et comme on dit avec « soin » (on reviendra sur cette expression plus loin). Cette compétence technique n’est en tant que telle pas séparable de la division du corps sous un regard objectif, comme l’a montré Michel Foucault dans la Naissance de la clinique. Elle a sans aucun doute une histoire ; la modernité consiste même probablement, après les avoir séparées de leur savoir, à réapprendre aux « mères suffisamment bonnes » ce qu’elles « savent déjà » comme le dit Winnicott (en tant que médecin d’ailleurs !) dans ses conversations radiophoniques. Il n’empêche qu’il y a là une rupture considérable. Elle a beau trouver son origine dans la vie elle-même, comme pathologie s’individuant dans le corps même (et toute lésion distingue dans le vivant des parties séparées), cette compétence médicale n’en est pas moins une tout autre modalité de la relation elle-même : ce que nous avons nommé ailleurs la « relation à », par opposition à la relation « entre5 ».
Enfin, si la relation de type parental culmine dans l’individuation réciproque de ses deux termes, la relation que nous examinons ici débouche nécessairement sur la distinction et même l’institution de deux fonctions ou de deux rôles, par exemple ceux qui relient et opposent « le médecin » et « le malade ». Certes, là encore, toute relation réelle est un mixte : entre la figure parentale et l’enfant, il entre du rôle social, comme entre le médecin et le malade, se tissent des liens individuels, qui peuvent aller jusqu’à l’amitié. Il n’en reste pas moins que la limite du premier modèle est celle d’une relation entre deux visages irremplaçables, alors que celle du second est une relation anonyme entre deux fonctions qui ne se distinguent plus, parfois, que par leurs attributs les plus extérieurs, par la blouse blanche, d’un côté, et le pyjama, de l’autre.
Il faut bien entendu souligner de nouveau, et réaffirmer nettement, qu’il ne s’agit là que d’un modèle limite dont le risque est de caricaturer une médecine qui ne s’y réduit jamais en pratique. On va même voir dans un instant que ce n’est pas seulement de l’extérieur, mais de l’intérieur, que ce modèle rejoint le modèle opposé, pour donner lieu aux relations concrètes et spécifiques de soin qui caractérisent plus que jamais aujourd’hui notre société, dans sa médicalisation mais aussi sa parentalisation extrêmes.
Pourtant, s’il est nécessaire de définir le modèle médical du soin comme tel, ce n’est pas seulement pour des raisons négatives, qui conduisent aussi à souligner les risques éthiques ou politiques qu’il comporte ; c’est aussi pour des raisons positives et pour comprendre qu’il n’attend aucunement du seul modèle parental ou pleinement relationnel sa norme éthique, mais qu’il l’a au contraire aussi en lui-même. Si l’éthique médicale, ou la « bioéthique » complète, nous paraît résulter de l’articulation entre ces deux modèles du soin, c’est bien parce que chacun des deux comporte intrinsèquement un principe normatif, ainsi d’ailleurs qu’un risque qui lui est opposé ! Il ne s’agit aucunement pour nous d’idéaliser le soin parental ou relationnel, et de diaboliser le soin médical ou institutionnel ! La maltraitance n’est pas moins une violation que l’abus de pouvoir médical sous toutes ses formes, et tous les deux révèlent de la même manière, par sa transgression même, la portée éthique interne de la relation. Il faut donc dire un mot, dès maintenant, de l’indication éthique qui nous semble résulter de l’enracinement de la médecine elle-même dans le soin, ou encore dans le traitement des maux physiologiques, ou enfin dans le thérapeutique comme tel.
Cette indication, en effet, est simple : c’est que si la spécialisation, le savoir, le pouvoir même de la médecine peuvent mener aux pires abus, et même en comportent intrinsèquement le risque, ils comportent aussi une sorte de norme interne, dans la priorité même du pathologique et donc du thérapeutique dès l’origine. À travers tous les développements sociaux, industriels, politiques de la médecine contemporaine, le risque du pouvoir est donc moins dans son essence simple que dans son orientation double, dans une orientation plutôt qu’une autre : bref, dans une orientation qui oublie la priorité du thérapeutique, de l’obligation de soigner les maux, de manière concrète, juste, également accessible et répartie entre les hommes, au profit d’une autre orientation, qu’elle consiste seulement à prendre le moyen pour fin (financière, symbolique, politique) ou à lui donner une autre fin (politique, à nouveau, mais aussi eugénique, démiurgique même). Ainsi, avant même de se mêler au soin « relationnel », où il trouvera certes sa pleine dimension éthique, il nous semble que le soin médical ou thérapeutique comporte sa norme morale interne, qu’il s’agit de ne jamais oublier. Nous dirons que le développement scientifique n’est pas une aliénation, s’il vise à guérir, que le développement technocratique ou la paperasse de la sécurité sociale n’est pas une barbarie, s’il vise la justice, que la politisation même de la médecine n’est pas une tyrannie, si elle institue la lutte contre certains maux déterminés comme une tâche commune et historique.
Il s’agit donc non seulement d’opposer deux modèles du soin mais, dans le deuxième, deux directions morales ou éthiques, qui impliquent certes une lutte interne et sans relâche, mais en se dispensant des facilités rhétoriques, comme la condamnation simpliste de la technique, de l’autorité, ou de l’institution ! C’est en elles au contraire que se font les choix décisifs, sous l’égide de la priorité du soin, sous la pression aussi de la dissymétrie vitale causée par la maladie.
Mais cela ne suffira pas, et c’est bien de l’intérieur, aujourd’hui plus que jamais, que le modèle « médical » du soin rejoint le modèle « parental ».
Comment ne pas le voir, en effet, sur un exemple à tous égards significatif ? Lorsque le soin médical cesse de pouvoir traiter un mal déterminé et guérissable, sans cependant cesser entièrement de pouvoir s’exercer, lorsqu’il s’agit des maladies chroniques, ou plus profondément encore de la vieillesse, par exemple, et de ses maux, voire de l’accompagnement vers la mort et de la « fin de vie », c’est de l’intérieur que le soin médical, sans y être toujours préparé, rejoint le soin parental, non pas tant affectivement que structurellement. Une maladie comme la maladie d’Alzheimer pousse aujourd’hui la relation entre les deux modèles jusqu’à leurs limites extrêmes : les enfants deviennent non seulement les parents de leurs parents, mais aussi leurs soignants ; tandis que les médecins eux-mêmes voient la relation parentale comme un moyen thérapeutique, une ultime ressource pour refaire un sens global à un cerveau, une mémoire, un corps qui tend de lui-même vers sa désintégration. Sans pouvoir analyser ces exemples qui traversent désormais, et pour longtemps, toute notre expérience, on y verra bien aussi à la fois la nécessité et la force de l’articulation des modèles et la source du double risque que l’on pressentait dès le départ, qui nous paraît être non seulement celui d’une société médicalisante, mais aussi d’une société maternante, un risque donc d’une double confusion des rôles.
On voit donc la nécessité, pour conclure, de dire ne serait-ce qu’un mot de l’articulation entre ces deux modèles, qui nous paraît seule capable, à la condition de les avoir rigoureusement distingués d’abord, de définir les relations concrètes de soin. Entre les deux modèles extrêmes, comme on va le voir, courent en effet désormais des relations qui les articulent dans des proportions diverses : le rôle de l’infirmière, de l’assistante sociale, de l’éducateur ou du rééducateur, ne se comprennent pas autrement. Mais du même coup, c’est la dualité interne du sujet moderne du soin, et au-delà du soin, des autres relations morales, sur lesquelles on pourra faire quelques remarques, à titre seulement indicatif.
La relation de soin, modèle des relations morales ?
Il ne s’agit en effet que d’indiquer ici la voie d’une triple généralisation, à partir de ce qui précède, concernant le ou plutôt les sujets du soin ; les relations concrètes de soin ; les autres relations que le soin. Ce sera indiquer aussi, à chaque fois, une dimension éthique ou politique qui nous paraît mettre la question du soin au cœur du présent, dans la relation des hommes entre eux, mais aussi de l’humanité à elle-même.
On voit d’abord comment l’on n’aurait pas pu penser le soin en partant d’une relation morale, entendue comme relation entre des sujets libres et égaux comme tels. Le soin nous place d’emblée devant les deux grandes sources de l’asymétrie, qui travaillent contradictoirement le sujet moderne et démocratique : la vulnérabilité et le pouvoir. Il est fort tentant dès lors de renoncer à normer la relation de soin par la morale de la dignité ou la politique de l’égalité, de la déplacer vers le double champ d’une critique du pouvoir ou d’une éthique de la sollicitude. Or, ce qui précède nous semble à la fois permettre une telle critique et une telle éthique, et même les appeler, mais à la condition aussi de les situer l’une et l’autre dans une relation qui comporte en elle-même une double exigence de liberté et d’égalité, on dira aussi d’individualité et d’universalité. De fait, le critère du soin parental est aussi la rupture créatrice qui permet l’individualité, tandis que la limite du soin médical, dans l’abus de pouvoir, suppose une égalité fondamentale derrière l’asymétrie de la compétence et de la maladie. Bref, être un soi individuel et un sujet libre sont les deux effets majeurs du soin, de la sollicitude et de la critique elles-mêmes, bien loin d’être rendus impossible par elles. Certes, et ce sera le troisième point à souligner ici, on ne reviendra pas directement à la relation de soin comme face à face entre libertés ; il faudra tenir compte d’une autonomie affectée par la maladie, construite par le soin, ébranlée par la compétence, restaurée par la critique. Ce sont les éléments d’une éthique et d’une politique de l’asymétrie, qui n’est pas l’inégalité, mais une pensée concrète de la relation, dans le souci de l’égalité et de la liberté compatibles avec la vie, et la produisant même comme vie humaine.
On voit du même coup en quoi il ne peut y avoir que des relations de soin, mêlant à des degrés divers ce que nous avons appelé le parental et le médical, et cela sans les confondre. Non seulement le parental comporte du médical et inversement. Mais l’asymétrie même des sujets suppose désormais l’institution d’une communauté diversifiée du soin. Les rôles intermédiaires sont en un sens les plus difficiles. L’infirmière doit-elle materner ou prescrire ? doit-elle envelopper ou mesurer ? L’assistante sociale doit-elle soutenir ou restreindre ? doit-elle réconfort ou sanction ? Ces questions se posent, sans aucun hasard, aux points les plus sensibles de notre société. Ce que l’on a tenté ici, c’est de dissocier les éléments purs de ce qui se présente comme un mélange confus, précisément pour faire de cette confusion opaque une articulation appelée à s’éclaircir, et cela au cas par cas, et par des études que nous appelons de nos vœux. Il y aurait violence à nier aussi bien la part du parental ou du thérapique, dans toutes les relations de soin, que celle du médical ou du thérapeutique ; et il nous semble propre à la société moderne, débarrassée aussi bien du paternalisme que du spectre du pouvoir médical (toujours cependant l’un et l’autre à l’horizon), de comporter tous les échelons, de la thérapie analytique aux soins palliatifs. C’est dans ce cadre enfin, en y conjoignant les remarques précédentes sur le sujet individuel, et sur la critique politique, c’est-à-dire aussi sur le sujet juridique et le citoyen, que devraient être pensés selon nous les difficiles problèmes de l’éthique médicale.
Ainsi le soin est-il bien au cœur d’un présent marqué à la fois par le pouvoir sur la vie, les nouvelles techniques médicales et biologiques, d’un côté ; et la nouvelle vulnérabilité de la vie, à la fois écologique et éthique, de l’autre. C’est bien entendu par là qu’il est aussi un modèle possible pour l’ensemble des autres relations morales, de la relation parentale (qui ne se réduit certes pas au soin) à la relation politique, en passant par exemple par l’enseignement, la justice, l’amitié ou l’amour. C’est qu’à chaque fois on doit, nous semble-t-il, procéder au même renversement. On ne pensera pas la relation de soin à partir d’une essence de la vie ou de la justice ; c’est au contraire la dimension vitale et la dimension morale des relations humaines qui apparaissent de l’intérieur même du soin comme relation primitive. Il nous semble qu’il en est ainsi pour toutes les relations entre les hommes (et même entre l’humanité et elle-même, ou avec la nature), comme si c’était par ce qu’elles ont de relationnel, jusque dans leur rupture, que communiquaient leur origine et leur objet vital, d’une part, et leur signification mentale, morale ou politique, de l’autre. C’est donc à une éthique et à une politique des relations que l’on semble conduit. Elle reposera sur le double sens du soin : l’attention mutuelle des hommes, mais aussi la précision méticuleuse qui seule préserve l’objet même de cette relation. « Prendre soin », c’est à la fois se relier les uns aux autres, de manière individuelle, expressive, globale, et s’absorber dans le détail minutieux de la chose même, avec le dévouement technique mis à la préserver de la dégradation ! Ainsi, devant les maux qui affectent les hommes, on pourrait exiger au moins, sinon la perfection de ces deux formes du soin, du moins le refus de leur double contraire, c’est-à-dire des formes les plus graves de la négligence.
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Philosophe, professeur de philosophie à l’université de Lille III et directeur du Centre international d’études de la philosophie française (Ens). Il publie actuellement dans Esprit une « chronique du temps présent » sous le titre « À quoi tenons-nous ? » qui constitue une enquête sur les liens et les principes qui nous unissent.
Cet article a fait l’objet de plusieurs versions présentées et discutées devant des interlocuteurs à qui il doit beaucoup. Ce fut d’abord à Bordeaux lors du colloque organisé par Guillaume le Blanc sur la médecine et la vie en février 2005 ; puis à Bruxelles quinze jours plus tard lors des journées organisées par Nathalie Zaccaï-Reyners dans le cadre de notre projet commun sur les « relations asymétriques » ; à Lille ensuite, en mai 2005, dans le cadre de la Maison des sciences de l’homme et du centre Éric Weil ; je n’oublie pas enfin l’émission de « La vie comme elle va » que Francesca Piolot a bien voulu organiser sur France Culture en octobre 2005 à partir d’une de ces versions préliminaires, ni d’ailleurs l’exposé présenté au Chr de Lille dans le cadre de journées de formation en éthique, le même mois, sur des thèmes bien proches.
- 1.
Nous renverrons seulement ici à l’ouvrage magistral : Attachement et perte, en trois vol. (1969, 1973, 1975, trad. fr., Paris, Puf, coll « Le fil rouge »).
- 2.
Dont nous commenterons avant tout Jeu et réalité, l’espace potentiel (1971), trad. fr., Paris, Gallimard, 1975.
- 3.
Ce livre admirable fut celui qui nous conduisit il y a déjà longtemps vers cette question, à laquelle nous consacrons une part de recherche et d’enseignement qui conduira prochainement à un livre. Il s’agit du recueil sous forme de colloque imaginaire : René Zazzo (sous la dir. de), l’Attachement, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, coll « Textes de base en psychologie », 2e éd., 1979. Sur le même sujet, voir aussi : D. Widlöcher (sous la dir. de), Sexualité infantile et attachement, Paris, Puf, coll. « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2000 et les utiles synthèses de B. Pierrehumbert, le Premier lien, théorie de l’attachement, Paris, Odile Jacob, 2003 et Martin Dornes, Psychanalyse et psychologie du premier âge, Paris, Puf, 2002. On n’aurait garde dans une étude plus poussée d’oublier les travaux de Serge Lebovici parmi d’autres.
- 4.
Dans sa lecture du livre important de Pierre Fédida, l’Absence, sous le titre « La plainte et le corps » repris dans D. Lapoujade (sous la dir. de), Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 150-151.
- 5.
Nous nous permettons de renvoyer ici à « Quand les relations deviennent-elles morales ? », dans Francis Wolff (sous la dir. de), Philosophes en liberté (positions et arguments I), Paris, Ellipses, 2001, p. 67-84.