Banlieues : le vote de la « dernière confiance »
Après plusieurs années passées à travailler dans une organisation en charge de la lutte contre la pauvreté dans les pays en voie de développement, j’ai décidé de délaisser l’approche macroéconomique pour devenir directeur de campagne d’un mouvement citoyen créé dans le cadre des élections municipales à Sevran, dans le nord du 93, une ville de 50 000 habitants parmi les plus pauvres d’un département lui-même pauvre. L’idée de départ visait à se tenir à l’écart de partis qui n’ont pas encore trouvé de réponse à leur déclin et de réinventer la vie politique à partir de la base1. C’est ainsi que je me suis immergé dans la banlieue de longs mois, arpentant et apprenant à connaître des villes loin de m’être familières : Sevran, bien sûr, mais aussi Le Blanc-Mesnil, Aulnay, Bobigny, Villepinte, Montreuil, Livry-Gargan, Pavillon-sous-Bois, Le Raincy, ou encore Saint-Denis.
Le 93 est un département s’apparentant tantôt à un cauchemar architectural, empire de béton fait d’autoroutes entrecroisées, de centres commerciaux et de barres d’immeubles tristes, tantôt à un coin de paradis, tel le parc de la Poudrière ou les rives du canal de l’Ourcq. C’est aussi cet univers dans lequel les forces de la mondialisation mettent implacablement le banlieusard qui a quitté l’école trop tôt en compétition avec l’ouvrier chinois, quand la technologie ne remplace pas le travailleur.
Une démocratie locale défaillante
Sevran en est l’exemple type, qui a perdu les usines Kodak et Westinghouse, naguère ses sources d’emplois locaux. Les rideaux de fer ont été tirés dans les années 1990 et le chômage a fini par atteindre 18 % – mais 40 % des moins de trente ans de la deuxième ville la plus jeune de France. La voisine Aulnay est la dernière victime en date, avec la fermeture en 2013 d’une usine de Psa, qui se félicitait par ailleurs en 2014 de la construction de sa quatrième usine en Chine, prévue pour 2016.
Le capitalisme parisien, qui génère une bonne part du Pib français, semble s’accommoder de cette armée de réserve proche de ses avenues à balayer, de ses chantiers, de ses cuisines de restaurants et de ses bureaux, et corvéable à merci. Avec une population jeune, le 93 pourrait être un réservoir d’innovation et de success stories entrepreneuriales. Mais l’absence de cadres (policiers, professeurs, fonctionnaires, magistrats, etc.) compétents ou motivés – faute de bons salaires dans un environnement difficile – et le désengagement de l’État n’aident en rien ce territoire, aggravant au contraire sa situation. L’économie locale repose surtout sur des services non délocalisables (épiceries, sandwicheries kebabs, boucheries, coiffeurs, bars à chicha, etc.) ou sur l’informel, à l’instar du trafic de drogue.
Mais plus que tout, ce sont à mes yeux les défaillances de la démocratie locale qui sont source de malheur pour trop d’habitants de la banlieue. À quelques exceptions près, les politiques locaux (les élus ou ceux gravitant dans leur entourage), dépassés par la complexité du phénomène de mondialisation et de ses conséquences et assistés par quelques fonctionnaires complaisants, plutôt que de s’employer à renverser cette situation, préfèrent en général en tirer profit en la gérant, entre clientélisme (attribution d’emplois publics, de licences d’exploitation, de places en crèche, de subventions aux associations, ou d’aides financières au permis de conduire) et corruption (appels d’offre opaques, enrichissement personnel ou achat de la paix sociale), pour en vivre et se maintenir à leurs postes. Les locaux leur attribuent le sobriquet péjoratif de « bifteckard » – celui qui veut garder son « bifteck » et emploie les pires stratagèmes pour y parvenir.
Ce que j’ai recueilli au cours de cette expérience m’a plus que surpris. Loin des débats de fond, inexistants, les scrutins locaux provoquent des alliances et des rivalités n’ayant souvent que peu à voir avec les convictions idéologiques mais bien plutôt avec des histoires personnelles, vieilles parfois d’une ou deux décennies. On gagne, on perd, on veut se venger, on revient pour battre le camp d’en face.
Le personnel communal est cajolé, incité à prendre parti, parfois même persécuté s’il s’oppose au pouvoir en place. Ainsi ai-je vu des employés municipaux mis au placard pour avoir soutenu, sans succès, des politiciens rivaux.
En 2014, certains ont même vu tel parti d’extrême gauche coller les affiches d’un candidat d’extrême droite manquant de bras : il s’agissait pour les communistes d’affaiblir les candidats de droite en maintenant l’extrême droite dans le jeu et de favoriser ainsi les candidats de gauche. Plus tard, on aura vu tel député communiste s’associer à une élue Ump dans le cadre de l’intercommunalité pour faire barrage à un élu vert, en vertu d’une querelle personnelle.
Les habitants ne sont pas dupes mais bien dépités – d’autant que, dans certains cas, jusqu’à la moitié des candidats en lice n’habitent pas sur place – mais ils ne savent pas s’organiser pour faire pression sur les politiques. Si le communisme municipal a pu naguère structurer les ouvriers, il est, depuis la désindustrialisation du département, violemment déconsidéré parmi de nombreux habitants des quartiers, surtout parmi les 20-40 ans, convaincus qu’il a tué toute forme d’émancipation individuelle et instrumentalisé le vote des enfants d’immigrés. « Pas plus raciste qu’un coco » est cette formule crue que j’ai souvent entendue dans ces quartiers, où les représentants de l’extrême gauche, souvent des retraités des usines, ne mettent plus guère les pieds. En 2014, qui plus est, la théorie du genre, les rythmes scolaires et le mariage pour tous ont soudé la droite et les électeurs musulmans les plus conservateurs, contribuant à un raz-de-marée de l’Ump dans le 93.
Pour sa part, héritant des méthodes d’organisation du communisme municipal auxquelles il a parfois ajouté des éléments importés des États-Unis, le mouvement tabligh incarne aujourd’hui une version conservatrice rigide mais « soft » d’un islam engagé qui veut le pouvoir local pour pousser les questions liées au halal dans les cantines, à l’islamophobie ou au port du voile dans l’espace public, faisant fi de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. À cette version politisée mais marginale s’oppose celle, plus radicale, des salafistes, à l’instar de ces prêcheurs affirmant que le vote est haram – interdit par la religion – et venus, ici ou là en 2014, dissuader des citoyens de voter en distribuant des tracts au sortir des meetings des candidats d’origine maghrébine. Minoritaires, ils se heurtent aux musulmans laïques, qui ne veulent pas entendre parler de l’intégrisme de ceux qu’ils s’amusent parfois à surnommer les Taliban, souffrant d’être stigmatisés à cause de cette frange qui s’active aux marges de leur communauté.
Et dans un pays qui refuse la statistique ethnique, c’est là un grand tabou : il y a bien des politiques communautaristes dans le 93, mises en œuvre d’abord par les élus eux-mêmes, et différant d’une ville à l’autre. Là, des Tamouls, venus de tout le département pour s’inscrire temporairement sur les listes électorales, se voient donner des consignes de vote dans leur langue. Ici, un Français d’origine comorienne et attiré par les idées du mouvement citoyen explique qu’il ne pourra pas le soutenir en public car le chef de la communauté, qui a d’autres idées, menace d’appeler la famille restée au pays. Ailleurs, il peut s’agir des Roms, des Haïtiens ou des harkis. Les alliances se font et se défont en fonction de l’origine d’untel. Quant au Front national, tel candidat n’était, à dessein, pas vraiment subtil : aux Blancs âgés qui voulaient bien lui tendre l’oreille, il confiait discrètement être « le dernier rempart contre l’islamisation de la ville ».
Mais il existe des méthodes plus simples et pas si coûteuses : l’achat de voix en est une. L’exemple le plus burlesque, tel que me le narrait le membre d’une équipe qui avait eu à en pâtir, reste à mes yeux celui d’un candidat qui avait, lors d’un scrutin précédent, réussi à monter de toute pièce une liste sans étiquette à même de drainer les voix de son adversaire en offrant des kebabs contre l’assentiment des candidats et des copies de leur pièce d’identité ! D’autres ont été accusés d’offrir des dizaines d’euros pour obtenir des voix.
Plus classique, il y a la distribution de places en crèche, les demandes de Hlm satisfaites ou les petits jobs en mairie, dans les festivals ou les associations, offerts ou refusés en fonction d’une allégeance. Dès lors que les municipalités sont vues comme des distributeurs d’emplois dans des environnements au chômage élevé, tout peut devenir objet de transaction. Dans une ville comme Sevran, la municipalité est le premier employeur, avec près de 1 800 personnes à son service, contre 400 pour Carrefour, le deuxième de la ville.
Enfin, si cela n’y suffisait pas, il y a la violence, sous toutes ses formes : les menaces et intimidations, les appartements visités après les annonces de candidature, les locaux vandalisés, les voitures abîmées, les pneus crevés, les dons aux campagnes volés dans les boîtes postales, les affiches déchirées, voire les agressions physiques.
Des citoyens délaissés
On le comprend : faire de la politique dans cet environnement demande des convictions, un sens de l’organisation et une intégrité à toute épreuve. Pour ceux qui ont un emploi ailleurs que dans le monde politique ou la fonction publique, c’est cesser de travailler, faire du mi-temps ou faire campagne les soirs et les week-ends quand d’autres peuvent occuper le terrain en permanence. C’est aussi opposer des idées aux pratiques clientélistes : aussi belles soient-elles, elles n’ont guère de poids face à l’attribution d’une subvention ou d’une place en crèche, dont les habitants ont tant besoin.
Ainsi, lors d’une réunion de leaders de banlieue à l’été 2013, on comptera dans la salle une vingtaine d’individus motivés pour se présenter aux municipales. Ceux qui auront pu ou voulu aller jusqu’au bout se compteront sur les doigts d’une main. Des élus ? Un seul.
Et le jeu en vaut-il la chandelle ? À titre d’exemple, un poste d’adjoint aux finances pour une ville de 50 000 à 99 000 habitants est payé environ 1 700 euros. Le développement économique dans un tel environnement suppose certainement un temps plein et des qualifications qui, dans le secteur privé, sont rétribuées bien davantage. Dès lors, comment attirer les talents ?
On s’en doute : ce spectacle nourrit en retour un cynisme et un désespoir tels parmi les électeurs qu’ils s’abstiennent de voter ou sont tentés par le repli sur soi (religion, trafics ou vote FN), ce qui renforce davantage encore les politiques clientélistes : il y a de moins en moins de clients politiques à satisfaire, mais il faut bien les satisfaire pour s’assurer leur allégeance sur le long terme.
Cela est d’autant plus problématique qu’il n’est pas aisé de trouver des électeurs issus de quartiers modestes informés sur le vote et ses modalités. Quand j’allais distribuer des tracts devant l’école Émile-Zola, dans le quartier populaire des Beaudottes, à Sevran, les parents me demandaient comment s’inscrire, où voter, à quelle date, s’il était possible pour un conjoint de voter, parfois même quel était le rôle du maire. Devant l’école Victor-Hugo, au cœur de la zone pavillonnaire, des parents bien informés et déjà inscrits sur les listes demandaient au contraire le contenu du programme, pouvaient observer dès janvier qu’ils n’avaient pas trouvé certaines positions du mouvement sur le site, ou débattaient de détails précis.
C’est le reflet d’une triste réalité électorale, observée dans d’autres pays : les plus défavorisés votent peu alors qu’il est dans leur intérêt d’être entendus de la puissance publique pour qu’elle remédie aux fractures, quand les plus riches vont aux urnes en nombre alors qu’ils ont déjà une vie confortable. L’éducation démocratique semble être un luxe pour les plus modestes.
Sevran ne fait pas exception. Les campagnes y délaissent les quartiers populaires parce qu’ils se mobilisent peu – trois ou quatre électeurs sur dix en moyenne lors des scrutins locaux – pour leur préférer les pavillons – six à sept électeurs sur dix. La ville compte 50 000 habitants : sur un peu plus de 20 000 électeurs, un peu moins de la moitié d’entre eux se déplacent pour voter aux scrutins locaux, et le maire a été réélu en 2008 et 2014 avec la moitié des suffrages exprimés. En gros, un Sevranais sur dix a concouru à sa réélection.
Si les quartiers populaires sont plus peuplés et devraient être une priorité dans l’agenda des maires, ils le sont souvent par des jeunes qui ne sont pas en âge de voter, donc appartenant à la cohorte des oubliés électoraux. Et l’abstention, cette grève de la faim démocratique qui vise aujourd’hui à refuser de choisir entre deux poisons politiques, semble d’autant plus forte dans la banlieue que la population y est plus jeune : les primo-votants sont plus prompts à ne pas se rendre aux urnes. Sans demande électorale, il n’y a, dans ce cas, pas d’offre.
Aucune solution n’est donc proposée pour remédier aux maux des quartiers populaires, aucune politique solide de lutte contre la pauvreté (ou pour armer les citoyens des banlieues contre la mondialisation) n’est mise en place. Le financement d’associations fait office de palliatif : les habitants sont incités à combler les carences de l’action publique par la création et l’animation d’associations.
Le besoin de transparence
Pire, l’institution (le maire, le proviseur, le juge, le policier, le préfet) est une autorité qui fait peur. Quand on a des problèmes, on cherche davantage à faire profil bas qu’à attirer l’attention sur soi. Ainsi, bien des histoires sont réglées selon des codes locaux, avec le sous-entendu qu’il est une seule chose que l’on ne fait jamais : aller à la police – une police débordée et faisant face avec trop peu de moyens à des affaires difficiles. Enfin, les plus vulnérables n’ont aucun réseau et souvent trop peu de ressources pour comprendre les problèmes, donc encore moins pour y apporter une réponse.
Et c’est là la perversité du système : personne ne s’exprime publiquement. Pris au piège – les habitants restent vulnérables parce que privés des moyens qu’un citoyen peut avoir pour se défendre ou se faire entendre –, tout concourt autour d’eux à ce qu’ils soient maintenus dans la pauvreté faute d’arriver à en briser le carcan politique. Et au lieu d’œuvrer à créer des opportunités, trop de « bifteckards » emploient leurs talents et mobilisent leur entregent pour en détruire.
Alors que jeter un peu de lumière sur ces pratiques serait l’un des remèdes les plus efficaces, les journalistes brillent par leur absence, n’écrivent que sur des sujets particulièrement frappants – ce dont, il est vrai, l’actualité du 93 regorge. Les correspondants locaux se déplacent peu, veulent qu’on leur apporte toute l’information sur un plateau, comme j’ai pu là encore, à regret, le constater. Manquant à l’appel démocratique, le quatrième pouvoir ne peut brider les excès des élus, l’opacité supplante cette transparence dont la vie politique a besoin pour fonctionner correctement, et le sentiment d’impunité demeure.
Le scrutin de 2014 était pourtant, comme me le confiait une dame, dans un français maladroit, « la dernière confiance » face à cette démocratie bafouée au quotidien. Or la nature a horreur du vide : si l’État ne le remplit pas, d’autres s’en occuperont. Souffrant plus qu’ailleurs de la crise, devenue une pétaudière faite de corruption, de clientélisme, d’intégrisme, de trafics, de violence et d’indigence, la banlieue, entre nihilisme et révolte, ne demande qu’une étincelle pour exploser.
- 1.
Voir Niels Planel, « Le xxie siècle marque-t-il l’entrée du citoyen sur la scène politique ? », Sens public, janvier 2014. Suite au non-respect de cette ligne, je décidai de démissionner de la campagne peu avant la fin du scrutin.