
En finir avec l'insécurité économique de la jeunesse
L’exclusion économique des moins de trente ans s’est accentuée ces quarante dernières années, au risque d'aggraver les déséquilibres démocratiques contemporains. Pour remettre la jeunesse au coeur des politiques publiques, il faut notamment repenser une politique du logement.
La jeunesse française doit aujourd’hui faire face à un risque accru d’exclusion économique, à la réémergence d’une société dans laquelle l’héritage accentue les inégalités de destins, à un système éducatif à la peine pour corriger les nouvelles fractures, et à une représentation politique dépréciée par une faible participation électorale. À cet égard, la pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur et un accélérateur : elle a mis à nu ces inégalités qui structurent notre société tout en les décuplant, les plus aisés ayant accumulé une épargne particulièrement abondante quand les plus précaires ont trouvé le chemin des soupes populaires.
C’est particulièrement vrai pour les jeunes générations, qui connaissent une insécurité économique et sociale supérieure à celle des générations précédentes. Avant même la crise liée à la pandémie, la moitié des pauvres avait moins de 30 ans1. Alors que le chômage de l’ensemble de la population oscille autour de 9% depuis les années 1990 (8% en 2020), le chômage des 15-24 ans, déjà élevé en 1990 (15%), a atteint 20% en 20202. Le taux d’emploi précaire des 15-24 ans qui travaillent a bondi de moins d’une personne sur cinq (17, 3 %) à plus de la moitié d’entre eux (52, 7 %) entre 1982 et 20193. Cette précarisation se retrouve également dans les niveaux de salaire : en vingt ans, le salaire médian des diplômés bac+5 a reculé de 200 euros. En sus, les 10 % les plus pauvres des jeunes âgés de 18 à 24 ans qui vivent dans un logement autonome ont des ressources inférieures à 365 euros par mois, et la moitié des jeunes de cet âge qui vivent seuls ont moins de 939 euros par mois4. Enfin, 963 000 jeunes de 16 à 25 ans ne sont ni en études, ni en emploi, ni en formation et s’exposent à un risque accru de précarité5.
Cette insécurité économique conduit à l’insécurité sociale des jeunes les plus fragiles. Il est plus difficile pour eux de se projeter dans l’avenir, d’acquérir une autonomie, d’échapper – pour certains – à la marginalisation, voire de construire une vie familiale6. S’y ajoute désormais une anxiété profonde liée aux perspectives funestes du changement climatique, qui pèse également sur l’avenir. Il ne saurait y avoir de mesure-phare qui, à elle seule, règle l’ensemble de ces défis d’un coup de baguette magique. Dans la perspective d’un nouveau mandat présidentiel, un programme d’actions systémique et s’attaquant aux diverses dimensions de ces problèmes structurels est un impératif. Il devra s’appuyer sur des institutions qui sauront se réinventer pour gommer la défiance grandissante des jeunes générations à leur endroit, afin d’être beaucoup plus efficaces qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Des différences importantes entre classes d’âge
En France particulièrement, les inégalités économiques restent très importantes entre différentes classes d’âge : les plus de 60 ans détiennent plus de la moitié (60%) du patrimoine financier et non financier (200 000 euros en moyenne), alors que les moins de 30 ans ne possèdent que 14 100 euros en moyenne7. Les baby-boomers et les générations suivantes, jusqu’au milieu des années 90, ont bénéficié d’une hausse continue de leur niveau de vie ainsi que de leur patrimoine, grâce à la croissance économique et à l’appréciation générale des actifs immobiliers et mobiliers leur ayant permis de se constituer un capital important. Cette hausse sans précédent du patrimoine net a accentué les inégalités socio-économiques, notamment entre les séniors et les générations suivantes.
L’épargne et la progression salariale avec l’âge n’expliquent qu’en partie la différence de revenus entre les classes d’âge : cette inégalité entre les jeunes et les séniors est beaucoup plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quarante ans. En effet, le revenu moyen par unité de consommation des jeunes âgés de 20-29 ans ne s’est apprécié que de 3% entre 1970 et 2013, quand le revenu moyen des 60-80 ans a crû de 150%8. De plus, les dépenses contraintes des jeunes sont aujourd’hui très supérieures à ce qu’elles étaient dans les années 1970, notamment sur le plan du logement [voir encadré]. À l’avenir, les nouvelles générations (nées en 1990 ou en 2000) bénéficieront d’un taux de remplacement d’environ 10% inférieur à la génération née en 1960 pour leur retraite9.
Des inégalités de destin
Les inégalités intergénérationnelles se doublent également de fortes inégalités intra-générationnelles, qui sont accentuées par le niveau du diplôme. Or, en France, peut-être plus qu’ailleurs, la réussite scolaire est surdéterminée par le milieu social d’origine. Selon la dernière enquête PISA, « la France est l’un des pays de l’OCDE où le lien entre le statut socio-économique et la performance dans PISA est le plus fort avec une différence de 107 points entre les élèves issus d’un milieu favorisé et ceux issus d’un milieu défavorisé. Cette différence est nettement supérieure à celle observée en moyenne dans les pays de l’OCDE (89 points) ». Des écarts plus importants ne sont observés qu’en Israël et au Luxembourg.
L’orientation scolaire opère un véritable triage social. La part des enfants d’ouvriers se réduit ainsi drastiquement au fil de la scolarité, tandis que celle des enfants de cadres s’accroît10. Les classes préparatoires recrutent essentiellement dans les couches favorisées (7 % d’enfants d’ouvriers, 11 % d’enfants d’employés et près de 52 % d’enfants de cadres supérieurs composent les effectifs de ces classes11) et, en 2017, seulement 2, 7 % des étudiants des grandes écoles avaient des parents issus des classes populaires12, alors que c’était le cas d’un étudiant sur trois inscrits à l’université.
À ce tri sélectif s’ajoute la tendance du système français, dans lequel il est difficile de s’orienter, à décourager les meilleurs élèves issus des milieux défavorisés. Parmi les élèves français ayant de bons résultats dans PISA, un sur cinq ne prévoit pas de faire des études supérieures quand il vient d’un milieu modeste alors que cette proportion est très faible quand il vient d’un milieu favorisé.
Les conséquences de ce tri social sur le destin des enfants des classes populaires sont dès lors considérables : un enfant de cadre a 4, 5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés. Réciproquement, l’origine sociale est le principal facteur pour expliquer l’appartenance à un ménage pauvre13. France Stratégie note ainsi que les effets d’autres facteurs (le sexe ou l’ascendance migratoire) sont « faibles, voire négligeables » par rapport à l’origine sociale, ajoutant que « l’inégalité des chances en France est d’abord une inégalité des chances éducatives ». Et l’homogamie sociale dans la formation des couples pèse aussi sur ces enjeux. Finalement, les jeunes moins diplômés, le plus souvent d’origine modeste, ont un risque quatre fois plus élevé de chômage que les diplômés à bac +2.
L’émergence d’une société à deux vitesses n’est plus une éventualité.
On le voit, inégalités intergénérationnelles et inégalités intra-générationnelles minent les jeunes générations. L’émergence d’une société à deux vitesses n’est donc plus une éventualité, mais une réalité à laquelle il faut remédier afin de redonner plus d’opportunités au plus grand nombre, au lieu de concentrer la réussite professionnelle et sociale au sein d’une minorité ayant hérité financièrement et culturellement de la réussite de leurs parents.
Si les politiques publiques en faveur de la jeunesse d’une part et la fiscalité relative aux droits de successions et de donations d’autre part ne s’attaquent pas frontalement à ce danger d’une société à deux vitesses, c’est son accentuation qui se produira : bien avant la crise liée à la Covid, France Stratégie craignait de voir une société d’héritiers émerger avec l’arrivée des baby-boomers aux âges de décès vers 2030, sur fond de croissance faible. De fait, la société sera constituée de ceux qui hériteront de beaucoup, et les autres.
Prendre sa part autrement
Agir est d’autant plus important qu’une crise politique s’est ouverte, la jeunesse exprimant une plus grande insatisfaction à l’égard du régime démocratique, ce qui se traduit par une forte abstention autant que par une préférence pour des candidats antisystèmes.
Ainsi, selon une large enquête menée par le Centre pour le futur de la démocratie, les jeunes générations d’aujourd’hui sont davantage insatisfaites avec la démocratie. Or, dans les démocraties développées, il semblerait que l’exclusion économique soit un facteur clé de cette insatisfaction. « Les démocraties contemporaines devraient prendre des initiatives actives pour accroître la participation des jeunes », confirme d’ailleurs le politologue Russel Dalton, qui note que ces derniers sont investis dans des activités non-électorales et donc loin d’un supposé état d’apathie14.
Abstention ou penchant pour des candidats antisystèmes semblent résulter de cette situation. C’est particulièrement vrai en France, où les primo-votants (18-24 ans) privilégient l’abstention et où les jeunes trentenaires (25-34 ans) semblaient attirés par le vote en faveur de Marine Le Pen à un an du scrutin présidentiel de 2022, scrutin auquel à peine plus d’un jeune électeur sur deux entendait participer15. Sur cent votants aux élections régionales et départementales de juin 2021, seuls treize avaient moins de 35 ans.
Ce « désintéressement » peut être interprété à la fois comme une conséquence de l’absence d’actions fortes vis-à-vis d’une jeunesse souffrant d’exclusion économique, mais aussi comme un effet du manque de représentation de la jeunesse dans les programmes des partis et dans les politiques publiques aujourd’hui. Ainsi, quatre jeunes sur dix au sein des pays de l’OCDE estiment que leurs vues ne sont pas prises en compte par les gouvernements dans la mise en place des politiques publiques16.
Redonner de l'autonomie à la jeunesse
Au cours du prochain quinquennat, diverses propositions peuvent structurer un programme qui mette la jeunesse au cœur de la société en lui rendant son autonomie. Elles pourront se financer au travers d’une nouvelle fiscalité progressive ambitieuse, d’une réforme des niches fiscales (notamment les aides à la pierre, et celles favorisant l’épargne, dont les effets bénéfiques ne sont pas démontrés), et d’un impôt sur la fortune et sur les successions proportionné aux défis susmentionnés. Des efforts dans le secteur de l’immobilier doivent également corriger une source importante de fractures dans la France de 2022 [voir encadré].
Innover afin de former et d’employer les jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation sera un impératif, tout autant que de connecter les jeunes chômeurs aux emplois existants, de réduire la précarité des contrats et d’améliorer la qualité des emplois en luttant notamment contre une culture du travail toxique. Offrir des formations solides ainsi que des stages rémunérés dignement et attribués de manière transparente sera également une clé essentielle pour permettre à davantage de jeunes d’avoir une carrière en accord avec leurs choix. Pour lutter contre l’indigence, un « RSA jeune » devra être mis en place, et la piste d’un « patrimoine universel17 » pourra être explorée.
Au-delà, le prochain mandat présidentiel aura également à cœur de réformer en profondeur le système scolaire, de lutter contre le décrochage scolaire, et de diversifier les voies d’accès aux grandes écoles afin de s’attaquer frontalement à ces inégalités de destin qui sont aggravées par l’origine sociale et se répercutent sur l’ensemble d’une vie. Des efforts durables pour une remobilisation des jeunes électeurs doivent être initiés par le gouvernement autant que par les partis politiques, notamment pour mieux informer mais également pour lutter contre la « mal- » ou la « non- » inscription. Enfin, face à l’urgence climatique et à la profonde anxiété qu’elle suscite chez une majorité de jeunes, il convient de mettre en place, dès 2022, une action robuste respectant les ambitions de l’accord de Paris.
Remettre la jeunesse au cœur des politiques publiques et de la société, c’est donc prendre en compte les grands défis du temps présent, qu’ils soient économiques, sociaux ou environnementaux, afin de donner les clés de leur destin à de jeunes générations qui seront en retour en capacité de construire un futur plus juste, plus démocratique et plus respectueux de l’environnement.
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Une politique du logement volontariste, axe majeur d’une réduction des inégalités intergénérationnelles
Le logement est un ressort majeur des fractures en France. Ainsi, le taux d’effort (part du revenu consacré au logement) a été multiplié par 1, 7 pour les moins de 30 ans sur la période 1975-2006, contre 1, 2 pour les plus de 65 ans. Les « boomers » propriétaires ont pu acquérir une rente grâce à l’accroissement du prix de leur logement pendant que le transfert de richesse des locataires vers les propriétaires, renforcé par l’évolution des prix, a conduit à déplacer une part de la richesse nationale des plus jeunes vers les plus âgés. En sus, l’action publique en la matière est plus défavorable à la jeunesse que par le passé : 16% des 20-25 ans vivaient en 2013 dans un logement social, contre 25% en 199518.
La France consacre pourtant aux politiques du logement deux fois plus de dépenses publiques que la moyenne des pays de l’Union européenne (38, 5 milliards d’euros en 2019). Mais une large part de ces dépenses est inefficace. Les allocations logements contribuent certes à réduire les inégalités mais elles n’offrent pas de solutions durables à leurs bénéficiaires et alimentent la hausse du prix des loyers : les propriétaires augmentent les loyers en concurrence de l’amélioration de la solvabilité des locataires. Des allocations uniquement ciblées sur des critères sociaux, sans considération relative au logement, rempliraient le même office de réduction des inégalités sans être reportées sur le prix des locations. D’autre part, les niches fiscales en faveur du logement, considérables (14 milliards d’euros), ne conduisent, selon la Cour des comptes et l’OCDE, qu’à des effets d’aubaines majeurs. Leur rôle objectif est en fait la constitution du patrimoine de la petite bourgeoisie, plutôt que l’accès au logement des plus modestes. Il est donc impératif de redéployer ces montants, notamment en faveur des plus jeunes. Enfin, ces politiques sont insuffisantes : le nombre de logements sociaux construits (inférieur à 100 000 par an) est en deçà d’objectifs gouvernementaux déjà faibles.
Pour faire face à ces défis, une planification efficace et solide, notamment via une hausse significative des objectifs de la loi SRU19dans les communes où la mixité sociale est insuffisante, et une application de celle-ci par les préfets en cas de défaillance du maire, apparaissent indispensables. En sus, les conséquences d’une politique monétaire laissant se creuser les inégalités dues au logement devraient être évaluées et pourraient être prises en compte dans les objectifs de la BCE, au-delà de la seule stabilisation de l’inflation.
Surtout, la construction de logements étudiants peut être massivement relancée pour permettre à ces derniers d’acquérir une véritable autonomie. L’État devrait en assurer – directement et indirectement – le financement et garantir une répartition équitable des efforts sur l’ensemble du territoire. Ensuite, le logement social doit retrouver sa vocation initiale en logeant en priorité les ménages les plus modestes – c’est-à-dire, bien souvent, les jeunes. À cette fin, le taux de rotation doit être maintenu à un juste niveau. Enfin, l’encadrement des loyers doit être renforcé (en interdisant notamment les « compléments de loyers ») et étendu aux grandes villes. L’utilisation d’un logement en location de courte durée (type AirBnb) doit être sévèrement régulée, en s’inspirant par exemple des règles new-yorkaises : il est interdit de louer un logement pour une courte durée si le propriétaire n’est pas présent.
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- 1. « La pauvreté selon l’âge », Observatoire des inégalités, 5 janvier 2021.
- 2. « Une photographie du marché du travail en 2020 », Insee, 18 mars 2021.
- 3. « L’évolution de la précarité de l’emploi selon l’âge », Observatoire des inégalités, 10 février 2021.
- 4. « Les très bas revenus des jeunes adultes », Observatoire des inégalités, 4 décembre 2020.
- 5. « Les jeunes ni en études, ni en emploi, ni en formation : quels profils et quels parcours ? », Dares, février 2020.
- 6. Màire Ní Bhrolcháin, Eva Beaujouan, « En France comme en Grande-Bretagne, l’allongement des études retarde les maternités », Populations et sociétés, 495, 2012.
- 7. « 10 % des ménages détiennent près de la moitié du patrimoine total », Insee, 19 décembre 2019.
- 8. « Revenus, patrimoine : une étude relance "la guerre des générations" », Le Point, 14 février 2017.
- 9. Rapport COR, novembre 2020.
- 10. « Du collège aux filières d’excellence, la disparition des enfants d’ouvriers », Centre d’observation de la société, 11 mars 2021.
- 11. « Des classes préparatoires et des grandes écoles toujours aussi fermées », Observatoire des inégalités, 9 avril 2021.
- 12. Philippe Aghion et Benedicte Berner, « Macron’s education revolution », Project Syndicate, 7 mars 2018.
- 13. « Nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie », France Stratégie, juillet 2018.
- 14. Voir The Participation Gap, Oxford University Press, 2018.
- 15. « Comment le Rassemblement national est devenu le premier parti de la génération des 25-34 ans », Le Monde, 5 avril 2021.
- 16. « Young people’s concerns during COVID-19: Results from risks that matter 2020 », OCDE, 6 juillet 2021.
- 17. Niels Planel, « Un patrimoine universel pour la jeunesse ? », Esprit, février 2021.
- 18. Voir Rosalinda Coppoleta, Florent Favre, « Trente ans d’évolution des dépenses de logement des locataires du parc social et du parc privé », Dossiers solidarité et santé, 55, juillet 2014.
- 19. L’article 55 de la loi SRU oblige certaines communes à disposer d’un nombre minimum de logements sociaux.