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Photo : Andrew Neel
Photo : Andrew Neel
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L'écrivain et notre horizon écologique

janv./févr. 2018

#Divers

La littérature de science-fiction permet d’ouvrir des horizons de possibles, tandis que les œuvres de Jünger et de Nabokov promeuvent un souci de l’environnement, à rebours de notre rationalité technicienne.

Réchauffement climatique, menace nucléaire, disparition accélérée de la diversité des espèces… Autant de processus en cours dessinant un sombre avenir environnemental où l’humanité a le visage du bourreau et de la victime. Mais, dans le même temps, un défi est à relever. À l’orée du xxie siècle, où la question de l’écologie et des modalités d’un écologisme efficient est devenue cruciale, en quoi la littérature pourrait-elle être une ressource ou le lieu d’un discours singulier ? Geste culturel, elle est ce par quoi s’avance la parole de l’homme : à la fois témoin de notre rapport à la nature et lieu d’une habitation du monde, elle ne saurait être occultée. Une pensée qui s’attache à dire, à décrire ou à élaborer de nouveaux rapports entre l’homme et son environnement se doit de cerner l’imaginaire écologique dont la littérature participe pleinement.

Des écrits de David Thoreau à ceux de l’écrivain et activiste Rick Bass, une tradition littéraire soucieuse et appelant à une préservation de l’environnement existe. Classées sous le genre récemment élaboré d’éco-fiction, ces œuvres sont incontournables, au même titre que les récits de voyage, décrivant les changements profonds de nos écosystèmes. Pourtant, nous voudrions ici emprunter d’autres sentiers, plus sinueux et moins évidents, pour explorer d’autres terres littéraires afin de rejoindre ce même lieu de rencontre entre écologie et littérature. Se demandant ce que peut la littérature devant la crise écologique et comment elle se fait le témoin de notre postmodernité environnementale, il s’agira finalement d’en saisir la singularité en regard du discours scientifique et du discours philosophique. Comme habitation du monde, la littérature n’est-elle pas elle-même une écologie ?

La création littéraire a en effet accompagné l’avènement de la rationalité technique comme paradigme dominant, notamment au xixe siècle. Ce règne de la technique et les mutations économiques, concourant à la crise environnementale, ont été loués, craints ou prévenus. L’imaginaire s’en est emparé au sein de fictions oscillant entre foi et méfiance, voire rejet. À cet égard, la science-fiction constitue un laboratoire unique. Mais, plus en amont, afin de dépasser ce cadre générique, nous considérerons d’autres œuvres, telles que celles de Vladimir Nabokov et d’Ernst Jünger, qui, dans l’enchevêtrement de leurs passions littéraires et naturalistes, peuvent nous renseigner sur le privilège dont bénéficie la littérature pour élaborer de nouvelles significations écologiques.

La science-fiction : un laboratoire écologique ?

Les romans dits de science-fiction éclairent le rapport de l’homme à son environnement, car ils sont eux-mêmes nés aux prémices d’une crise dont nous sommes les contemporains. Celle-ci constitue la queue de comète d’une tradition moderne et d’un rapport à la nature empreint de rationalité technicienne. Désormais, l’exigence d’élaborer de nouveaux modèles d’approche de l’environnement ou de techniques relève de l’urgence. Cette urgence se profile déjà dans les œuvres de science-fiction d’après la Seconde Guerre mondiale et voit ses interrogations reformulées ces dernières décennies. La perte d’un monde comme cosmos unifié et solidaire dans lequel l’homme s’inscrit pleinement a laissé place à une dichotomie entre nature et culture. Cette altérité d’une nature peuple les premiers récits de science-fiction : c’est le monstre marin enlaçant le Nautilus de Nemo. Mais ce duel et cet arrachement de l’homme à la nature cèdent la place à des récits où l’humanité est sommée de se redéfinir au sein d’environnements où elle se trouve dépossédée de son hégémonie. Ainsi en va-t-il des récits d’exploration d’autres planètes bien souvent inhospitalières. La science, autrefois promesse de progrès par la domestication de la nature, est devenue ce par quoi sont advenues la destruction et la menace. Des prouesses techniques et utopiques des romans de Jules Verne, nous sommes arrivés aux récits de la catastrophe et des affres prométhéens de la science. Toutefois, dans nombre de récits, elle compte encore bien souvent parmi les voies de salut face au désastre. La Trilogie martienne de Kim Stanley Robinson présente une humanité qui parvient par sa technologie à « terraformer » la planète Mars, alors que la Terre sombre sous la montée des océans1.

Dans les œuvres de science-fiction, l’utopie écologique d’un homme en harmonie avec son environnement devient seconde par rapport aux dystopies de la catastrophe. Plus encore, ces dernières se doublent désormais des récits de l’« après », du « post-apocalyptique ». Notre époque, dans son imaginaire de la crise écologique, semble se résigner à un irréversible ; la question est alors celle de la survie, du maintien de l’humanité sur une planète ravagée. La dimension spectaculaire du cataclysme naturel a bien évidemment suscité les appétits du cinéma et ses adaptations de roman. Mais la mise en récit complexe, le souci du détail et l’approfondissement des personnages de la littérature sont souvent diminués au profit de ce spectaculaire. En effet, le roman de science-fiction, dans sa diversité thématique, mène des réflexions sur nos sociétés dans lesquelles se dessinent des enjeux éthiques et écologiques pertinents. Ainsi, la gestion de ressources limitées et ses conséquences politiques sont déjà interrogées dans Dune de Frank Herbert2. Barjavel, dans sa fable d’anticipation Une rose au paradis, interroge le nouveau départ d’une humanité après le désastre nucléaire, responsable de former un environnement neuf3. Au croisement allégorique d’Adam et Ève et de l’arche de Noé, ce possible de la catastrophe environnementale envisage une nouvelle Création où l’espoir renaît d’un dépassement des errances technologiques et d’un renouement avec l’innocence et la cellule familiale. Recueils des mentalités contemporaines, ces œuvres de l’imaginaire portent une fonction critique et sont des explorations des possibles. Le propre de la science-fiction est de s’attacher à l’inédit et d’expérimenter des mondes possibles, mais aussi des logiques nouvelles. La dimension prophétique parfois conférée à ces œuvres rate pourtant l’essence même des possibles en jeu. Ces œuvres sont bien des moyens heuristiques pour une éthique environnementale. Le célèbre roman Jurassic Park de Michael Crichton revêt une dimension éthique évidente4. Mais, en dépit des apparences, il ne porte pas tant sur la dimension démiurgique et faustienne de la manipulation génétique que sur la marchandisation du vivant et son confinement gestionnaire dans le « parc » de tradition américaine. Qu’y a-t-il encore de naturel dans le parc ? Les créatures le peuplant appartiennent-elles encore à l’ordre du sauvage ? Autant de possibles qui, dans leur considération des problématiques et des potentialités scientifiques et sociales, font donc de la littérature un laboratoire écologique ouvrant des horizons de sens nouveaux et des questionnements du présent.

Une ambivalence demeure dès lors qu’il s’agit de représentations : ces récits sont-ils avant tout une interrogation anthropologique, voire anthropocentrée, menée dans la fiction ou bien est-ce un creuset de réflexion écologique à proprement parler ? Il est pourtant indéniable que, ayant recours aux apports scientifiques et aux innovations technologiques, ces œuvres sont parties prenantes d’une réflexion fondamentale sur le devenir écologique. Déceler une volonté prédictive dans les récits de science-fiction serait à la fois un honneur trop vite concédé, mais aussi une réduction injuste : ce ne sont pas seulement des enjeux environnementaux qui sont travaillés. L’écologie peut d’ailleurs être un prétexte narratif à une réflexion d’un autre ordre. Les récits d’épidémies, de mutations5 sont bien souvent un paradigme propre à penser ou à critiquer les structures sociales et collectives ou le consumérisme tel qu’il va. Ainsi, l’imaginaire de l’apocalyptique, bien souvent, ne figure pas un retour harmonieux et hypothétique à notre environnement, mais déploie bien plutôt un imaginaire du dénuement et de la précarité, tel celui de la Route de Cormac McCarthy6, dans lequel l’humanité est sommée de refaire monde tout en s’adaptant à une nature métamorphosée et hostile. Cette dernière s’y donne avant tout comme un cadre mettant à l’épreuve la solidarité entre les individus. Au-delà de cette nuance, il apparaît tout de même que, par exemple, la représentation de la responsabilité écologique a pleinement pris une dimension collective. Dans grand nombre de récits, la figure du « savant fou », dont l’hypotexte majeur est l’Île du docteur Moreau de H. G. Wells7, a laissé place à celle de groupes multinationaux ou de corporations marchandes. Le savant fou endossait à lui seul la représentation de la déviance éthique à l’égard d’une promesse émancipatrice et bienfaisante de la science. Désormais, ce sont des multinationales, des États corrompus, des organismes criminels ou tout simplement l’indifférence collective qui tiennent le haut du pavé : scandales, marchandisation croissante et mondialisation ont imprégné l’imaginaire écologique. Il revient donc aux citoyens, aux individus, de redéployer une humanité dans un monde parfois devenu inhabitable. Cette approche demeure encore insuffisante car la littérature, au-delà des considérations génériques, est en soi une habitation du monde, une certaine écologie en somme.

La littérature comme horizon écologique ?

La singularité de la parole littéraire sur l’écologie ne peut se résumer à l’efficacité d’un genre fictionnel. La littérature est une créativité précieuse et privilégiée, car elle est par elle-même une habitation du monde, organique et soucieuse du sens, le recueil et l’accueil des signes que l’homme isole, puis articule, dans son environnement. La nature dans ce qu’elle a d’inhumain peut se laisser recueillir de manière particulière et attentive dans le langage. Au-delà de la connaissance et de la prédictibilité de la science, la parole littéraire témoigne et esquisse un rapport nouveau, qui définit la place et l’action de l’homme dans un vaste espace qui le comprend, dépassant parfois les séparations d’ordre conceptuel ou culturel.

Certains écrivains y parviennent, tels Vladimir Nabokov ou Ernst Jünger. Une part de leur œuvre offre des exemples où les rapports entre humanité et environnement, art et nature, science et littérature se déploient sous de nouvelles perspectives. Jünger et Nabokov ont appartenu à un monde en transition, bouleversé par la modernité, les totalitarismes et la crise écologique. Écrivain allemand et auteur de Sur les falaises de marbre ou d’Heliopolis, Ernst Jünger développe une vision écologique dès l’après-guerre8. S’il n’en est pas de même pour Nabokov, ses réflexions sur la nature ainsi que l’usage littéraire qu’il en a fait n’en revêtent pas moins d’importance. Tous deux ont en commun de compter parmi le cercle restreint des écrivains passionnés d’entomologie. Cette cohabitation dans leurs vies de l’entomologie et de la création littéraire a pris la forme d’une attention à la beauté de l’environnement comme à son devenir. Ce souci succède à un étonnement devant les merveilles naturelles qui se livrent à eux comme dans un imagier enfantin. Entomologie et création romanesque ont ceci de commun à leurs yeux qu’elles répondent à un plaisir de nommer et d’ordonner ce qui nous entoure avec subtilité et justesse. Cette subtilité répond à une exigence de probité et de refus de mutiler l’objet de la contemplation : elle est rigueur du scientifique et probité poétique de l’écrivain. Nabokov se plaît d’ailleurs à mêler ses vertus cardinales en visant « la précision de la poésie et la fièvre de la science pure ». Les chasses au papillon et les escapades à la recherche d’insectes font l’objet de récits émus dans les textes que sont Autres rivages ou le Don pour Nabokov9 et Chasses subtiles pour son homologue allemand10. Pour ce dernier, l’entomologie aura été une école herméneutique au moins aussi prépondérante que sa bibliothèque : « L’objet de l’entomologiste, c’est l’insecte dont il tente de pénétrer la structure et le comportement, jusqu’en ses ultimes finesses. L’objet de l’auteur, c’est le langage ; sa vie est consacrée à le servir. S’il est citoyen de ces deux royaumes, ils en profiteront l’un et l’autre11. »

Les insectes sont considérés comme dans des « idéogrammes » composant le texte de la nature et clés de son mystère. Nabokov fait part de sa fascination pour les papillons. Les parures et les camouflages de ces derniers sont pour lui la trace d’un enchantement, d’un artifice naturel. Nature, art et science parviennent en certains moments profonds à se joindre en une habitation du monde étonné et épanoui. Nature et art sont l’occasion de « plaisirs non utilitaires », sont tous deux une « une forme de magie12 ». L’entomologie, prise entre un rapport scientifique et un rapport contemplatif, ouvre au créateur littéraire des espaces de sens, des jeux de significations réinvestis. Nabokov n’a eu de cesse de distinguer l’entomologie, son jardin secret et la littérature. Pourtant, fasciné par le don de mimesis des papillons se camouflant, il affirme : « Tout grand écrivain est un illusionniste, mais telle également est l’architrompeuse Nature.  […] De la simple supercherie de la reproduction à l’illusion prodigieusement complexe de mimétismes protecteurs chez les papillons ou chez les oiseaux, il y a dans la Nature un merveilleux appareil de charmes et d’artifices. L’écrivain ne fait que suivre la voie tracée par la Nature13. »

À rebours de la généralisation, l’attention au microcosme, aux détails est une voie vers la compréhension d’un ensemble. C’est en écrivains que Jünger et Nabokov sont entomologistes : ils y saisissent des signes d’une nature créatrice. La rencontre de ces tempéraments permet aux écrivains d’établir un équilibre entre exigence et enthousiasme, passion et patience. Le maintien de cet équilibre a pour conséquence le rejet du scientisme et de la domination technique, d’une part, et un rejet du cliché et d’une écriture désincarnée au profit d’une connaissance fine de ce qui constitue le matériau littéraire, d’autre part. Le positivisme dans ses présomptions ne saurait prendre le pas sur leur intuition d’artistes d’un mystère inépuisable du monde, que leur permet en revanche d’approcher cette scientia amabilis qu’est l’entomologie. Nabokov comme Jünger resteront sceptiques devant la théorie darwinienne d’une adaptation utilitaire au milieu comme pour préserver le don de la beauté naturelle ou, mieux, l’accès à une vérité du monde. Ces moments d’épiphanie et de révélations dans la rencontre avec la nature sont à l’origine de réflexions sur la place de l’individu créateur pris dans un ordre créateur environnant. Seule la littérature dans la richesse du langage est à même de rendre compte de la diversité naturelle infinie par contraste avec la simplification et la catégorisation des modèles rationalistes. Subtilité et diversité sont ce que partagent les insectes et le langage : les enserrer dans les stéréotypes ou des modèles serait perdre un équilibre, une ressource qui assure à l’homme de tenir une place en harmonie avec son environnement.

Ainsi, la littérature témoigne de notre rapport à la nature et de la façon dont nous la nommons, l’habitons. Mais la science-fiction nous a également montré que la littérature pouvait ouvrir un champ de possibles et motiver une pensée de l’inédit écologique. Elle devient une interrogation éthique nécessaire à toute écologie qui prétendrait à l’efficacité. La science comme connaissance et déploiement technique, la politique comme mise en œuvre ou la philosophie comme champ éthique et moral ne sauraient se passer de ce privilège littéraire à éclairer des horizons et à créer un sens soucieux de l’environnement. Recueil d’une présence, hommage à l’étonnement suscité par la nature, la littérature s’institue en suspens momentané, se retirant ainsi de l’empressement et de l’urgence. En cela, la parole de l’écrivain se heurte à la même précarité que la nature elle-même : elle réclame attention et écoute, sans quoi elle sombre sous l’injonction utilitaire et pratique. Elle est en cela peut-être la mieux placée quand il s’agit de témoigner de ce qui est toujours menacé de disparaître sous les désastres.

Note

  • 1.

    Kim Stanley Robinson, la Trilogie martienne, traduit par Michel Demuth et Dominique Haas, Paris, Omnibus, 2012.

  • 2.

    Frank Herbert, Dune, traduit par Michel Demuth, Paris, Pocket, 2012.

  • 3.

    René Barjavel, Une rose au paradis, Paris, Pocket, 1989.

  • 4.

    Michael Crichton, Jurassic Park, traduit par Patrick Berthon, Paris, Pocket, 2009.

  • 5.

    Ainsi dans l’univers des comics, les X-Men, personnages mutants, permettent de mener une réflexion d’ordre social et politique et seraient avant tout une représentation fictive de la communauté afro-américaine discriminée dans l’Amérique des années 1970, le « X » étant un hommage à Malcolm X. On voit bien que l’enjeu écologique de la mutation génétique est ici secondaire et symbolique. De même, la figure du zombie ou de l’épidémie virale est avant tout la figuration de processus de masse ou d’une aliénation culturelle et corporelle.

  • 6.

    Cormac McCarthy, la Route, traduit par François Hirsch, Paris, Points, 2009.

  • 7.

    H. G. Wells, l’Île du docteur Moreau, traduit par Henry-D. Davray, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.

  • 8.

    Toutefois, il entretiendra des rapports conflictuels avec les Verts allemands à qui il reproche de favoriser les enjeux sociétaux plutôt que la sauvegarde même des milieux naturels. Les Verts, quant à eux, rejettent, en ces années d’après-guerre, la figure sulfureuse et contestée que représentait Jünger à cause de son passé.

  • 9.

    Vladimir Nabokov, Autres rivages. Autobiographie, traduit par Yvonne Davet et Mirèse Akar, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998 et le Don, traduit par Raymond Girard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.

  • 10.

    Ernst Jünger, Chasses subtiles, traduit par Henri Plard, Paris, Christian Bourgeois, 1986.

  • 11.

    E. Jünger, « Savant et amateur » dans Graffiti/Frontalières, traduit par Henri Plard, Paris, Christian Bourgeois, 1977, p. 280.

  • 12.

    V. Nabokov, Autres rivages, op. cit., p. 159.

  • 13.

    V. Nabokov, Littératures, traduit par Hélène Pasquier, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, p. 40.