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Dans le même numéro

L’enfant de l’eau et de la craie

Entretien avec Olivier Barbarant

Poète, critique, essayiste, spécialiste de Louis Aragon dont il a dirigé la publication des œuvres poétiques pour la Pléiade, serviteur de l’État en qualité d’inspecteur général… Dans la variété de ses engagements en faveur de la littérature, dans sa promotion comme dans l’écriture même, Olivier Barbarant a quelque chose du parfait homme de lettres. Récompensé par le prix Tristan-Tzara (1999) et le prix Mallarmé (2004), il fait partie des douze auteurs français ayant rejoint la collection «  Poésie  » de Gallimard en 2016. Dans son dernier recueil, publié chez son éditeur de toujours, Champ Vallon, il continue d’écouter son cœur comme les battements atroces de l’histoire récente, de chanter le corps et la ville, cheminant encore entre le malheur et la merveille, mélangeant avec une égale dextérité les formes et les époques.

«  Un grand instant  » : le titre de votre recueil est emprunté à -Vladimir Jankélévitch, philosophe aussi sensible que savant déjà croisé dans votre œuvre. De quoi est faite votre admiration pour cette pensée «  palpitante  » ? Pourquoi cette formule s’est-elle présentée comme la plus digne de réunir la diversité présente dans ce livre ?

En commençant par le titre, nous commençons par la fin… Une disparate de textes, écrits au fil des jours, me convainquait une fois encore que « cela ne ferait pas un livre ». Puis j’ai relu, comme régulièrement, quelques pages de Jankélévitch. « Un grand instant », cet « instant sans durée » qui fait « tenir le maximum de ferveur dans le minimum de temps », définit dans La Mort (1966) précisément ce qu’il en était de ce livre. Jankélévitch poursuit, avec l’allant de plume symptomatique de l’effusion de sa pensée, en faisant de « la vie entière » un grand instant. Le lien entre ce présent fugitif et la rétrospection, le débat de deux temporalités me sont apparus comme la clé de ce que j’étais en train de travailler.

Comment avez-vous construit ou plutôt tissé ce recueil ?

La discontinuité est la force et la chance de l’écriture poétique. On est poussé à écrire sous le coup d’une émotion, d’une sensation ou de ­l’invasion irrésistible de leur souvenir. Quand les textes font un peu masse, c’est chaque fois le même désarroi : l’incohérence saute aux yeux, et ce jugement reflue sur celui que je suis contraint, assez mélancoliquement, de porter sur mon propre parcours… Pourtant, à chaque fois (jusqu’ici, du moins), une secrète cohérence finit par se révéler : ce fut cette fois avec les mots de Jankélévitch. Quelques fulgurances, divers souvenirs amoureux, des choses vues du paysage parisien, des émois d’enfance me sont apparus sans que leur poudroiement ou leur incertitude leur interdise de se relier. Tout cela m’évoque l’émotion qui me saisit devant le geste du potier : c’est un amas de glaise sur le tour, puis la main plonge au centre, et la forme jaillit d’un coup !

Quelles sont les opportunités et les difficultés d’un exercice poétique dont la matière accumulée finit par former le dessin d’un bilan éclaté de sa vie, tendant un miroir sur un demi-siècle écoulé, réveillant une mémoire dont vous avez ailleurs écrit «  qu’à chaque pas l’on s’y blesse  » ?

Encore une fois, je ne me suis rien « proposé ». Aux écritures « planifiantes », comme on dit assez laidement (Zola, ses carnets, son projet, ses plans) s’opposent les écritures « procédurales » (Aragon, disant splendidement : « je me jette à l’eau des phrases comme on crie »). Je n’écris de poèmes que lorsque j’y suis contraint. J’ai constaté assez vite que le souvenir jouait plus de rôles, cette fois, que la vie en train de se faire. Ce sont là les banales conséquences de l’âge. À vingt ans, Les Parquets du ciel (1992) se sont écrits dans le tohu-bohu d’une vie juvénile. À cinquante ans, le matériau est davantage rétrospectif ; on y gagne peut-être en netteté du trait ce qu’on peut perdre en verdeur. La texture d’une peau aimée, le poids mystérieux du pot à lait avec lequel, vers six ans, je traversais le village de mes grands-parents, un décompte (hélas bien partiel) des morts pleurés sont remontés à ma mémoire, sans que j’éprouve le besoin de savoir pourquoi. Je crois que la poésie commence là, quand au « pourquoi » se substitue le « comment » : comment était-ce, précisément ? Comment formuler ce qui échappe, mais qui vaut la peine d’être dit, et qui vaut justement à proportion que c’est difficile, et qu’on s’y obstine ?

Le désir n’en finit pas de danser dans votre poésie. Votre pas suit cette poussée, clameur du cœur et du corps. Un écrivain qui vous est cher, Colette, professait : «  Moi, c’est mon corps qui pense… Toute ma peau a une âme.  » Quand et comment le poème se déclenche-t-il chez vous ? Écrire, serait-ce approcher du corps ?

Colette, que je révère depuis longtemps, a parfaitement raison : l’ordre du sentiment n’est pas étanche à celui de la sensualité, non plus d’ailleurs qu’à celui de la pensée. J’aime assez qu’une légère provocation, dans le contexte qui était le sien, la conduise à inscrire ici le mot «  âme  », que ­j’emploie aussi dans toute la plénitude grecque de la psyché, et que je fais à mon tour matérielle, notamment quand je décris l’étreinte comme « la noix de mon âme qui craque entre vos bras »… La littérature qui m’importe, comme lecteur aussi bien qu’auteur, me paraît accomplir une opération de transmutation. D’une expérience sensible du monde, on extrait une singulière désincarnation, puisque le langage est tout de même le matériau le moins palpable qui soit. Mais la chair revient, à proportion qu’elle est transmuée en rythme du vers, en juste respiration, en courbure de la phrase, dans tout ce qu’on perçoit de la consistance ailleurs oubliée du langage. C’est à cette condition que l’expérience décrite devient partageable. « Comme le fruit se fond en jouissance/Dans une bouche où sa forme se meurt » : dans ses vers toujours un peu saturés, Valéry définissait ainsi le poème. La langue, quand à la fois elle sonne, fuse et fond, peut révéler le goût d’une vie.

L’histoire passe à nouveau prudemment dans ce recueil, toisée par la tragédie. Comment faire résonner l’histoire dans un poème sans lui faire courir le risque de transformer le chant en slogan, la colère en déclamation ?

Écrivant avec ce qu’on vit, on ne peut évidemment exclure la tragédie. Le piéton ému des rues parisiennes ne peut pas ignorer aujourd’hui les corps maltraités et la cruelle nouveauté de familles entières, enfants compris, survivant à même le goudron. Le bilan historique est implacable : à dix ans, j’avais été effrayé, en Afrique, de la coexistence de l’extrême richesse et de la misère, preuve qu’elle était une nouveauté pour un petit Français… Que peut faire la poésie avec cet état de fait ? À mon sens, surtout pas la parole déclarative, colérique, naïvement proclamatoire, qui a fait le malheur de la poésie « engagée », et qui revient hélas dans des textes écrits, ou plus souvent clamés désormais. ­L’intention la plus généreuse s’y transmue au fil de la phrase en voix convaincue d’être du côté du Bien : tout cela est toujours démagogique, engorgé d’auto­satisfaction, écœurant… La fréquentation assidue d’Aragon m’a rendu particulièrement sensible à ce qui, même chez un génie, peut encombrer la voix, la conduire à se perdre, sitôt que le poème se déclare politique, au lieu de l’être par surcroît. Le poème échoue toujours par ce qu’il vise, et réussit par ce qu’il draine. C’est ce qui explique, je crois, la bouleversante justesse de certains poèmes de la Résistance ou du Roman inachevé, et la rhétorique de la guerre froide produite entre les deux. Dans Un grand instant, quelques textes ont surgi qui ne prétendent rien « dénoncer » (mieux vaut dans ce cas écrire un article ou un tract). Ils touchent peut-être à l’époque, par l’aveu d’un désarroi, d’une inefficacité, d’un échec : une situation morale. Ils renouent avec ce qui m’avait échappé dans quelques textes nés au moment de la guerre du Golfe : « À force de reproches et de cris assourdis/ même nos âmes ont des goîtres […]/ L’Histoire donc est comme un sable, ignoble de douceur, / échappant à nos paumes. »

Qu’est-ce qui tente de s’avouer dans «  Le dernier aveu  », poème long unissant espoirs et regrets : un rêve de grandeur, de transfiguration, de ténuité ?

« J’aurais voulu écrire un poème à rendre aphones tous les oiseaux » : ce vers initial fut relancé avec « À faire craquer les braguettes au ventre des jeunes gens »… C’est là tout le débat, que résument mes titres régulièrement paradoxaux, et par exemple les Odes dérisoires, dont on n’a voulu retenir que l’adjectif. Mais le constat de la ténuité et du possible burlesque de nos existences n’empêche pas que je me réclame de la forme claudélienne de l’ode ! Comment chanter pourtant sans que le chant se métamorphose en ivresse de soi, sans être la dupe d’une fausse grandeur ? Il en va de la condition humaine, et vous-même m’aviez, ailleurs, conduit à le formuler : « Nous sommes à la fois des volcans et des allumettes[1]. » Le poème, qui a une tendance naturelle à la majesté par la solennité des blancs typo­graphiques, par un long passé de prestige, doit, je crois, travailler autant avec son élan qu’avec la juste mesure de sa retombée. Une double aimantation par des poètes aussi antithétiques que ­Philippe Jaccottet (« l’effacement soit ma façon de resplendir ») et Aragon (« Donnez-moi une cathédrale pour à voix haute y dire ») trace ainsi un espace. «  Le dernier aveu  » montre que je me débats encore et toujours entre ces deux aspirations : le désir et son élan, la mesure et sa justesse, sans prétendre parvenir à mieux qu’un incertain balancier.

Dans l’un de vos poèmes antérieurs, Eurydice invitait à «  nouer la parure et le rien  ». N’est-ce pas la pente que suit sans cesse votre écriture ? Comment accorder réel et lyrisme, dont vous refusez depuis toujours l’opposition ?

Jankélévitch à nouveau ! Ma dette à son endroit est considérable, depuis plus de trente ans. Un discours autoritaire alors m’intimidait de son tenebroso. Une réclame philosophique pour la poésie prenait la place de la poésie elle-même, comme s’il avait suffi de dire « je révèle l’être » ou « je puise de l’éternel » pour le faire effectivement… La lecture de Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (1957) a agi comme une libération, dont on trouve une trace avec «  Les confidences d’Eurydice  » : « et je ne raterai pas la moindre occasion d’une préciosité de la matière », y ai-je écrit en manière d’art poétique. Le chatoyant, l’incertain, l’instable ont droit, ­m’expliquait une pensée d’une délicatesse et d’une musicalité admirables, de me préoccuper. On pense avec des fétus, des bribes, des coulées, avec ce qui ne tient pas ; on vit avec des rythmes, des palpitations mélodiques, des silences soudains…

On observe une récurrence, celle du mot «  craie  ». À la fin de la suite poétique intitulée «  Aube couleur -d’absinthe  », on lit : «  Et les nuques, les nuques surtout, quand on y mord, ont à jamais un goût de craie.  » Dans «  Remi II  » : «  Tandis qu’à la fenêtre par la cour mesquine cognait un jour de craie.  » Ailleurs, vous croyez entendre un «  cri de craie contre l’azur  ». Comment expliquez-vous la répétition et le recours au mot «  craie  » dans la polyvalence de ses usages ?

Une explication autobiographique : je suis né en Champagne pouilleuse, et chaque coup de bêche révélait dans la terre des blocs blancs, humides, d’une consistance attirante, un peu crémeuse… voilà pour la chose. Il y a aussi l’école, où la même matière devenait dure, sèche et liée à ­l’apprentissage de l’écriture. Voici alors le mot : l’impact des consonnes initiales, l’ouverture du son central, le prolongement du «  e  » qui n’est pas muet, mais en français fait comme une note pointée. Il suffit de le prononcer pour en saisir les possibles intensités : j’écris à la craie… D’avoir rêvé à ce mot et à cette chose explique sans doute une récurrence : la craie vaut en effet, dans mon imaginer mental, pour les corps aimés, la blancheur de certaines statues, la pâleur du petit jour… J’ai découvert ces retours dans l’économie du livre en relisant les épreuves, ainsi que la réversibilité de leurs connotations, inquiétante quoique sans doute fort commune, entre l’érotisme et la mort.

La pluie, évoquée dès votre premier livre, réapparaît dans Un grand instant, avec le poème «  Une pluie  ». L’eau est-elle pour vous un motif et la pluie, un modèle ?

J’aime l’eau… mais la réponse sans doute ne vous satisfera pas. Précisons donc : il est vrai que je ne fais, avec le langage, que renforcer la liquidité, heureuse ou malheureuse, qui le caractérise. Il y a des poètes minéraux (Guillevic). Des poètes solaires (Char, Saint-John Perse, Valéry). Comme la phrase, la liquidité, vous le noterez, ne fait forme qu’à circuler : vague ou rivière, pluie ou flaque, elle se répand comme coule la parole. Si bien que je puis me réclamer d’un goût devenu sans doute la signature d’une sensibilité. Me plaît encore que cette fluide instabilité ne puisse jamais faire un monument : on ne l’érige pas. Je l’ai compris en rédigeant trois vers des Essais de voix malgré le vent (2004) : « Toute une vie durant j’ai pris modèle sur la pluie/ Battue de vent toujours et qui ne brille qu’effondrée/ Plus que tout j’ai craint m’endurcir. » Pari peut-être tenu : je suis, je crois, encore l’enfant de l’eau et de la craie.

 

[1] - Entretien dans L’Humanité, 3 mars 2016.

Nicolas Dutent

Membre du comité de rédaction d'Esprit, Nicolas Dutent est critique spécialisé en arts, littérature, idées. Il est adjoint du département Création du Centre national du livre, et occasionnellement poète. Il a co-écrit avec Jean-Luc Nancy Marquage Manquant et autres dires de la peau (Les Venterniers, 2017).

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